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Anthologie

Émile ou De l'éducation dans le texte

La règle de la nature

Rousseau, Émile ou De l'éducation, livre I

Observez la nature, et suivez la route qu’elle vous trace. Elle exerce continuellement les enfants ; elle endurcit leur tempérament par des épreuves de toute espèce ; elle leur apprend de bonne heure ce que c’est que peine et douleur. Les dents qui percent leur donnent la fièvre ; des coliques aiguës leur donnent des convulsions ; de longues toux les suffoquent ; les vers les tourmentent ; la pléthore corrompt leur sang ; des levains divers y fermentent, et causent des éruptions périlleuses. Presque tout le premier âge est maladie et danger : la moitié des enfants qui naissent périt avant la huitième année. Les épreuves faites, l’enfant a gagné des forces ; et sitôt qu’il peut user de la vie, le principe en devient plus assuré.

Voilà la règle de la nature. Pourquoi la contrariez-vous ? Ne voyez-vous pas qu'en pensant la corriger, vous détruisez son ouvrage, vous empêchez l'effet de ses soins ? Faire au dehors ce qu'elle fait au dedans, c'est, selon vous, redoubler le danger ; et au contraire c'est y faire diversion, c'est l'exténuer. L'expérience apprend qu'il meurt encore plus d'enfants élevés délicatement que d'autres. Pourvu qu'on ne passe pas la mesure de leurs forces, on risque moins à les employer qu'à les ménager. Exercez-les donc aux atteintes qu'ils auront à supporter un jour. Endurcissez leurs corps aux intempéries des saisons, des climats, des éléments, à la faim, à la soif, à la fatigue ; trempez-les dans l'eau du Styx. Avant que l'habitude du corps soit acquise, on lui donne celle qu'on veut, sans danger ; mais, quand une fois il est dans sa consistance, toute altération lui devient périlleuse. Un enfant supportera des changements que ne supporterait pas un homme : les fibres du premier, molles et flexibles, prennent sans effort le pli qu'on leur donne ; celles de l'homme, plus endurcies, ne changent plus qu'avec violence le pli qu'elles ont reçu. On peut donc rendre un enfant robuste sans exposer sa vie et sa santé ; et quand il y aurait quelque risque, encore ne faudrait-il pas balancer. Puisque ce sont des risques inséparables de la vie humaine, peut-on mieux faire que de les rejeter sur le temps de sa durée où ils sont le moins désavantageux ?

Un enfant devient plus précieux en avançant en âge. Au prix de sa personne se joint celui des soins qu'il a coûtés ; à la perte de sa vie se joint en lui le sentiment de la mort. C'est donc surtout à l'avenir qu'il faut songer en veillant à sa conservation ; c'est contre les maux de la jeunesse qu'il faut l'armer avant qu'il y soit parvenu : car, si le prix de la vie augmente jusqu'à l'âge de la rendre utile, quelle folie n'est-ce point d'épargner quelques maux à l'enfance en les multipliant sur l'âge de raison ! Sont-ce là les leçons du maître ?

Le sort de l'homme est de souffrir dans tous les temps. Le soin même de sa conservation est attaché à la peine. Heureux de ne connaître dans son enfance que les maux physiques, maux bien moins cruels, bien moins douloureux que les autres, et qui bien plus rarement qu'eux nous font renoncer à la vie ! On ne se tue point pour les douleurs de la goutte ; il n'y a guère que celles de l'âme qui produisent le désespoir. Nous plaignons le sort de l'enfance, et c'est le nôtre qu'il faudrait plaindre. Nos plus grands maux nous viennent de nous.

Jean-Jacques Rousseau, Oeuvres complètes, t. 5, Paris : J. Bry aîné, 1856-57, p. 15.

