Découvrir, comprendre, créer, partager

Anthologie

Les Lettres persanes dans le texte

Quelques réflexions sur les Lettres Persanes

Montesquieu, 1751-54

Rien n'a plu davantage dans les Lettres persanes que d'y trouver, sans y penser, une espèce de roman. On en voit le commencement, le progrès, la fin ; les divers personnages sont placés dans une chaîne qui les lie. A mesure qu'ils font un plus long séjour en Europe, les mœurs de cette partie du monde prennent dans leur tête un air moins merveilleux et moins bizarre ; et ils sont plus ou moins frappés de ce bizarre et de ce merveilleux, suivant la différence de leurs caractères. D'un autre côté, le désordre croît dans le sérail d'Asie, à proportion de la longueur de l'absence d'Usbek, c'est-à-dire à mesure que la fureur augmente, et que l'amour diminue.

D'ailleurs, ces sortes de romans réussissent ordinairement, parce que l'on rend compte soi-même de sa situation actuelle ; ce qui fait plus sentir les passions que tous les récits qu'on en pourrait faire. Et c'est une des causes du succès de quelques ouvrages charmants, qui ont paru depuis les Lettres persanes.

Enfin, dans les romans ordinaires, les digressions ne peuvent être permises que lorsqu'elles forment elles-mêmes un nouveau roman. On n'y saurait mêler des raisonnements, parce qu'aucuns des personnages n'y ayant été assemblés pour raisonner, cela choquerait le dessein et la nature de l'ouvrage. Mais, dans la forme des lettres, où les acteurs ne sont pas choisis, et où les sujets qu'on traite ne sont dépendants d'aucun dessein ou d'aucun plan déjà formé, l'auteur s'est donné l'avantage de pouvoir joindre de la philosophie, de la politique et de la morale, à un roman et de lier le tout par une chaîne secrète, et en quelque façon inconnue.

Les Lettres persanes eurent d'abord un débit si prodigieux, que les libraires mirent tout en usage pour en avoir des suites. Ils allaient tirer par la manche tous ceux qu'ils rencontraient « Monsieur, disaient-ils, faites-moi des Lettres Persanes. »

Mais ce que je viens de dire suffit pour faire voir qu'elles ne sont susceptibles d'aucune suite encore moins d'aucun mélange avec des lettres écrites d'une autre main, quelque ingénieuses qu'elles puissent être.

Il y a quelques traits que bien des gens ont trouvés trop hardis ; mais ils sont priés de faire attention à la nature de cet ouvrage. Les Persans, qui devaient y jouer un si grand rôle, se trouvaient tout-à-coup transplantés en Europe, c'est-à-dire dans un autre univers. Il y avait un temps où il fallait nécessairement les représenter pleins d'ignorance et de préjugés on n'était attentif qu'à faire voir la génération et le progrès de leurs idées. Leurs premières pensées devaient être singulières il semblait qu'on n'avait rien à faire qu'à leur donner l'espèce de singularité qui peut compatir avec de l'esprit ; on n'avait à peindre que le sentiment qu'ils avoient eu à chaque chose qui leur avait paru extraordinaire. Bien loin qu'on pensât à intéresser quelque principe de notre religion, on ne se soupçonnait pas même d'imprudence. Ces traits se trouvent toujours liés avec le sentiment de surprise et d'étonnement, et point avec l'idée d'examen, et encore moins avec celle de critique. En parlant de notre religion ces Persans ne devaient pas paraître plus instruits que lorsqu'ils parlaient de nos coutumes et de nos usages. Et s'ils trouvent quelquefois nos dogmes singuliers, cette singularité est toujours marquée au coin de la parfaite ignorance des liaisons qu'il y a entre ces dogmes et nos autres vérités. On fait cette justification par amour pour ces grandes vérités, indépendamment du respect pour le genre humain, que l'on n'a certainement pas voulu frapper par l'endroit le plus tendre. On prie donc le lecteur de ne pas cesser un moment de regarder les traits dont je parle comme des effets de la surprise de gens qui devaient en avoir, ou comme des paradoxes faits par des hommes qui n'étaient pas même en état d'en faire. Il est prié de faire attention que tout l'agrément consistait dans le contraste éternel entre les choses réelles et la manière singulière, naïve ou bizarre dont elles étaient aperçues. Certainement la nature et le dessein des Lettres persanes sont si à découvert, qu'elles ne tromperont jamais que ceux qui voudront se tromper eux-mêmes.

