Découvrir, comprendre, créer, partager

Anthologie

Les Mémoires de Saint-Simon dans le texte

Ecrire et lire l’histoire de son temps
Tome I, Introduction

Saint-Simon, Mémoires, 1749

L'histoire a été dans tous les siècles une étude si recommandée, qu'on croirait perdre son temps d'en recueillir les suffrages, aussi importants par le poids de leurs auteurs que par leur nombre. Dans l'un et dans l'autre on ne prétend compter que les catholiques, et on sera encore assez fort ; il ne s'en trouvera même aucun de quelque autorité dans l'Église qui ait laissé par écrit aucun doute sur ce point. Outre les personnages que leur savoir et leur piété ont rendus célèbres, on compte plusieurs saints qui ont écrit des chroniques et des histoires non seulement saintes, mais entièrement profanes, et dont les ouvrages sont révérés de la postérité, à qui ils ont été fort utiles. On omet par respect les livres historiques de l'Écriture. Mais, si on n'ose mêler en ce genre le Créateur avec ses créatures, on ne peut aussi se dispenser de reconnaître que, dès que le Saint-Esprit n'a pas dédaigné d'être auteur d'histoires dont tout le tissu appartient en gros à ce monde, et serait appelé profane comme toutes les autres histoires du monde, si elles n'avaient pas le Saint-Esprit pour auteur, c'est un préjugé bien décisif qu'il est permis aux chrétiens d'en écrire et d'en lire. Si on objecte que les histoires de ce genre qui ont le Saint-Esprit pour auteur se reportent toutes à des objets plus relevés, et bien que réelles et véritables en effet, ne laissent pas d'être des figures de ce qu'il devait arriver, et cachent de grandes merveilles sous ces voiles, il ne laissera pas de demeurer véritable qu'il y en a de grands endroits qui ne sont simplement que des histoires, ce qui autorise toutes les autres que les hommes ont faites depuis, et continueront de faire ; mais encore, que dès qu'il a plu à l'Esprit saint de voiler et de figurer les plus grandes choses sous des événements en apparence naturels, historiques, et en effet arrivés, ce même Esprit n'a pas réprouvé l'histoire, puisqu'il lui a plu de s'en servir pour l'instruction de ses créatures et de son Église. Ces propositions, qui ne se peuvent impugner avec de la bonne foi, sont d'une transcendance en faveur de l'histoire à ne souffrir aucune réplique. Mais sans se départir d'un si divin appui, cherchons d'ailleurs ce que la vérité, la raison, la nécessité et l'usage approuvé dans tous les siècles, pourront fournir sur ce prétendu problème.
 
Que sait-on qu'on n'ait point appris ? Car il ne s'agit pas ici des prophètes et des dons surnaturels, mais de la voie commune que la Providence a marquée à tous les hommes. Le travail est une suite et la peine du péché de notre premier père ; on n'entretient le corps que par le travail du corps, la sueur et les œuvres des mains ; on n'éclaire l'esprit que par un autre genre de travail, qui est l'étude ; et comme il faut des maîtres, pour le moins des exemples sous les yeux, pour apprendre à faire les œuvres des mains dans chaque art ou métier, à plus forte raison en faut-il pour les sciences et les disciplines si diverses, propres à l'esprit, sur lesquelles l'inspection des yeux et des sens n'ont aucune prise.
 
