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Anthologie

Les Contemplations dans le texte

Préface

Victor Hugo, Les Contemplations, 1856
Texte intégral : Paris, Ed. Michel Levy, 1856
Dans sa Préface, Hugo expose la signification et la portée qu’il entend donner aux Contemplations. La poésie dans cette œuvre se confond d’après lui avec la « vie » qui est ici à la fois la source et l’objet de l’écriture poétique. Le degré d’abstraction atteint par le poète contemplateur l’amène en outre à faire de ces Mémoires d’une âme l’emblème de la condition humaine.
 
 

[...] Vingt-cinq années sont dans ces deux volumes. Grande mortalis ævi spatium. L’auteur a laissé, pour ainsi dire, ce livre se faire en lui. La vie, en filtrant goutte à goutte à travers les événements et les souffrances, l’a déposé dans son cœur. Ceux qui s’y pencheront retrouveront leur propre image dans cette eau profonde et triste, qui s’est lentement amassée là, au fond d’une âme. Qu’est-ce que les Contemplations ? C’est ce qu’on pourrait appeler, si le mot n’avait quelque prétention, les Mémoires d’une âme.
Ce sont, en effet, toutes les impressions, tous les souvenirs, toutes les réalités, tous les fantômes vagues, riants ou funèbres, que peut contenir une conscience, revenus et rappelés, rayon à rayon, soupir à soupir, et mêlés dans la même nuée sombre. C’est l’existence humaine sortant de l’énigme du berceau et aboutissant à l’énigme du cercueil ; c’est un esprit qui marche de lueur en lueur en laissant derrière lui la jeunesse, l’amour, l’illusion, le combat, le désespoir, et qui s’arrête éperdu « au bord de l’infini ». Cela commence par un sourire, continue par un sanglot, et finit par un bruit du clairon de l’abîme.
Une destinée est écrite là jour à jour.
Est-ce donc la vie d’un homme ? Oui, et la vie des autres hommes aussi. Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui. Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis ; la destinée est une. Prenez donc ce miroir, et regardez-vous-y. On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas ! Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! Insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! [...]
 

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Vieille chanson du jeune temps
Livre I, XIX

Victor Hugo, Les Contemplations, 1856
Texte intégral : Paris, Ed. Michel Levy, 1856
Les deux premiers livres des Contemplations comportent de nombreuses pièces d’allure légère et populaire, écrites sur des vers courts et parfois impairs, comme dans cette « chanson ». Le Je lyrique y tourne en dérision l’adolescent qu’il a été.

VIEILLE CHANSON DU JEUNE TEMPS

Je ne songeais pas à Rose ;
Rose au bois vint avec moi ;
Nous parlions de quelque chose,
Mais je ne sais plus de quoi.
 
J'étais froid comme les marbres ;
Je marchais à pas distraits ;
Je parlais des fleurs, des arbres ;
Son œil semblait dire : « Après ? »
 
La rosée offrait ses perles,
Les taillis ses parasols ;
J'allais ; j'écoutais les merles,
Et Rose les rossignols.
 
Moi, seize ans, et l'air morose ;
Elle vingt ; ses yeux brillaient.
Les rossignols chantaient Rose
Et les merles me sifflaient.
 
Rose, droite sur ses hanches,
Leva son beau bras tremblant
Pour prendre une mûre aux branches ;
Je ne vis pas son bras blanc.
 
Une eau courait, fraîche et creuse
Sur les mousses de velours ;
Et la nature amoureuse
Dormait dans les grands bois sourds.
 
Rose défit sa chaussure,
Et mit, d'un air ingénu,
Son petit pied dans l'eau pure ;
Je ne vis pas son pied nu.
 
Je ne savais que lui dire ;
Je la suivais dans le bois,
La voyant parfois sourire
Et soupirer quelquefois.
 
Je ne vis qu'elle était belle
Qu'en sortant des grands bois sourds.
« Soit ; n'y pensons plus ! » dit-elle.
Depuis, j'y pense toujours.
 
Paris, juin 1831.