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Chacun respecte le travail des autres

Rousseau, Émile ou De l'éducation, livre II

Un beau jour il arrive empressé et l'arrosoir à la main. Ô spectacle ! ô douleur ! toutes les fèves sont arrachées, tout le terrain est bouleversé, la place même ne se reconnaît plus. Ah ! qu'est devenu mon travail, mon ouvrage, le doux fruit de mes soins et de mes sueurs ? Qui m'a ravi mon bien ? qui m'a pris mes fèves ? Ce jeune cœur se soulève ; le premier sentiment de l'injustice y vient verser sa triste amertume ; les larmes coulent en ruisseaux ; l'enfant désolé remplit l'air de gémissemens et de cris. On prend part à sa peine, à son indignation, on cherche, on s'informe, on fait des perquisitions. Enfin l'on découvre que le jardinier a fait le coup : on le fait venir.

Mais nous voici bien loin de compte. Le jardinier, apprenant de quoi l'on se plaint, commence à se plaindre plus haut que nous. Quoi ! messieurs, c'est vous qui m'avez ainsi gâté mon ouvrage ! J'avais semé là des melons de Malte dont la graine m'avait été donnée comme un trésor, et desquels j'espérais vous régaler quand ils seraient mûrs ; mais voilà que, pour y planter vos misérables fèves, vous m'avez détruit mes melons déjà tout levés, et que je ne remplacerai jamais. Vous m'avez fait un tort irréparable, et vous vous êtes privés vous-mêmes du plaisir de manger des melons exquis.

JEAN-JACQUES.  Excusez-nous, mon pauvre Robert. Vous aviez mis là votre travail, votre peine. Je vois bien que nous avons eu tort de gâter votre ouvrage ; mais nous vous ferons venir d'autre graine de Malte, et nous ne travaillerons plus la terre avant de savoir si quelqu'un n'y a point mis la main ayant nous.

ROBERT.  Oh bien ! messieurs, vous pouvez donc vous reposer ; car il n'y a plus guère de terre en friche. Moi, je travaille celle que mon père a bonifiée ; chacun en fait autant de son côté, et toutes les terres que vous voyez sont occupées depuis longtemps.

ÉMILE.  Monsieur Robert, il y a donc souvent de la graine de melons perdue ?

ROBERT.  Pardonnez-moi, mon jeune cadet ; car il ne nous vient pas souvent de petits messieurs aussi étourdis que vous. Personne ne touche au jardin de son voisin ; chacun respecte le travail des autres, afin que le sien soit en sûreté.

ÉMILE.  Mais moi je n'ai point de jardin.

ROBERT.  Que m'importe ? si vous gâtez le mien, je ne vous y laisserai plus promener ; car, voyez-vous, je ne veux pas perdre ma peine.

JEAN-JACQUES.  Ne pourrait-on pas proposer un arrangement au bon Robert ? Qu'il nous accorde, à mon petit ami et à moi, un coin de son jardin pour le cultiver, à condition qu'il aura la moitié du produit.

ROBERT.  Je vous l'accorde sans condition. Mais souvenez-vous que j'irai labourer vos fèves, si vous touchez à mes melons.

Dans cet essai de la manière d'inculquer aux enfants les notions primitives, on voit comment l'idée de la propriété remonte naturellement au droit de premier occupant par le travail. Cela est clair, net, simple, et toujours à la portée de l'enfant. De là jusqu'au droit de propriété et aux échanges il n'y a plus qu'un pas, après lequel il faut s'arrêter tout court.

On voit encore qu'une explication que je renferme ici dans deux pages d'écriture sera peut-être l'affaire d'un an pour la pratique ; car, dans la carrière des idées morales, on ne peut avancer trop lentement ni trop bien s'affermir à chaque pas. Jeunes maîtres, pensez, je vous prie, à cet exemple, et souvenez-vous qu'en toute chose vos leçons doivent être plus en actions qu'en discours ; car les enfans oublient aisément ce qu'ils ont dit et ce qu'on leur a dit, mais non pas ce qu'ils ont fait et ce qu'on leur a fait.

Jean-Jacques Rousseau, Oeuvres complètes, t. 5, Paris : J. Bry aîné, 1856-57, p. 58-59.