Si ces leçons d'autrui sont nécessaires à l'esprit pour lui apprendre ce qui est de son ressort, il n'y a point de science où il s'en puisse moins passer que pour l'histoire. Encore que pour les autres disciplines il soit indispensable d'y avoir au moins quelque introducteur, il est pourtant arrivé à des esprits d'une ouverture extraordinaire d'atteindre eux-mêmes, sans autre secours que celui de ce commencement, à divers degrés, même quelques-uns aux plus relevés, des disciplines où ils n'avaient reçu qu'une assez légère introduction ; parce que avec l'application et la lumière de leur esprit, ils s'étaient guidés de degré en degré, pour atteindre plus haut, et, par de premières découvertes, se frayer la route à de nouvelles, à les constater, à les rectifier et à parvenir ainsi au sommet de la science par eux cultivée, après en avoir appris d'autrui les premières règles et les premières notions. C'est que les arts et les sciences ont un enchaînement de règles, des proportions, des gradations qui se suivent nécessairement, et qui ne sont, par conséquent, pas impossibles à trouver successivement par un esprit lumineux, solide et appliqué, qui en a reçu d'autrui les premiers éléments et comme la clef, quoique ce soit une chose extrêmement rare, et que pour presque la totalité il faille être conduit d'échelon en échelon par les diverses connaissances et les divers progrès de la main d'un habile maître, qui sait proportionner ses leçons à l'avancement qu'il remarque dans ceux qu'il instruit.

Saint-Simon, Mémoires, Paris, Hachette, 1856-1858

Mots-clés

  • 18e siècle
  • France
  • Littérature
  • Mémoires
  • Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmnswdgcvw6c

La princesse d’Harcourt
Tome IV, Chapitre III

Saint-Simon, Mémoires, 1749

Cette princesse d'Harcourt fut une sorte de personnage qu'il est bon de faire connaître, pour faire connaître plus particulièrement une cour qui ne laissait pas d'en recevoir de pareils. Elle avait été fort belle et galante ; quoiqu'elle ne fût pas vieille, les grâces et la beauté s'étaient tournées en gratte-cul. C'était alors une grande et grosse créature, fort allante, couleur de soupe au lait, avec de grosses et vilaines lippes, et des cheveux de filasse toujours sortants et traînants comme tout son habillement. Sale, malpropre, toujours intriguant, prétendant, entreprenant, toujours querellant et toujours basse comme l'herbe, ou sur l'arc-en-ciel, selon ceux à qui elle avait  ; c'était une furie blonde, et de plus une harpie; elle en avait l'effronterie, la méchanceté, la fourbe et la violence ; elle en avait l'avarice et l'avidité ; elle en avait encore la gourmandise et la promptitude à s'en soulager, et mettait au désespoir ceux chez qui elle allait dîner, parce qu'elle ne se faisait faute de ses commodités au sortir de table, qu'assez souvent elle n'avait pas loisir de gagner, et salissait le chemin d'une effroyable traînée, qui l'ont mainte fois fait donner au diable par les gens de Mme du Maine et de M. le Grand. Elle ne s'en embarrassait pas le moins du monde, troussait ses jupes et allait son chemin, puis revenait disant qu'elle s'était trouvée mal : on y était accoutumé.
Elle faisait des affaires à toutes mains, et courait autant pour cent francs que pour cent mille ; les contrôleurs généraux ne s'en défaisaient pas aisément ; et, tant qu'elle pouvait, trompait les gens d'affaires pour en tirer davantage. Sa hardiesse à voler au jeu était inconcevable, et cela ouvertement. On l'y surprenait, elle chantait pouille et empochait ; et comme il n'en était jamais autre chose, on la regardait comme une harengère avec qui on ne voulait pas se commettre, et cela en plein salon de Marly, au lansquenet, en présence de Mgr et de Mme la duchesse de Bourgogne. À d'autres jeux, comme l'hombre, etc., on l'évitait, mais cela ne se pouvait pas toujours; et comme elle y volait aussi tant qu'elle pouvait, elle ne manquait jamais de dire à la fin des parties qu'elle donnait ce qui pouvait n'avoir pas été de bon jeu et demandait aussi qu'on le lui donnât, et s'en assurait sans qu'on lui répondît. C'est qu'elle était grande dévote de profession et comptait de mettre ainsi sa conscience en sûreté, parce que, ajoutait-elle, dans le jeu il y a toujours quelque méprise. Elle allait à toutes les dévotions et communiait incessamment, fort ordinairement après avoir joué jusqu'à quatre heures du matin.