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Révolte contre les normes
Livre I, XXVI

Victor Hugo, Les Contemplations, 1856
Texte intégral : Paris, Ed. Michel Levy, 1856
Dans plusieurs poèmes du premier livre, Hugo revient sur la bataille romantique qu’il a conduite autour de 1830. Ici, il répond a posteriori à un adversaire probablement imaginaire. Il se montre volontiers provocateur en accentuant intentionnellement les traits d’écriture qui lui ont été reprochés, aussi bien dans le contenu de sa défense que dans son expression.

QUELQUES MOTS À UN AUTRE

[…] J'ai disloqué ce grand niais d'alexandrin ;
Les mots de qualité, les syllabes marquises,
Vivaient ensemble au fond de leurs grottes exquises,
Faisant la bouche en cœur et ne parlant qu'entre eux,
J'ai dit aux mots d'en bas : Manchots, boiteux, goîtreux,
Redressez-vous, planez, et mêlez-vous, sans règles,
Dans la caverne immense et farouche des aigles !
J'ai déjà confessé ce tas de crimes-là ;
Oui, je suis Papavoine, Érostrate, Attila :
Après ?
 
Emportez-vous, et criez à la garde,
Brave homme ! tempêtez ! tonnez ! je vous regarde.
Nos progrès prétendus vous semblent outrageants ;
Vous détestez ce siècle où, quand il parle aux gens,
Le vers des trois saluts d'usage se dispense ;
Temps sombre où, sans pudeur, on écrit comme on pense,
Où l'on est philosophe et poëte crûment,
Où de ton vin sincère, adorable, écumant,
O sévère idéal, tous les songeurs sont ivres.
Vous couvrez d'abat-jour, quand vous ouvrez nos livres,
Vos yeux, par la clarté du mot propre brûlés ;
Vous exécrez nos vers francs et vrais, vous hurlez
De fureur en voyant nos strophes toutes nues.
Mais où donc est le temps des nymphes ingénues,
Qui couraient dans les bois, et dont la nudité
Dansait dans la lueur des vagues soirs d'été ?
Sur l'aube nue et blanche, entr'ouvrant sa fenêtre,
Faut-il plisser la brume honnête et prude, et mettre
Une feuille de vigne à l'astre dans l'azur ? […]

Paris, novembre 1834.

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La nature Eros
Livre II, XXIII

Victor Hugo, Les Contemplations, 1856
Texte intégral : Paris, Ed. Michel Levy, 1856
Le deuxième livre fait de la nature un principe d’amour, en droite ligne du Banquet de Platon. Il en donne conjointement une vision presque panthéiste dans laquelle s’opère une fusion totale entre les amants et les éléments naturels, chacun servant de métaphore à l’autre alternativement.

APRÈS L’HIVER

Tout revit, ma bien-aimée !
Le ciel gris perd sa pâleur ;
Quand la terre est embaumée,
Le cœur de l'homme est meilleur.
 
En haut, d'ou l'amour ruisselle,
En bas, où meurt la douleur,
La même immense étincelle
Allume l'astre et la fleur.
 
L'hiver fuit, saison d'alarmes,
Noir avril mystérieux
Où l'âpre sève des larmes
Coule, et du cœur monte aux yeux.
 
Ô douce désuétude
De souffrir et de pleurer !
Veux-tu, dans la solitude,
Nous mettre à nous adorer ?
 
La branche au soleil se dore
Et penche, pour l'abriter,
Ses boutons qui vont éclore
Sur l'oiseau qui va chanter.
 
L'aurore où nous nous aimâmes
Semble renaître à nos yeux ;
Et mai sourit dans nos âmes
Comme il sourit dans les cieux.
 
On entend rire, on voit luire
Tous les êtres tour à tour,
La nuit, les astres bruire,
Et les abeilles, le jour.
 
Et partout nos regards lisent,
Et, dans l'herbe et dans les nids,
De petites voix nous disent :
« Les aimants sont les bénis ! »
 
L'air enivre ; tu reposes
A mon cou tes bras vainqueurs. 
Sur les rosiers que de roses !
Que de soupirs dans nos cœurs !
 