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Piqué de ma raillerie, il s'évertue et gagne

Rousseau, Émile ou De l'éducation, livre II

Ennuyé de voir toujours manger sous ses yeux des gâteaux qui lui faisaient grande envie, monsieur le chevalier s'avisa de soupçonner enfin que bien courir pouvoit être bon à quelque chose, et, voyant qu'il avait aussi deux jambes, il commença de s'essayer en secret. Je me gardai d'en rien voir ; mais je compris que mon stratagème avait réussi. Quand il se crut assez fort, et je lus avant lui dans sa pensée, il affecta de m'importuner pour avoir le gâteau restant. Je le refuse ; il s'obstine, et d'un air dépité il me dit à la fin : Hé bien ! mettez-le sur la pierre, marquez le champ, et nous verrons. Bon ! lui dis-je en riant, est-ce qu'un chevalier sait courir ? Vous gagnerez plus d'appétit, et non de quoi le satisfaire. Piqué de ma raillerie, il s'évertue, et remporte le prix d'autant plus aisément, que j'avais fait la lice très courte et pris soin d'écarter le meilleur coureur. On conçoit comment, ce premier pas étant fait, il me fut aisé de le tenir en haleine. Bientôt il prit un tel goût à cet exercice, que, sans faveur, il était presque sûr de vaincre mes polissons à la course, quelque longue que fût la carrière.

Cet avantage obtenu en produisit un autre auquel je n'avais pas songé. Quand il remportait rarement le prix, il le mangeait presque toujours seul, ainsi que faisaient ses concurrents ; mais en s’accoutumant à la victoire, il devint généreux, et partageait souvent avec les vaincus. Cela me fournit à moi-même une observation morale, et j'appris par là quel était le vrai principe de la générosité.

Jean-Jacques Rousseau, Oeuvres complètes, t. 5, Paris : J. Bry aîné, 1856-57, p. 96.

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L'astronomie est bonne à quelque chose

Rousseau, Émile ou De l'éducation, livre III
Émile et Jean-Jacques observent la position de la forêt de Montmorency pour s’orienter et regagner leur logis... et leur déjeuner.

JEAN-JACQUES.  Ne disions-nous pas que la forêt était...

ÉMILE.  Au nord de Montmorency.

JEAN-JACQUES.  Par conséquent Montmorency doit être...

ÉMILE.  Au sud de la forêt.

JEAN-JACQUES.  Nous avons un moyen de trouver le bord à midi ?

ÉMILE.  Oui, par la direction de l'ombre.

JEAN-JACQUES.  Mais le sud ?

ÉMILE.  Comment faire ?

JEAN-JACQUES.  Le sud est l'opposé du nord.

ÉMILE.  Cela est vrai ; il n'y a qu'à chercher l'opposé de l'ombre. Oh ! voilà le sud ! voilà le sud ! sûrement Montmorency est de ce côté.

JEAN-JACQUES.  Vous pouvez avoir raison : prenons ce sentier à travers le bois.

ÉMILE, frappant des mains, et poussant un cri de joie.  Ah ! je vois Montmorency ! le voilà tout devant nous, tout à découvert. Allons déjeuner, allons dîner, courons vite : l'astronomie est bonne à quelque chose.

Jean-Jacques Rousseau, Oeuvres complètes, t. 5, Paris : J. Bry aîné, 1856-57, p. 130-131.

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Émile et le vicaire savoyard

Rousseau, Émile ou De l'éducation, livre IV
Rousseau décrit tout d’abord une « éducation négative », qui prépare à l’acquisition des connaissances et à la raison « par l’exercice des sens ». Puis, constatant la naissance des passions à l’adolescence, il expose une « éducation positive », dont l’objectif est de fixer ces passions sur les meilleurs objets avant d’entrer dans la société.