Montesquieu, Quelques réflexions sur les Lettres persanes, 1751-54

Mots-clés

  • 18e siècle
  • France
  • Philosophie
  • Littérature
  • Lumières
  • Orientalisme
  • Roman épistolaire
  • Montesquieu
  • Les Lettres persanes
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmgfn8w4tvksf

Les embarras de Paris. Critique de la monarchie française et du pape

Montesquieu, Lettres persanes, 1721 : lettre XXIV, Rica à Ibben

Nous sommes à Paris depuis un mois, et nous avons toujours été dans un mouvement continuel. Il faut bien des affaires avant qu'on soit logé, qu'on ait trouvé les gens à qui on est adressé, et qu'on se soit pourvu des choses nécessaires, qui manquent toutes à la fois.

Paris est aussi grand qu'Ispahan : les maisons y sont si hautes, qu'on jugerait qu'elles ne sont habitées que par des astrologues. Tu juges bien qu'une ville bâtie en l'air, qui a six ou sept maisons les unes sur les autres, est extrêmement peuplée ; et que, quand tout le monde est descendu dans la rue, il s'y fait un bel embarras.

Tu ne le croirais pas peut-être, depuis un mois que je suis ici, je n'y ai encore vu marcher personne. Il n'y a pas de gens au monde qui tirent mieux partie de leur machine que les Français ; ils courent, ils  : les voitures lentes d'Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en syncope. Pour moi, qui ne suis point fait à ce train, et qui vais souvent à pied sans changer d'allure, j'enrage quelquefois comme un chrétien : car encore passe qu'on m'éclabousse depuis les pieds jusqu'à la tête ; mais je ne puis pardonner les coups de coude que je reçois régulièrement et périodiquement. Un homme qui vient après moi et qui me passe me fait faire un demi-tour ; et un autre qui me croise de l'autre côté me remet soudain où le premier m'avait pris ; et je n'ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j'avais fait dix lieues.

Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des mœurs et des coutumes européennes : je n'en ai moi-même qu'une légère idée, et je n'ai eu à peine que le temps de m'étonner.

Le roi de France est le plus puissant prince de l'Europe. Il n'a point de mines d'or comme le roi d'Espagne son voisin ; mais il a plus de richesses que lui, parce qu'il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres, n'ayant d'autres fonds que des titres d'honneur à vendre ; et, par un prodige de l'orgueil humain, ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses flottes équipées.

D'ailleurs ce roi est un grand magicien : il exerce son empire sur l'esprit même de ses sujets ; il les fait penser comme il veut. S'il n'a qu'un million d'écus dans son trésor et qu'il en ait besoin de deux, il n'a qu'à leur persuader qu'un écu en vaut deux, et ils le croient. S'il a une guerre difficile à soutenir, et qu'il n'ait point d'argent, il n'a qu'à leur mettre dans la tête qu'un morceau de papier est de l'argent, et ils en sont aussitôt convaincus. Il va même jusqu'à leur faire croire qu'il les guérit de toutes sortes de maux en les touchant, tant est grande la force et la puissance qu'il a sur les esprits.

Ce que je dis de ce prince ne doit pas t'étonner : il y a un autre magicien plus fort que lui, qui n'est pas moins maître de son esprit qu'il l'est lui-même de celui des autres. Ce magicien s'appelle le pape : tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu'un ; que le pain qu'on mange n'est pas du pain, ou que le vin qu'on boit n'est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce.