Saint-Simon, Mémoires, Paris, Hachette, 1879-1931

Mots-clés

  • 18e siècle
  • France
  • Littérature
  • Mémoires
  • Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon
  • Mémoires de Saint-Simon
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmszv133k3brc

La duchesse de Bourgogne
Tome VI, Chapitre X

Saint-Simon, Mémoires, 1749

Mme la duchesse de Bourgogne était grosse ; elle était fort incommodée. Le roi voulait aller à Fontainebleau contre sa coutume, dès le commencement de la belle saison, et l'avait déclaré. Il voulait ses voyages de Marly en attendant. Sa petite-fille l'amusait fort, il ne pouvait se passer d'elle, et tant de mouvements ne s'accommodaient pas avec son état. Mme de Maintenon en était inquiète, Fagon en glissait doucement son avis. Cela importunait le roi, accoutumé à ne se contraindre pour rien, et gâté pour avoir vu voyager ses maîtresses grosses, ou à peine relevées de couches, et toujours alors en grand habit. Les représentations sur les Marlys le chicanèrent sans les pouvoir rompre. Il différa seulement à deux reprises celui du lendemain de la Quasimodo, et n'y alla que le mercredi de la semaine suivante, malgré tout ce qu'on put dire et faire pour l'en empêcher, ou pour obtenir que la princesse demeurât à Versailles.
 
Le samedi suivant, le roi se promenant après sa messe, et s'amusant au bassin des carpes entre le château et la Perspective, nous vîmes venir à pied là duchesse du Lude toute seule, sans qu'il y eût aucune dame avec le roi, ce qui arrivait rarement le matin. Il comprit qu'elle avait quelque chose de pressé à lui dire, il fut au-devant d'elle, et quand il en fut à peu de distance, on s'arrêta, et on le laissa seul la joindre. Le tête-à-tête ne fut pas long. Elle s'en retourna, et le roi revint vers nous, et jusque près des carpes sans mot dire. Chacun vit bien de quoi il était question, et personne ne se pressait de parler. À la fin le roi, arrivant tout auprès du bassin, regarda ce qui était là de plus principal, et sans adresser la parole à personne, dit d'un air de dépit ces seules paroles : « La duchesse de Bourgogne est blessée. » Voilà M. de La Rochefoucauld à s'exclamer, M. de Bouillon, le duc de Tresmes et le maréchal de Boufflers à répéter à basse note, puis M. de La Rochefoucauld à se récrier plus fort que c'était le plus grand malheur du monde, et que s'étant déjà blessée d'autres fois, elle n'en aurait peut-être plus. « Eh ! quand cela serait, interrompit le roi tout d'un coup avec colère, qui jusque-là n'avait dit mot, qu'est-ce que cela me ferait ? Est-ce qu'elle n'a pas déjà un fils ? et quand il mourrait, est-ce que le duc de Berry n'est pas en âge de se marier et d'en avoir ? et que m'importe qui me succède des uns ou des autres ? Ne sont-ce pas également mes petits-fils ? » Et tout de suite avec impétuosité : « Dieu merci, elle est blessée, puisqu'elle avait à l'être, et je ne serai plus contrarié dans mes voyages et dans tout ce que j'ai envie, de faire par les représentations des médecins et les raisonnements des matrones. J'irai et viendrai à ma fantaisie et on me laissera en repos. » Un silence à entendre une fourmi marcher succéda à cette espèce de sortie. On baissait les yeux, à peine osait-on respirer. Chacun demeura stupéfait. Jusqu'aux gens de bâtiments et aux jardiniers demeurèrent immobiles. Ce silence dura plus d'un quart d'heure.
 