Comme l'aube, tu me charmes ;
Ta bouche et tes yeux chéris
Ont, quand tu pleures, ses larmes,
Et ses perles quand tu ris.
 
La nature, sœur jumelle
D'Ève et d'Adam et du jour,
Nous aime, nous berce et mêle
Son mystère à notre amour
 
Il suffit que tu paraisses
Pour que le ciel, t'adorant,
Te contemple ; et, nos caresses,
Toute l'ombre nous les rend !
 
Clartés et parfums nous-mêmes,
Nous baignons nos cœurs heureux
Dans les effluves suprêmes
Des éléments amoureux.
 
Et, sans qu'un souci t'oppresse,
Sans que ce soit mon tourment,
J'ai l'étoile pour maîtresse ;
Le soleil est ton amant ;
 
Et nous donnons notre fièvre
Aux fleurs où nous appuyons
Nos bouches, et notre lèvre
Sent le baiser des rayons.
 
Juin 18...

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Les luttes du rêveur
Livre III, II

Victor Hugo, Les Contemplations, 1856
Texte intégral : Paris, Ed. Michel Levy, 1856
Le troisième livre affronte la question du mal, sous presque toutes ses formes. Hugo s’en prend ainsi à la fois à l’injustice d’une société qui favorise la ruse mais condamne le vol motivé par la misère, et à l’aveuglement de la foule qui repousse l’ « homme de génie ». C’est donc une inversion des valeurs qui est dénoncée, inversion contre laquelle le « rêveur  » se donne pour mission de lutter.

MELANCHOLIA

[…] Un homme s'est fait riche en vendant à faux poids ;
La loi le fait juré. L'hiver, dans les temps froids,
Un pauvre a pris un pain pour nourrir sa famille.
Regardez cette salle où le peuple fourmille ;
Ce riche y vient juger ce pauvre. Écoutez bien.
C'est juste, puisque l'un a tout et l'autre rien.
Ce juge, – ce marchand, – fâché de perdre une heure,
Jette un regard distrait sur cet homme qui pleure,
L'envoie au bagne, et part pour sa maison des champs.
Tous s'en vont en disant : « C'est bien ! » bons et méchants ;
Et rien ne reste là qu'un Christ pensif et pâle,
Levant les bras au ciel dans le fond de la salle.

Un homme de génie apparaît. Il est doux,
Il est fort, il est grand ; il est utile à tous ;
Comme l'aube au-dessus de l'océan qui roule,
Il dore d'un rayon tous les fronts de la foule ;
Il luit ; le jour qu'il jette et un jour éclatant ;
Il apporte une idée au siècle qui l'attend ;
Il fait son œuvre ; il veut des choses nécessaires,
Agrandir les esprits, amoindrir les misères ;
Heureux, dans ses travaux dont les cieux sont témoins,
Si l'on pense un peu plus, si l'on souffre un peu moins !
Il vient. – Certe, on le va couronner ! – On le hue !
Scribes, savants, rhéteurs, les salons, la cohue,
Ceux qui n'ignorent rien, ceux qui doutent de tout,
Ceux qui flattent le roi, ceux qui flattent l'égout,
Tous hurlent à la fois et font un bruit sinistre.
Si c'est un orateur ou si c'est un ministre,
On le siffle. Si c'est un poëte, il entend
Ce chœur : – Absurde ! faux ! monstrueux ! révoltant ! 
Lui, cependant, tandis qu'on bave sur sa palme,
Debout, les bras croisés, le front levé, l'œil calme,
Il contemple, serein, l'idéal et le beau ;
Il rêve ; et, par moments, il secoue un flambeau
Qui, sous ses pieds, dans l'ombre, éblouissant la haine,
Éclaire tout à coup le fond de l'âme humaine ;
Ou, ministre, il prodigue et ses nuits et ses jours ;
Orateur, il entasse efforts, travaux, discours ;
Il marche, il lutte ! Hélas ! l'injure ardente et triste,
À chaque pas qu'il fait, se transforme et persiste.
Nul abri. Ce serait un ennemi public,
Un monstre fabuleux, dragon ou basilic,
Qu'il serait moins traqué de toutes les manières,
Moins entouré de gens armés de grosses pierres,
Moins haï ! – Pour eux tous et pour ceux qui viendront,
Il va semant la gloire, il recueille l'affront.  […]

Paris, juillet 1838.