« On était en été, nous nous levâmes à la pointe du jour. Il me mena hors de la ville, sur une haute colline, au-dessous de laquelle passait le Pô, dont on voyait le cours à travers les fertiles rives qu’il baigne ; dans l’éloignement, l’immense chaîne des Alpes couronnait le paysage ; les rayons du soleil levant rasaient déjà les plaines, et projetant sur les champs par longues ombres les arbres, les coteaux, les maisons, enrichissaient de mille accidents de lumière le plus beau tableau dont l’œil humain puisse être frappé. On eût dit que la nature étalait à nos yeux toute sa magnificence pour en offrir le texte à nos entretiens. Ce fut là qu’après avoir quelque temps contemplé ces objets en silence, l’homme de paix me parla ainsi. »

Profession de foi du vicaire savoyard

Mon enfant, n’attendez de moi ni des discours savants ni de profonds raisonnements. Je ne suis pas un grand philosophe, et je me soucie peu de l’être. Mais j’ai quelquefois du bon sens, et j’aime toujours la vérité. Je ne veux pas argumenter avec vous, ni même tenter de vous convaincre ; il me suffit de vous exposer ce que je pense dans la simplicité de mon cœur. Consultez le vôtre durant mon discours ; c’est tout ce que je vous demande. Si je me trompe, c’est de bonne foi ; cela suffit pour que mon erreur ne me soit point imputée à crime : quand vous vous tromperiez de même, il y aurait peu de mal à cela. Si je pense bien, la raison nous est commune, et nous avons le même intérêt à l’écouter ; pourquoi ne penseriez-vous pas comme moi ?

Je suis né pauvre et paysan, destiné par mon état à cultiver la terre ; mais on crut plus beau que j’apprisse à gagner mon pain dans le métier de prêtre, et l’on trouva le moyen de me faire étudier. Assurément ni mes parents ni moi ne songions guère à chercher en cela ce qui était bon, véritable, utile, mais ce qu’il fallait savoir pour être ordonné. J’appris ce qu’on voulait que j’apprisse, je dis ce qu’on voulait que je disse, je m’engageai comme on voulut, et je fus fait prêtre. Mais je ne tardai pas à sentir qu’en m’obligeant de n’être pas homme j’avais promis plus que je ne pouvais tenir.

On nous dit que la conscience est l'ouvrage des préjugés ; cependant je sais par mon expérience qu'elle s'obstine à suivre l'ordre de la nature contre toutes les lois des hommes. On a beau nous défendre ceci ou cela, le remords nous reproche toujours faiblement ce que nous permet la nature bien ordonnée, à plus forte raison ce qu'elle nous prescrit. Ô bon jeune homme, elle n'a rien dit encore à vos sens : vivez longtemps dans l'état heureux où sa voix est celle de l'innocence. Souvenez-vous qu'on l'offense encore plus quand on la prévient que quand on la combat ; il faut commencer par apprendre à résister pour savoir quand on peut céder sans crime.

Jean-Jacques Rousseau, Oeuvres complètes, t. 5, Paris : J. Bry aîné, 1856-57, p. 203-204.