Le roi le rompit, appuyé sur la balustrade, pour parler d'une carpe. Personne ne répondit. Il adressa après la parole sur ces carpes à des gens des bâtiments qui ne soutinrent pas la conversation à l'ordinaire ; il ne fut question que de carpes avec eux. Tout fut languissant, et le roi s'en alla quelque temps après. Dès que nous osâmes nous regarder hors de sa vue, nos yeux se rencontrant se dirent tout. Tout ce qui se trouva là de gens furent pour ce moment les confidents les uns des autres. On admira, on s'étonna, on s'affligea, on haussa les épaules. Quelque éloignée que soit maintenant cette scène, elle m'est toujours également présente. M. de La Rochefoucauld était en furie, et pour cette fois n'avait pas tort. Le premier écuyer en pâmait d'effroi ; j'examinais, moi, tous les personnages, des yeux et des oreilles, et je me sus gré d'avoir jugé depuis longtemps que le roi n'aimait et ne comptait que lui, et était à soi-même sa fin dernière.

Saint-Simon, Mémoires, Paris, Hachette, 1856-1858

Mots-clés

  • 18e siècle
  • France
  • Littérature
  • Mémoires
  • Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon
  • Mémoires de Saint-Simon
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmmxfr734z6p6

L’officier Gassion. L'assemblée du clergé
Tome IX, Chapitre XIII

Saint-Simon, Mémoires, 1749

Saint-Frémont mena un gros détachement de l'armée de Flandre en Allemagne. Les ennemis y en firent un plus gros, et sur le bruit que le prince Eugène l'y devait mener lui-même, on en fit un autre pour le devancer. On sut, en même temps, que le roi d'Espagne donnait en toute souveraineté à l'électeur de Bavière tout ce qui lui restait aux Pays-Bas. De places, il n'y avait que Luxembourg, Namur, Charleroy et Nieuport ; il y avait longtemps que cela lui était promis. Il arriva en même temps à une petite maison des Moreau, riches marchands de drap au village de Villiers, près Paris, d'où il vint à Marly descendre à l'appartement de feu Monseigneur ; Torcy l'y fut trouver et y conféra longtemps avec lui. Il le mena ensuite dans le cabinet du roi, où il demeura jusqu'à cinq heures, et en sortit avec l'air très-satisfait. On fut de là courre le cerf. L'électeur joua au lansquenet dans le salon avec Mme la Dauphine après la chasse, et à dix heures fut souper chez d'Antin. Il retourna coucher à Villiers, et partit trois ou quatre jours après pour Namur.
 
Il envoya le comte d'Albert faire ses remercîments en Espagne, et y prendre soin de ses affaires. En même temps le comte de La Marck alla servir de maréchal de camp, et de ministre sans caractère public, auprès de l'électeur de Bavière. Fort peu après, Gassion défit douze bataillons et dix escadrons des ennemis auprès de Douai, sur lesquels il tomba à deux heures après minuit. Il avait fort bien dérobé sa marche, et ils ne l'attendaient pas. Il leur tua quatorze ou quinze cents hommes et ramena douze ou treize chevaux. Ce Gassion était petit-neveu du maréchal de Gassion, et il avait quitté les gardes du corps, à la tête desquels il était arrivé, pour servir en liberté et en plein de lieutenant général, et arriver au bâton de maréchal de France. C'était un excellent officier général et un très-galant homme.
 