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La contemplation ou la traversée des apparences
Livre III, XXX, iii

Victor Hugo, Les Contemplations, 1856
Texte intégral : Paris, Ed. Michel Levy, 1856
Dans un long discours adressé par le sujet lyrique à sa fille, le poème qui clôt le premier tome des Contemplations livre une réflexion sur l’acte même de contempler. C’est ici la figure symbolique du « berger », ou « pâtre », qui incarne le contemplateur visionnaire, celui dont le regard perce les apparences pour atteindre la vérité du monde.

MAGNITUDO PARVI

[…] Lui, ce berger, ce passant frêle,
Ce pauvre gardeur de bétail
Que la cathédrale éternelle
Abrite sous son noir portail, […]
 
Il sent, faisant passer le monde
Par sa pensée à chaque instant,
Dans cette obscurité profonde
Son œil devenir éclatant ;
 
Et, dépassant la créature,
Montant toujours, toujours accru,
Il regarde tant la nature,
Que la nature a disparu !
 
Car, des effets allant aux causes,
L’œil perce et franchit le miroir,
Enfant ; et contempler les choses,
C’est finir par ne plus les voir.
 
La matière tombe détruite
Devant l’esprit aux yeux de lynx ;
Voir, c’est rejeter ; la poursuite
De l’énigme est l’oubli du sphinx.
 
Il ne voit plus le ver qui rampe,
La feuille morte, émue au vent,
Le pré, la source où l’oiseau trempe
Son petit pied rose en buvant ; […]
 
Ni les mondes, esquifs sans voiles,
Ni, dans le grand ciel sans milieu,
Toute cette cendre d’étoiles ;
Il voit l’astre unique ; il voit Dieu ! […]

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Le deuil, expérience de mort intérieure
Livre IV, XIII

Victor Hugo, Les Contemplations, 1856
Texte intégral : Paris, Ed. Michel Levy, 1856
La fracture que représente la mort de la fille aimée provoque dans « Veni, vidi, vixi » un renversement total de l’attitude du sujet lyrique face au monde. La nature, qui dans le deuxième livre incitait à l’amour, laisse désormais indifférent le marcheur dont l’ « espoir » est « vaincu », et qui ne sent plus que la « tristesse secrète » de toute chose.

VENI, VIDI, VIXI

J’ai bien assez vécu, puisque dans mes douleurs
Je marche sans trouver de bras qui me secourent,
Puisque je ris à peine aux enfants qui m’entourent,
Puisque je ne suis plus réjoui par les fleurs ;
 
Puisqu’au printemps, quand Dieu met la nature en fête,
J’assiste, esprit sans joie, à ce splendide amour ;
Puisque je suis à l’heure où l’homme fuit le jour,
Hélas ! et sent de tout la tristesse secrète ;
 
Puisque l’espoir serein dans mon âme est vaincu ;
Puisqu’en cette saison des parfums et des roses,
Ô ma fille ! j’aspire à l’ombre où tu reposes,
Puisque mon cœur est mort, j’ai bien assez vécu.
 
Je n’ai pas refusé ma tâche sur la terre.
Mon sillon ? Le voilà. Ma gerbe ? La voici.
J’ai vécu souriant, toujours plus adouci,
Debout, mais incliné du côté du mystère.
 
J’ai fait ce que j’ai pu ; j’ai servi, j’ai veillé,
Et j’ai vu bien souvent qu’on riait de ma peine.
Je me suis étonné d’être un objet de haine,
Ayant beaucoup souffert et beaucoup travaillé.
 
Dans ce bagne terrestre où ne s’ouvre aucune aile,
Sans me plaindre, saignant, et tombant sur les mains,
Morne, épuisé, raillé par les forçats humains,
J’ai porté mon chaînon de la chaîne éternelle.
 