Et, pour le tenir toujours en haleine et ne point lui laisser perdre l'habitude de croire, il lui donne de temps en temps, pour l'exercer, de certains articles de croyance. Il y a deux ans qu'il lui envoya un grand écrit qu'il appela constitution, et voulut obliger, sous de grandes peines, ce prince et ses sujets de croire tout ce qui y était contenu. Il réussit à l'égard du prince, qui se soumit aussitôt, et donna l'exemple à ses sujets ; mais quelques-uns d'entre eux se révoltèrent, et dirent qu'ils ne voulaient rien croire de tout ce qui était dans cet écrit. Ce sont les femmes qui ont été les motrices de toute cette révolte qui divise toute la cour, tout le royaume et toutes les familles. Cette constitution leur défend de lire un livre que tous les chrétiens disent avoir été apporté du ciel : c'est proprement leur Alcoran. Les femmes, indignées de l'outrage fait à leur sexe, soulèvent tout contre la constitution elles ont mis les hommes de leur parti, qui, dans cette occasion, ne veulent point avoir de privilège. Il faut pourtant avouer que ce moufti ne raisonne pas mal ; et, par le grand Ali, il faut qu'il ait été instruit des principes de notre sainte loi : car, puisque les femmes sont d'une création inférieure à la nôtre, et que nos prophètes nous disent qu'elles n'entreront point dans le paradis, pourquoi faut-il qu'elles se mêlent de lire un livre qui n'est fait que pour apprendre le chemin du paradis ?

J'ai ouï raconter du roi des choses qui tiennent du prodige, et je ne doute pas que tu ne balances à les croire.

On dit que, pendant qu'il faisait la guerre à ses voisins, qui s'étaient tous ligués contre lui, il avait dans son royaume un nombre innombrable d'ennemis invisibles qui l'entouraient ; on ajoute qu'il les a cherchés pendant plus de trente ans, et que, malgré les soins infatigables de certains dervis qui ont sa confiance, il n'en a pu trouver un seul. Ils vivent avec lui : ils sont à sa cour, dans sa capitale, dans ses troupes, dans ses tribunaux ; et cependant on dit qu'il aura le chagrin de mourir sans les avoir trouvés. On dirait qu'ils existent en général, et qu'ils ne sont plus rien en particulier : c'est un corps ; mais point de membres. Sans doute que le ciel veut punir ce prince de n'avoir pas été assez modéré envers les ennemis qu'il a vaincus, puisqu'il lui en donne d'invisibles, et dont le génie et le destin sont au-dessus du sien.

Je continuerai à t'écrire, et je t'apprendrai des choses bien éloignées du caractère et du génie persan. C'est bien la même terre qui nous porte tous deux ; mais les hommes du pays où je vis, et ceux du pays où tu es, sont des hommes bien différents.

De Paris, le 4 de la lune de Rebiab, 2, 1712

Montesquieu, Lettres persanes, Paris : Beaudoin frères, 1828, p. 54.

Mots-clés

  • 18e siècle
  • France
  • Philosophie
  • Littérature
  • Lumières
  • Orientalisme
  • Roman épistolaire
  • Montesquieu
  • Les Lettres persanes
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmch27b4gw5k

Curiosité des Parisiens

Montesquieu, Lettres persanes, 1721 : lettre XXX. Rica au même

Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres ; si j'étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi ; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m'entourait. Si j'étais aux spectacles, je voyais aussitôt cent lorgnettes dressées contre ma figure : enfin jamais homme n'a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux : Il faut avouer qu'il a l'air bien persan. Chose admirable ! Je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu.

Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à la charge : je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare ; et quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d'une grande ville où je n'étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan, et à en endosser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d'admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre en un instant l'attention et l'estime publique ; car j'entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu'on m'eût regardé, et qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouche ; mais, si quelqu'un par hasard apprenait à la compagnie que j'étais Persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : Ah ! ah ! monsieur est Persan ? C'est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ?

A Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1712

Montesquieu, Lettres persanes, Paris : Beaudoin frères, 1828, p. 72.

Mots-clés

  • 18e siècle
  • France
  • Philosophie
  • Littérature
  • Lumières
  • Orientalisme
  • Roman épistolaire
  • Montesquieu
  • Les Lettres persanes
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmxvnthb6xnwv

En quoi consiste l’essence de la religion

Montesquieu, Lettres persanes, 1721 : lettre XLVI. Usbek à Rhedi

Je vois ici des gens qui disputent sans fin sur la religion ; mais il me semble qu’ils combattent en même temps à qui l’observera le moins.

Non seulement ils ne sont pas meilleurs chrétiens, mais même meilleurs citoyens, et c’est ce qui me touche : car, dans quelque religion qu’on vive, l’observation des lois, l’amour pour les hommes, la piété envers les parents, sont toujours les premiers actes de religion.

En effet, le premier objet d’un homme religieux ne doit-il pas être de plaire à la divinité, qui a établi la religion qu’il professe ? Mais le moyen le plus sûr pour y parvenir est sans doute d’observer les règles de la société et les devoirs de l’humanité ; car, en quelque religion qu’on vive, dès qu’on en suppose une, il faut bien que l’on suppose aussi que Dieu aime les hommes, puisqu’il établit une religion pour les rendre heureux ; que s’il aime les hommes, on est assuré de lui plaire en les aimant aussi, c’est-à-dire en exerçant envers eux tous les devoirs de la charité et de l’humanité, et en ne violant point les lois sous lesquelles ils vivent.

Par là, on est bien plus sûr de plaire à Dieu qu’en observant telle ou telle cérémonie : car les cérémonies n’ont point un degré de bonté par elles-mêmes ; elles ne sont bonnes qu’avec égard et dans la supposition que Dieu les a commandées. Mais c’est la matière d’une grande discussion : on peut facilement s’y tromper ; car il faut choisir les cérémonies d’une religion entre celles de deux mille.

Un homme faisait tous les jours à Dieu cette prière : « Seigneur, je n’entends rien dans les disputes que l’on fait sans cesse à votre sujet. Je voudrais vous servir selon votre volonté ; mais chaque homme que je consulte veut que je vous serve à la sienne. Lorsque je veux vous faire ma prière, je ne sais en quelle langue je dois vous parler. Je ne sais pas non plus en quelle posture je dois me mettre : l’un dit que je dois vous prier debout ; l’autre veut que je sois assis ; l’autre exige que mon corps porte sur mes genoux. Ce n’est pas tout : il y en a qui prétendent que je dois me laver tous les matins avec de l’eau froide ; d’autres soutiennent que vous me regarderez avec horreur si je ne me fais pas couper un petit morceau de chair. Il m’arriva l’autre jour de manger un lapin dans un caravansérail. Trois hommes qui étaient auprès de là me firent trembler : ils me soutinrent tous trois que je vous avais grièvement offensé ; l’un, parce que cet animal était immonde ; l’autre, parce qu’il était étouffé ; l’autre enfin, parce qu’il n’était pas poisson. Un brachmane qui passait par là, et que je pris pour juge, me dit :  « Ils ont tort : car apparemment vous n’avez pas tué vous-même cet animal. — Si fait, lui dis-je. — Ah ! vous avez commis une action abominable, et que Dieu ne vous pardonnera jamais, me dit-il d’une voix sévère. Que savez-vous si l’âme de votre père n’était pas passée dans cette bête  » Toutes ces choses, Seigneur, me jettent dans un embarras inconcevable : je ne puis remuer la tête que je ne sois menacé de vous offenser ; cependant je voudrais vous plaire et employer à cela la vie que je tiens de vous. Je ne sais si je me trompe ; mais je crois que le meilleur moyen pour y parvenir est de vivre en bon citoyen dans la société où vous m’avez fait naître, et en bon père dans la famille que vous m’avez donnée. »

De Paris, le 8 de la lune de Chahban 1713.