L'assemblée extraordinaire du clergé, qui finissait, vint haranguer le roi à Marly. Le cardinal de Noailles, qui en était seul président, était à la tête. Nesmond, archevêque d'Alby, porta la parole, dont je ne perdis pas un mot. Son discours, outre l'écueil inévitable de l'encens répété et prodigué, roula sur la condoléance de la mort de Monseigneur, et sur la matière qui avait occupé l'assemblée. Sur le premier point, il dit avec assez d'éloquence ce dont il était susceptible, sans rien outrer. Sur l'autre il surprit, il étonna, il enleva ; on ne peut rendre avec quelle finesse il toucha la violence effective avec laquelle était extorqué leur don prétendu gratuit, ni avec combien d'adresse il sut mêler les louanges du roi avec la rigueur déployée à plein des impôts. Venant après au clergé plus expressément, il osa parcourir, tous les tristes effets d'une si grande continuité d'exactions sur la partie sacrée du troupeau de Jésus-Christ qui sert de pasteur à l'autre, et ne feignit point de dire qu'il se croirait coupable de la prévarication la plus criminelle, si, au lieu d'imiter la force des évêques qui parlaient à de mauvais princes et à des empereurs païens, lui, qui se trouvait aux pieds du meilleur et du plus pieux de tous les rois, il lui dissimulait que le pain de la parole manquait au peuple, et même le pain de vie, le pain des anges, faute de moyens de former des pasteurs, dont le nombre était tellement diminué, que tous les diocèses en manquaient sans savoir où en faire. Ce trait hardi fut paraphrasé avec force, et avec une adresse admirable de louanges pour le faire passer. Le roi remercia d'une manière obligeante pour celui qui avait si bien parlé. Il ne dédaigna pas de mêler dans sa réponse des espèces d'excuses et d'honnêtetés pour le clergé. Il finit, en montrant le Dauphin, qui était près de lui, aux prélats, par dire qu'il espérait que ce prince, par sa justice et ses talents, ferait tout mieux que lui, mêlant quelque chose de touchant sur son âge et sa mort peu éloignée. Il ajouta que ce prince réparerait envers le clergé des choses que le malheur des temps l'avait obligé d'exiger de son affection et de sa bonne volonté, il en tira pour cette fois huit millions d'extraordinaire. Toute l'assistance fut attendrie de la réponse, et ne put se taire sur les louanges de la liberté si nouvelle de la harangue et l'adresse de l'encens dont il sut l'envelopper. Le roi n'en parut point choqué, et la loua en gros et en peu de mots, mais obligeants, à l'archevêque, et le Dauphin parut touché et peiné de ce que le roi dit de lui. Le roi fit donner un grand dîner à tous les prélats et députés du second ordre, et de petits chariots ensuite pour aller voir les jardins et les eaux.

Saint-Simon, Mémoires, Paris, Hachette, 1856-1858

Mots-clés

  • 18e siècle
  • France
  • Littérature
  • Mémoires
  • Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon
  • Mémoires de Saint-Simon
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmjv0zd8gp18s