Maintenant, mon regard ne s’ouvre qu’à demi ;
Je ne me tourne plus même quand on me nomme ;
Je suis plein de stupeur et d’ennui, comme un homme
Qui se lève avant l’aube et qui n’a pas dormi.
 
Je ne daigne plus même, en ma sombre paresse,
Répondre à l’envieux dont la bouche me nuit.
O Seigneur ! ouvrez-moi les portes de la nuit,
Afin que je m’en aille et que je disparaisse !
 
Avril 1848.

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La nature, « poëme » divin
Livre V, III, iv

Victor Hugo, Les Contemplations, 1856
Texte intégral : Paris, Ed. Michel Levy, 1856
Attaqué par une ancienne fréquentation qui lui reproche son évolution, Hugo lui répond dans un poème qui retrace cette dernière et constitue ainsi une mise en abyme du recueil. Le Je s’attarde notamment sur les multiples leçons qu’il a tirées de la nature, « poëme » de Dieu, et s’offrant par là de manière privilégié au déchiffrement du poëte à venir.

ÉCRIT EN 1846

[…] Dieu prend par la main l’homme enfant, et le convie
À la classe qu’au fond des champs, au sein des bois,
Il fait dans l’ombre à tous les êtres à la fois.
J’ai pensé. J’ai rêvé près des flots, dans les herbes,
Et les premiers courroux de mes odes imberbes
Sont d’eux-mêmes en marchant tombés derrière moi.
La nature devint ma joie et mon effro ;
Oui, dans le même temps où vous faussiez ma lyre,
Marquis, je m’échappais et j’apprenais à lire
Dans cet hiéroglyphe énorme : l’univers.
Oui, j’allais feuilleter les champs tout grands ouverts ;
Tout enfant, j’essayais d’épeler cette bible
Où se mêle, éperdu, le charmant au terrible ;
Livre écrit dans l’azur, sur l’onde et le chemin,
Avec la fleur, le vent, l’étoile ; et qu’en sa main
Tient la création au regard de statue ;
Prodigieux poëme où la foudre accentue
La nuit, où l’océan souligne l’infini.
Aux champs, entre les bras du grand chêne béni,
J’étais plus fort, j’étais plus doux, j’étais plus libre ;
Je me mettais avec le monde en équilibre ;
Je tâchais de savoir, tremblant, pâle, ébloui,
Si c’est Non que dit l’ombre à l’astre qui dit Oui ;
Je cherchais à saisir le sens des phrases sombres
Qu’écrivaient sous mes yeux les formes et les nombres ;
J’ai vu partout grandeur, vie, amour, liberté ;
Et j’ai dit : – Texte : Dieu ; contresens : royauté.  […]
 
Paris, juin 1846.

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L’exil
Livre V, VI

Victor Hugo, Les Contemplations, 1856
Texte intégral : Paris, Ed. Michel Levy, 1856
L’exil constitue lui aussi une expérience de mort pour le sujet lyrique, transformé en « fantôme » par l’oubli dont il se voit victime. L’aspect désolé de l’île de Jersey, refuge du proscrit, vient renforcer cette assimilation, mais ouvre d’un autre côté sur l’exploration possible du « gouffre et de l’ombre sacrée ».

À VOUS QUI ÊTES LÀ

Vous qui l’avez suivi dans sa blême vallée,
Au bord de cette mer d’écueils noirs constellée,
Sous la pâle nuée éternelle qui sort
Des flots, de l’horizon, de l’orage et du sort ;
Vous qui l’avez suivi dans cette Thébaïde,
Sur cette grève nue, aigre, isolée et vide,
Où l’on ne voit qu’espace âpre et silencieux,
Solitude sur terre et solitude aux cieux ;
Vous qui l’avez suivi dans ce brouillard qu’épanche
Sur le roc, sur la vague et sur l’écume blanche,
La profonde tempête aux souffles inconnus,
Recevez, dans la nuit où vous êtes venus,
Ô chers êtres ! cœurs vrais, lierres de ses décombres,
La bénédiction de tous ces déserts sombres ! […]
 