Montesquieu, Lettres persanes, Paris : Beaudoin frères, 1828, p. 102.

Mots-clés

  • 18e siècle
  • France
  • Philosophie
  • Littérature
  • Lumières
  • Orientalisme
  • Roman épistolaire
  • Montesquieu
  • Les Lettres persanes
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmwdbtqbf9bn

État et religion

Montesquieu, Lettres persanes, 1721 : lettre LXXXV, Usbek à Mirza

Usbek à Mirza, à Ispahan

S'il faut raisonner sans prévention, je ne sais pas, Mirza, s'il n'est pas bon que dans un État, il y ait plusieurs religions.

On remarque que ceux qui vivent dans des religions tolérées se rendent ordinairement plus utiles à leur patrie que ceux qui vivent dans la religion dominante ; parce que, éloignés des honneurs, ne pouvant se distinguer que par leur opulence et leurs richesses, ils sont portés à acquérir par leur travail et à embrasser les emplois de la société les plus pénibles.

D'ailleurs, comme toutes les religions contiennent des préceptes utiles à la société, il est bon qu'elles soient observées avec zèle. Or qu'y a-t-il de plus capable d'animer ce zèle que leur multiplicité ?

Ce sont des rivales qui ne se pardonnent rien. La jalousie descend jusqu'aux particuliers : chacun se tient sur ses gardes et craint de faire des choses qui déshonoreraient son parti et l'exposeraient aux mépris et aux censures impardonnables du parti contraire.

Aussi a-t-on toujours remarqué qu'une secte nouvelle introduite dans un État était le moyen le plus sûr pour corriger tous les abus de l'ancienne.
On a beau dire qu'il n'est pas de l'intérêt du prince de souffrir plusieurs religions dans son État. Quand toutes les sectes du monde viendraient s'y rassembler, cela ne lui porterait aucun préjudice, parce qu'il n 'y en a aucune qui ne prescrive l'obéissance et ne prêche la soumission.

J'avoue que les histoires sont remplies de guerres de religion. Mais qu'on y prenne bien garde : ce n'est point la multiplicité des religions qui a produit ces guerres, c'est l'esprit d'intolérance, qui animait celle qui se croyait la dominante ; c'est cet esprit de prosélytisme que les Juifs ont pris des Égyptiens, et qui, d'eux, est passé, comme une maladie épidémique et populaire, aux Mahométans et aux Chrétiens ; c'est, enfin, cet esprit de vertige, dont les progrès ne peuvent être regardés que comme une éclipse entière de la raison humaine.

Car, enfin, quand il n'y aurait pas de l'inhumanité à affliger la conscience des autres ; quand il n'en résulterait aucun des mauvais effets qui en germent à milliers : il faudrait être fou pour s'en aviser. Celui qui veut me faire changer de religion ne le fait sans doute que parce qu'il ne changerait pas la sienne, quand on voudrait l'y forcer : il trouve donc étrange que je ne fasse pas une chose qu'il ne ferait pas lui-même peut-être pour l'empire du monde.

De Paris, le 25 de la lune de Gemmadi, I, 1715.

Montesquieu, Lettres persanes, Paris : Beaudoin frères, 1828, p. 211-212.