Anecdote sur le major Brissac
Tome X, Chapitre XIII

Saint-Simon, Mémoires, 1749

Un trait de ce major des gardes donnera un petit crayon de la cour. Il y avait une prière publique tous les soirs dans la chapelle à Versailles, à la fin de la journée, qui était suivie d'un salut avec la bénédiction du saint sacrement tous les dimanches et les jeudis. L'hiver, le salut était à six heures ; l'été, à cinq, pour pouvoir s'aller promener après. Le Roi n'y manquait point les dimanches et très rarement les jeudis en hiver. A la fin de la prière, un garçon bleu, en attente dans la tribune, courait avertir le Roi, qui arrivait toujours un moment avant le salut ; mais, qu'il dût venir ou non, jamais le salut ne l'attendait. Les officiers des gardes du corps postaient les gardes d'avance dans la tribune, d'où le Roi l'entendait toujours. Les dames étaient soigneuses d'y garnir les travées des tribunes et, l'hiver de s'y faire remarquer par de petites bougies qu'elles avaient pour lire dans leurs livres, et qui donnaient à plein sur leur visage. La régularité était un mérite, et chacune, vieille, et souvent jeune, tâchait de se l'acquérir auprès du Roi et de Mme de Maintenon. Brissac, fatigué d'y voir des femmes qui n'avaient pas le bruit de se soucier beaucoup d'entendre le salut, donna le mot un jour aux officiers qui postaient ; et, pendant la prière, il arrive dans la travée du Roi, frappe dessus de son bâton, et se met à crier d'un ton d'autorité : "Gardes du Roi, retirez-vous ; le Roi ne vient point au salut". A cet ordre tout obéit ; les gardes s'en vont, et Brissac se colle derrière un pilier. Grand murmure dans les travées, qui étaient pleines et, un moment après, chaque femme souffle sa bougie et s'en va, tant et si bien qu'il n'y demeura en tout que Mme de Dangeau et deux autres assez du commun.
C'était dans l'ancienne chapelle. Les officiers, qui étaient avertis, avaient arrêté les gardes dans l'escalier de Blouin et dans les paliers, où ils étaient bien cachés et, quand Brissac eut donné tout loisir aux dames de s'éloigner, et de ne pouvoir entendre le retour des gardes, il les fit reposter. Tout cela fut ménagé si juste, que le Roi arriva un moment après, et que le salut commença. Le Roi, qui faisait toujours des yeux le tour des tribunes, et qui les trouvait toujours pleines et pressées, fut dans la plus grande surprise du monde de n'y trouver en tout et pour tout que Mme de Dangeau et ces deux autres femmes. II en parla dès en sortant de sa travée avec un grand étonnement. Brissac, qui marchait toujours près de lui, se mit à rire, et lui conta le tour qu'il avait fait à ces bonnes dévotes de cour dont il s'était lassé de voir le Roi la dupe. Le Roi en rit beaucoup, et encore plus le courtisan. On sut à peu près qui étaient celles qui avaient soufflé leurs bougies et pris leur parti sur ce que le Roi ne viendrait point et il y en eut des furieuses, qui voulaient dévisager [défigurer] Brissac, qui ne le méritait pas mal par tous les propos qu'il tint sur elles.

Saint-Simon, Mémoires, Paris, Hachette, 1856-1858 

Mots-clés

  • 18e siècle
  • France
  • Littérature
  • Mémoires
  • Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon
  • Mémoires de Saint-Simon
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmrmksw7m5hh

Noailles le diabolique
Tome XII, Chapitre VII

Saint-Simon, Mémoires, 1749

Le serpent qui tenta Ève, qui renversa Adam par elle, et qui perdit le genre humain, est l'original dont le duc de Noailles est la copie la plus exacte, la plus fidèle, la plus parfaite, autant qu'un homme peut approcher des qualités d'un esprit de ce premier ordre, et du chef de tous les anges précipités du ciel. La plus vaste et la plus insatiable ambition, l'orgueil le plus suprême, l'opinion de soi la plus confiante, et le mépris de tout ce qui n'est point soi, le plus complet ; la soif des richesses, la parade de tout savoir, la passion d'entrer dans tout, surtout de tout gouverner ; l'envie la plus générale, en même temps la plus attachée aux objets particuliers, et la plus brûlante, la plus poignante ; la rapine hardie jusqu'à effrayer, de faire sien tout le bon, l'utile, l'illustrant d'autrui ; la jalousie générale, particulière et s'étendant à tout ; la passion de dominer tout la plus ardente, une vie ténébreuse, enfermée, ennemie de la lumière, tout occupée de projets et de recherches de moyens d'arriver à ses fins, tous bons pour exécrables, pour horribles qu'ils puissent être, pourvu qu'ils le fassent arriver à ce qu'il se propose ; une profondeur sans fond, c'est le dedans de M. de Noailles. Le dehors, comme il vit et qu'il figure encore, on sait comme il est fait pour le corps : des pieds, des mains, une corpulence de paysan et la pesanteur de sa marche, promettaient la taille où il est parvenu. Le visage tout dissemblable : toute sa physionomie est esprit, affluence de pensées, finesse et fausseté, et n'est pas sans grâces. Une éloquence naturelle, une élocution facile, une expression telle qu'il la veut ; un homme toujours maître de soi, qui sait parler toute une journée et avec agrément sans jamais rien dire, qui en conversation est tout à celui à qui il veut plaire, et qui pense et sent si naturellement comme lui, que c'est merveille qu'une fortuite conformité si semblable. Jamais d'humeur, égalité parfaite, insinuation enchanteresse, langage de courtisan, jargon des femmes, bon convive, sans aucun goût quand il le faut, revêtu sur-le-champ des goûts de chacun ; égale facilité à louer et à blâmer le même homme ou la même chose, suivant la personne qui lui parle ; grand flatteur avec un air de conviction et de vérité qui l'empêche d'y être prodigue, et une complaisance de persuasion factice qui l'entraîne à propos malgré lui dans votre opinion, ou une persuasion intime tout aussi fausse, mais tout aussi parée, quand il lui convient de vous résister, ou de tâcher, comme malgré lui, de vous entraîner où il est entraîné lui-même. Toujours à la mode, dévot, débauché, mesuré, impie tour à tour selon qu'il convient ; mais ce qui ne varie point, simple, détaché, ne se souciant que de faire le bien, amoureux de l'État, et citoyen comme on était à Sparte. Le front serein, l'air tranquille, la conversation aisée et gaie, lorsqu'il est le plus agité et le plus occupé ; aimable, complaisant, entrant avec vous quand il médite de vous accabler des inventions les plus infernales, et quelque long délai qui arrive entre l'arrangement de ses machines et leur effet, il ne lui coûte pas la plus légère contrainte de vivre avec vous en liaison, en commerce continuel d'affaires et de choses de concert, enfin en apparences les plus entières de l'amitié la plus vraie et de la confiance la plus sûre ; infiniment d'esprit et toutes sortes de ressources dans l'esprit, mais toutes pour le mal, pour ses désirs, pour les plus profondes horreurs, et les noirceurs les plus longuement excogitées, et pourpensées de toutes ses réflexions pour leur succès. Voilà le démon, voici l'homme.