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Un violent exercice

Rousseau, Émile ou De l'éducation, livre IV

Émile sait un métier, mais ce métier n’est pas ici notre ressource ; il aime et entend l’agriculture, mais l’agriculture ne nous suffit pas : les occupations qu’il connaît deviennent une routine ; en s’y livrant, il est comme ne faisant rien ; il pense à toute autre chose ; la tête et les bras agissent séparément. Il lui faut une occupation nouvelle qui l’intéresse par sa nouveauté, qui le tienne en haleine, qui lui plaise, qui l’applique, qui l’exerce, une occupation dont il se passionne, et à laquelle il soit tout entier. Or, la seule qui me parait réunir toutes ces conditions est la chasse. Si la chasse est jamais un plaisir innocent, si jamais elle est convenable à l’homme, c’est à présent qu’il y faut avoir recours. Émile a tout ce qu’il faut pour y réussir ; il est robuste, adroit, patient, infatigable. Infailliblement il prendra du goût pour cet exercice ; il y mettra toute l’ardeur de son âge ; il y perdra, du moins pour un temps, les dangereux penchants qui naissent de la mollesse. La chasse endurcit le cœur aussi bien que le corps ; elle accoutume au sang, à la cruauté. On a fait Diane ennemie de l’amour ; et l’allégorie est très juste : les langueurs de l’amour ne naissent que dans un doux repos ; un violent exercice étouffe les sentiments tendres. Dans les bois, dans les lieux champêtres, l’amant, le chasseur sont si diversement affectés, que sur les mêmes objets ils portent des images toutes différentes. Les ombrages frais, les bocages, les doux asiles des forts, premier, ne sont pour l’autre que des viandes, des forts, des remises ; où l’un n’entend que chalumeaux, que rossignols, que ramages, l’autre se figure les cors et les cris des chiens ; l’un n’imagine que dryades et nymphes, l’autre que piqueurs, meutes et chevaux. Promenez-vous en camp avec ces deux sortes d’hommes ; à la différence de leur âge, vous connaîtrez bientôt que la terre n’a pas pour eux un aspect semblable, et que le tour de leurs idées est aussi divers que le choix de leurs plaisirs.

Jean-Jacques Rousseau, Oeuvres complètes, t. 5, Paris : J. Bry aîné, 1856-57, p. 250-251.

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Les premiers cuisiniers du monde

Rousseau, Émile ou De l'éducation, livre IV

Là, je rassemblerais une société, plus choisie que nombreuse, d'amis aimant le plaisir et s'y connaissant, de femmes qui pussent sortir de leur fauteuil et se prêter aux jeux champêtres, prendre quelquefois, au lieu de la navette et des cartes, la ligne, les gluaux, le râteau des faneuses, et le panier des vendangeuses. Là, tous les airs de la ville seraient oubliés, et, devenus villageois au village, nous nous trouverions livrés à des foules d'amusements divers qui ne nous donneraient chaque soir que l'embarras du choix pour le lendemain. L'exercice et la vie active nous feraient un nouvel estomac et de nouveaux goûts. Tous nos repas seraient des festins, où l'abondance plairait plus que la délicatesse.

La gaieté, les travaux rustiques, les folâtres jeux, sont les premiers cuisiniers du monde, et les ragoûts fins sont bien ridicules à des gens en haleine depuis le lever du soleil. Le service n'aurait pas plus d'ordre que d'élégance ; la salle à manger serait partout, dans le jardin, dans un bateau, sous un arbre ; quelquefois au loin, près d'une source vive, sur l'herbe verdoyante et fraîche, sous des touffes d'aunes et de coudriers ; une longue procession de gais convives porterait en chantant l'apprêt du festin ; on aurait le gazon pour table et pour chaise, les bords de la fontaine serviraient de buffet, et le dessert pendrait aux arbres. Les mets seraient servis sans ordre, l'appétit dispenserait des façons ; chacun, se préférant ouvertement à tout autre, trouverait bon que tout autre se préférât de même à lui : de cette familiarité cordiale et modérée naîtrait, sans grossièreté, sans fausseté, sans contrainte, un conflit badin plus charmant cent fois que la politesse, et plus fait pour lier les cœurs.

Point d'importun laquais épiant nos discours, critiquant tout bas nos maintiens, comptant nos morceaux d'un œil avide, s'amusant à nous faire attendre à boire, et murmurant d'un trop long dîner. Nous serions nos valets pour être nos maîtres ; chacun serait servi par tous ; le temps passerait sans le compter ; le repas serait le repos, et durèrent autant que l'ardeur du jour. S'il passait près de nous quelque paysan retournant au travail, ses outils sur l'épaule, je lui réjouirais le cœur par quelques bons propos, par quelques coups de bon vin qui lui feraient porter plus gaiement sa misère ; et moi j'aurais aussi le plaisir de me sentir émouvoir un peu les entrailles, et de me dire en secret : je suis encore homme.

Jean-Jacques Rousseau, Oeuvres complètes, t. 5, Paris : J. Bry aîné, 1856-57, p. 58-59.

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