Mots-clés

  • 18e siècle
  • France
  • Philosophie
  • Littérature
  • Lumières
  • Orientalisme
  • Roman épistolaire
  • Montesquieu
  • Les Lettres persanes
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmzbj8g5ks91b

Les effets du système de Law, tentative de réforme financière sous la Régence en 1720

Montesquieu, Lettres persanes, 1721 : lettre CXXXVIII : Rica à Ibben

Les ministres se succèdent et se détruisent ici comme les saisons. Depuis trois ans j'ai vu changer quatre fois de système sur les finances […] Il faut que de grands génies travaillent nuit et jour ; qu'ils enfantent sans cesse, et avec douleur, de nouveaux projets ; qu'ils écoutent les avis d'une infinité de gens qui travaillent pour eux sans en être priés ; qu'ils se retirent et vivent dans le fond d'un cabinet impénétrable aux grands, et sacré aux petits ; qu'ils aient toujours la tête remplie de secrets importants, de desseins miraculeux, de systèmes nouveaux ; et qu'absorbés dans les méditations, ils soient privés de l'usage de la parole, et quelquefois même de celui de la politesse.

[…] La France, à la mort du feu roi, était un corps accablé de mille maux : Noailles prit le fer à la main, retrancha les chairs inutiles, appliqua quelques remèdes topiques. Mais il restait toujours un vice intérieur à guérir. Un étranger est venu qui a entrepris cette cure : après bien des remèdes violents, il a cru lui avoir rendu son embonpoint ; et il l'a seulement rendue bouffie.

Tous ceux qui étaient riches il y a six mois sont à présent dans la pauvreté ; et ceux qui n'avoient pas de pain regorgent de richesses. Jamais ces deux extrémités ne se sont touchées de si près. L'étranger a tourné l'état comme un fripier tourne un habit : il fait paraitre dessus ce qui était dessous ; et ce qui était dessus il le met à l'envers. Quelles fortunes inespérées, incroyables même à ceux qui les ont faites ! Dieu ne tire pas plus rapidement les hommes du néant. Que de valets servis par leurs camarades, et peut-être demain par leurs maîtres !

Tout ceci produit souvent des choses bizarres.

Les laquais, qui avoient fait fortune sous le règne passé, vantent aujourd'hui leur naissance : ils rendent à ceux qui viennent de quitter leur livrée dans une certaine rue, tout le mépris qu'on avait pour eux il y a six  : ils crient de toutes leurs forces : La noblesse est ruinée ! quel désordre dans l'état ! quelle confusion dans les rangs ! on ne voit que des inconnus faire fortune ! Je te promets que ceux - ci prendront bien leur revanche sur ceux qui viendront après eux, et que dans trente ans ces gens de qualité feront bien du bruit.

De Paris, le premier de la lune de Zilcadé, 1720.

Montesquieu, Lettres persanes, Paris : Beaudoin frères, 1828, p. 345.

Mots-clés

  • 18e siècle
  • France
  • Philosophie
  • Littérature
  • Lumières
  • Orientalisme
  • Roman épistolaire
  • Montesquieu
  • Les Lettres persanes
  • Lien permanent
    ark:/12148/mm5rv6q288bm

Inconstance des mœurs et des modes en France

Montesquieu, Lettres persanes, 1721 : lettre XCIX. Rica à Rhedi

Je trouve les caprices de la mode, chez les Français, étonnants. Ils ont oublié comment ils étaient habillés cet été ; ils ignorent encore plus comment ils le seront cet hiver. Mais, surtout, on ne saurait croire combien il en coûte à un mari pour mettre sa femme à la mode.

Que me servirait de te faire une description exacte de leur habillement et de leurs parures ? Une mode nouvelle viendrait détruire tout mon ouvrage, comme celui de leurs ouvriers, et, avant que tu n’eusses reçu ma lettre, tout serait changé.

Une femme qui quitte Paris pour aller passer six mois à la campagne en revient aussi antique que si elle s’y était oubliée trente ans. Le fils méconnaît le portrait de sa mère, tant l’habit avec lequel elle est peinte lui paraît étranger ; il s’imagine que c’est quelque Américaine qui y est représentée, ou que le peintre a voulu exprimer quelqu’une de ses fantaisies.