Saint-Simon, Mémoires, Paris, L. Hachette, 1856-1858
 

Mots-clés

  • 18e siècle
  • France
  • Littérature
  • Mémoires
  • Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon
  • Mémoires de Saint-Simon
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmr7nqffvh6rr

L'agonie du Grand Siècle
Tome XII, Chapitre XV

Saint-Simon, Mémoires, 1749

Le vendredi 30 août, la journée fut aussi fâcheuse qu'avait été la nuit : un grand assoupissement, et dans les intervalles la tête embarrassée. Il prit de temps en temps un peu de gelée et de l'eau pure, ne pouvant plus souffrir le vin. Il n'y eut dans sa chambre que les valets les plus indispensables pour le service, et la médecine, Mme de Maintenon et quelques rares apparitions du P. Tellier, que Blouin ou Mareschal envoyaient chercher. Il se tenait peu même dans les cabinets, non plus que M. du Maine. Le Roi revenait aisément à la piété quand Mme de Maintenon ou le P. Tellier trouvaient les moments où sa tête était moins embarrassée ; mais ils étaient rares et courts. Sur les cinq heures du soir Mme de Maintenon passa chez elle, distribua ce qu'elle avait de meubles dans son appartement à son domestique, et s'en alla à Saint-Cyr pour n'en sortir jamais.
Le samedi 31 août, la nuit et la journée furent détestables. Il n'y eut que de rares et de courts instants de connaissance. La gangrène avait gagné le genou et toute la cuisse. On lui donna du remède du feu abbé Aignan, que la duchesse du Maine avait envoyé proposer, qui était un excellent remède pour la petite vérole. Les médecins consentaient à tout parce qu'il n'y avait plus d'espérance. Vers onze heures du soir on le trouva si mal qu'on lui dit les prières des agonisants. L'appareil le rappela à lui. Il récita les prières d'une voix si forte, qu'elle se faisait entendre à travers celle du grand nombre d'ecclésiastiques et de tout ce qui était entré. À la fin des prières, il reconnut le cardinal de Rohan, et lui dit : « Ce sont là les dernières grâces de l'Église. » Ce fut le dernier homme à qui il parla. Il répéta plusieurs fois : « Nunc et in horamortis », puis dit : « Ô mon Dieu, venez à mon aide, hâtez-vous de me secourir. » Ce furent ses dernières paroles. Toute la nuit fut sans connaissance, et une longue agonie, qui finit le dimanche 1er septembre 1715 à huit heures un quart du matin, trois jours avant qu'il eût soixante-dix-sept ans accomplis, dans la soixante-douzième année de son règne.