Oh ! suivre hors du jour, suivre hors de la loi,
Hors du monde, au-delà de la dernière porte,
L’être mystérieux qu’un vent fatal emporte,
C’est beau ! C’est beau de suivre un exilé ! le jour
Où ce banni sortit de France, plein d’amour
Et d’angoisse, au moment de quitter cette mère,
Il s’arrêta longtemps sur la limite amère ;
Il voyait, de sa course à venir déjà las,
Que dans l’œil des passants il n’était plus, hélas !
Qu’une ombre, et qu’il allait entrer au sourd royaume
Où l’homme qui s’en va flotte et devient fantôme ;
Il disait aux ruisseaux : « Retiendrez-vous mon nom,
Ruisseaux ? » Et les ruisseaux coulaient en disan : « Non. »
Il disait aux oiseaux de France : « Je vous quitte,
Doux oiseaux ; je m’en vais aux lieux où l’on meurt vite,
Au noir pays d’exil où le ciel est étroit ;
Vous viendrez, n’est-ce pas, vous nicher dans mon toit ? »
Et les oiseaux fuyaient au fond des brumes grises.
Il disait aux forêts : « M’enverrez-vous vos brises ? »
Les arbres lui faisaient des signes de refus.
Car le proscrit est seul ; la foule aux pas confus
Ne comprend que plus tard, d’un rayon éclairée,
Cet habitant du gouffre et de l’ombre sacrée.
 
Marine-Terrace, janvier 1855.

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Révélation de la « bouche d’ombre »
Livre VI, XXVI

Victor Hugo, Les Contemplations, 1856
Texte intégral : Paris, Ed. Michel Levy, 1856
Le vaste poème final du sixième livre est celui de la révélation, énoncée par la mystérieuse « bouche d’ombre » à l’intention d’un Je lyrique silencieux. C’est ici l’essence hybride de l’homme qui est dévoilée, ainsi que les raisons de l’ignorance du génie. Cette imperfection fondamentale engage ce dernier dans l’attitude dynamique de la quête, moteur en dernière instance de l’écriture poétique.

CE QUE DIT LA BOUCHE D’OMBRE

[…] L’homme est clémence et colère ;
Fond vil du puits, plateau radieux de la tour ;
Degré d’en haut pour l’ombre, et d’en bas pour le jour.
L’ange y descend, la bête après la mort y monte ;
Pour la bête, il est gloire, et, pour l’ange, il est honte ;
Dieu mêle en votre race, hommes infortunés,
Les demi-dieux punis aux monstres pardonnés. […]

Roi forçat, l’homme, esprit, pense, et, matière, mange.
L’âme en lui ne se peut dresser sur son séant.
L’homme, comme la brute abreuvé de néant,
Vide toutes les nuits le verre noir du somme.
La chaîne de l’enfer, liée au pied de l’homme,
Ramène chaque jour vers le cloaque impur
La beauté, le génie, envolés dans l’azur,
Mêle la peste au souffle idéal des poitrines,
Et traîne, avec Socrate, Aspasie aux latrines.
 
Par un côté pourtant l’homme est illimité.
Le monstre a le carcan, l’homme a la liberté.
Songeur, retiens ceci : l’homme est un équilibre.
L’homme est une prison où l’âme reste libre.
L’âme, dans l’homme, agit, fait le bien, fait le mal,
Remonte vers l’esprit, retombe à l’animal ;
Et pour que, dans son vol vers les cieux, rien ne lie
Sa conscience ailée et de Dieu seul remplie,
Dieu, quand une âme éclôt dans l’homme au bien poussé,
Casse en son souvenir le fil de son passé ;
De là vient que la nuit en sait plus que l’aurore.
Le monstre se connaît lorsque l’homme s’ignore.
Le monstre est la souffrance, et l’homme est l’action.
L’homme est l’unique point de la création
Où, pour demeurer libre en se faisant meilleure,
L’âme doive oublier sa vie antérieure.
Mystère ! au seuil de tout l’esprit rêve ébloui.
 
Jersey, 1855.

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