Quelquefois, les coiffures montent insensiblement, et une révolution les fait descendre tout à coup. Il a été un temps que leur hauteur immense mettait le visage d’une femme au milieu d’elle-même. Dans un autre, c’étaient les pieds qui occupaient cette place : les talons faisaient un piédestal, qui les tenait en l’air. Qui pourrait le croire ? Les architectes ont été souvent obligés de hausser, de baisser et d’élargir les portes, selon que les parures des femmes exigeaient d’eux ce changement, et les règles de leur art ont été asservies à ces caprices. On voit quelquefois sur le visage une quantité prodigieuse de mouches, et elles disparaissent toutes le lendemain. Autrefois, les femmes avaient de la taille et des dents ; aujourd’hui, il n’en est pas question. Dans cette changeante nation, quoi qu’en disent les mauvais plaisants, les filles se trouvent autrement faites que leurs mères.

Il en est des manières et de la façon de vivre comme des modes : les Français changent de mœurs selon l’âge de leur roi. Le Monarque pourrait même parvenir à rendre la Nation grave, s’il l’avait entrepris. Le prince imprime le caractère de son esprit à la Cour ; la Cour, à la Ville, la Ville, aux provinces. L’âme du souverain est un moule qui donne la forme à toutes les autres.

De Paris, le 8 de la lune de Saphar, 1717.

Montesquieu, Lettres persanes, Paris : Beaudoin frères, 1828, p. 241.

Mots-clés

  • 18e siècle
  • France
  • Philosophie
  • Littérature
  • Lumières
  • Orientalisme
  • Roman épistolaire
  • Montesquieu
  • Les Lettres persanes
  • Lien permanent
    ark:/12148/mm36g5svxmd1

Défi de Roxane à Usbek

Montesquieu, Lettres persanes, 1721 : lettre CLXI. Roxane à Usbek

Oui, je t’ai trompé ; j’ai séduit tes eunuques ; je me suis jouée de ta jalousie ; et j’ai su, de ton affreux sérail, faire un lieu de délices et de plaisirs.

Je vais mourir ; le poison va couler dans mes veines. Car que ferais-je ici, puisque le seul homme qui me retenait à la vie n’est plus ? Je meurs ; mais mon ombre s’envole bien accompagnée : je viens d’envoyer devant moi ces gardiens sacrilèges qui ont répandu le plus beau sang du monde.

Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule pour m’imaginer que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices ? que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d’affliger tous mes désirs ?

Non : j’ai pu vivre dans la servitude, mais j’ai toujours été libre : j’ai réformé tes lois sur celles de la nature, et mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance.

Tu devrais me rendre grâces encore du sacrifice que je t’ai fait ; de ce que je me suis abaissée jusqu’à te paraître fidèle ; de ce que j’ai lâchement gardé dans mon cœur ce que j’aurais dû faire paraître à toute la terre ; enfin, de ce que j’ai profané la vertu, en souffrant qu’on appelât de ce nom ma soumission à tes fantaisies.

Tu étais étonné de ne point trouver en moi les transports de l’amour. Si tu m’avais bien connue, tu y aurais trouvé toute la violence de la haine.

Mais tu as eu longtemps l’avantage de croire qu’un cœur comme le mien t’était soumis. Nous étions tous deux heureux : tu me croyais trompée, et je te trompais.

Ce langage, sans doute, te paraît nouveau. Serait-il possible qu’après t’avoir accablé de douleurs, je te forçasse encore d’admirer mon courage ? Mais c’en est fait : le poison me consume ; ma force m’abandonne ; la plume me tombe des mains ; je sens affaiblir jusqu’à ma haine ; je me meurs.

Du sérail d’Ispahan, le 8 de la lune de Rébiab 1, 1720.

Montesquieu, Lettres persanes, Paris : Beaudoin frères, 1828, p. 404.

Mots-clés

  • 18e siècle
  • France
  • Philosophie
  • Littérature
  • Lumières
  • Orientalisme
  • Roman épistolaire
  • Montesquieu
  • Les Lettres persanes
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmv218v3dgwds