Saint-Simon, Mémoires, Paris, L. Hachette, 1856-1858

Mots-clés

  • 18e siècle
  • France
  • Littérature
  • Mémoires
  • Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon
  • Mémoires de Saint-Simon
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmfs7m0pj49km

Le bilan de la Régence
Tome XX, Chapitre IV

Saint-Simon, Mémoires, 1749

La mort de Monsieur le duc d'Orléans fit un grand bruit au-dedans et au-dehors, mais les pays étrangers lui rendirent incomparablement plus de justice, et le regrettèrent beaucoup plus que les Français. Quoique les étrangers connussent sa faiblesse, et que les Anglais en eussent étrangement abusé, ils n'en étaient pas moins persuadés, par leur expérience, de l'étendue et de la justesse de son esprit, de la grandeur de son génie et de ses vues, de sa singulière pénétration, de la sagesse et de l'adresse de sa politique, de la fertilité de ses expédients et de ses ressources, de la dextérité de sa conduite dans tous les changements de circonstances et d'événements, de sa netteté à considérer les objets et à combiner toutes choses, de sa supériorité sur ses ministres et sur ceux que les diverses puissances lui envoyaient, du discernement exquis à démêler, à tourner les affaires, de sa savante aisance à répondre sur-le-champ à tout, quand il le voulait. Tant de rares et grandes parties pour le gouvernement le leur faisaient redouter et ménager, et le gracieux qu'il mettait à tout, et qui savait charmer jusqu'aux refus, le leur rendait encore aimable. Ils estimaient de plus sa grande et naïve valeur. La courte lacune de l'enchantement par lequel ce malheureux Dubois avait comme anéanti ce prince n'avait fait que le relever à leurs yeux par la comparaison de sa conduite, quand elle était sienne, avec sa conduite quand elle n'en portait que le nom et qu'elle n'était que celle de son ministre. Ils avaient vu, ce ministre mort, le prince reprendre le timon des affaires avec les mêmes talents qu'ils avaient admirés en lui auparavant, et cette faiblesse, qui était son grand défaut, se laissait beaucoup moins sentir au-dehors qu'en dedans.
Le roi, touché de son inaltérable respect, de ses attentions à lui plaire, de sa manière de lui parler et de celle de son travail avec lui, le pleura et fut véritablement touché de sa perte, en sorte qu'il n'en a jamais parlé depuis, et cela est revenu souvent, qu'avec estime, affection et regret, tant la vérité perce d'elle-même malgré tout l'art et toute l'assiduité des mensonges, et de la plus atroce calomnie, dont j'aurai occasion de parler dans les Additions que je me propose de faire à ces Mémoires, si Dieu m'en permet le loisir. Monsieur le duc, qui montait si haut par cette perte, eut sur elle une contenance honnête et bienséante. Madame la duchesse se contint fort convenablement ; les bâtards, qui ne gagnaient pas au change, ne purent se réjouir. Fréjus se tint à quatre : on le voyait suer sous cette gêne, sa joie, ses espérances muettes lui échapper à tout propos, toute sa contenance étinceler malgré lui. La cour fut peu partagée, parce que le sens y est corrompu par les passions. Il s'y trouva des gens à yeux sains, qui le voyaient comme faisaient les étrangers, et qui [...] sentirent tout le poids de sa perte.

Saint-Simon, Mémoires, Paris, L. Hachette, 1856-1858

Mots-clés

  • 18e siècle
  • France
  • Littérature
  • Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon
  • Mémoires de Saint-Simon
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmzhm3dqz2fnd