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L’Occident et le monde

Perspective d’un mausolée situé sur la butte Montmartre
Perspective d’un mausolée situé sur la butte Montmartre

© École nationale supérieure des beaux-arts, Paris

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Depuis les Lumières, la question de l'universel hante les esprits. Quelle est la part de l'Occident dans les droits de l'Homme, dans la science, dans la relation au religieux ? Dans quelle mesure une pensée née dans le cerveau d'une poignée d'hommes européens peut-elle s'appliquer à toute l'humanité ? Où se trouve la frontière entre des principes invoqués pour le bien de tous et des concepts imposés à la manière d'un colonisateur ?

Aucune réflexion sur les lumières et les droits de l’homme ne peut échapper à cette question préalable : et si ces fameux droits de l’homme exprimaient finalement une vision très occidentale du monde ? Et si leur défense à tout crin correspondait à un paternalisme planétaire, à un néo-racisme culturel, bien commode pour asseoir la supériorité commerciale et militaire de l’Occident ? Et si chez nous, dans nos propres pays, la défense de ces mêmes valeurs dissimulait un ostracisme culturel inavoué à l’endroit des immigrés porteurs de traditions différentes ?
C’est comme cela, en face, que nous sommes aujourd’hui conviés à regarder cette question. Au fond, c’est celle – immense et redoutable – de l’universel. Depuis les Lumières, elle hante l’histoire du monde. C’est une question maudite. Elle alimente quiproquos et malentendus. Elle brouille les catégories, subvertit les positions politiques ou religieuses, fait dorénavant lever fantasmes et intolérances. Elle nourrit également des symétries simplificatrices : l’universel opposé au particulier, l’aspiration au même congédiant la singularité, l’internationalisme planétaire substitué au chauvinisme identitaire, l’aventure de l’esprit contre l’enracinement naturaliste, la morale mondiale – et bientôt le droit mondial – contre la pluralité des valeurs, etc. Derrière ces dualismes querelleurs, la même question se trouve bel et bien posée. Elle peut être formulée en peu de mots : pouvons-nous trouver dans l’héritage des Lumières un principe d’humanité, quelques valeurs d’essence supérieure capables de transcender les différences de race, de culture ou d’expérience historique pour définir notre commune humanité ? Ces valeurs doivent-elles l’emporter sur les coutumes locales et les traditions particulières ?
C’est avec loyauté et mesure que les héritiers des Lumières que nous sommes doivent répondre à cette interrogation majeure. On pourrait même ajouter : avec modestie. En effet, il s’agit d’éviter deux erreurs qui sont exactement symétriques. La première, c’est ce qu’on pourrait appeler l’arrogance occidentale ; une démarche néocolonialiste (consciente ou pas) consistant à juger de haut – et avec une pointe de dédain – les cultures particulières. Mais l’erreur symétrique, fût-elle bien intentionnée, ne l’est pas davantage. Comme on le sait, c’est celle du relativisme intégral qui, dans le souci d’exalter la diversité culturelle du monde, la légitimité des cultures différentes, en vient à récuser le concept d’universel. Et donc, à miner les droits de l’homme eux-mêmes. Ce « politiquement correct » consistant à dire que toutes les cultures se valent et que chaque peuple défend légitimement ses valeurs a fait bien des ravages dans les années 1960 et 1970, dans la mesure où il pouvait conduire à légitimer les pires tyrannies (que l’on songe au maoïsme ébloui… et aveugle de certains intellectuels occidentaux). Il faut donc, à tout prix, dépasser ce dualisme sans issue qui oppose l’universel au particulier.

Philosophische Schriften
Philosophische Schriften |

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Certes, une partie importante de ces valeurs sont nées dans un canton du monde, celui de la Méditerranée de l’Antiquité tardive ou de l’Europe médiévale, des philosophes européens du 18e siècle, mais voilà bien longtemps qu’elles n’appartiennent plus exclusivement à l’Occident. Ce dernier n’en est d’ailleurs pas toujours le meilleur serviteur. Tant s’en faut. Pire encore, il les a souvent dévoyées ou instrumentalisées. Quand l’armée française torturait en Algérie ou massacrait à Madagascar, il est évident que ces valeurs, au sens ontologique du terme, ne se trouvaient pas dans le camp de l’Occident. C’est en pensant à ces trahisons par l’Occident de ses propres valeurs qu’on peut essayer de répondre à une question obsédante. Celle que le philosophe Cornelius Castoriadis posait en ces termes : pourquoi nos sociétés riches et libres sont-elles devenues incapables d’exercer durablement une influence émancipatrice sur le reste du monde ? Pourquoi la modernité dont nous sommes les messagers se trouve-t-elle si souvent récusée – ou combattue – un peu partout sur la planète ? Autrement dit, qu’est-ce qui ne fonctionne décidément plus dans nos rapports avec les « hommes de bonne volonté » de l’hémisphère sud ? Les hommes et les femmes du dehors seraient-ils collectivement frappés de sottise ? Masochistes ? Ignorants ?
Bien sûr que non. Hormis les terroristes ou les intégristes, des millions d’hommes et de femmes à travers le monde nous reprochent non point nos valeurs, mais d’y être si souvent infidèles. Les valeurs, elles, sont bien perçues par eux comme ontologiquement universelles. Ajoutons qu’elles ont d’ailleurs été officiellement reconnues par tous les pays qui ont signé la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948. À l’époque, les initiateurs de cette Déclaration – dont René Cassin – ont bien veillé à ce que des philosophes non-occidentaux participent à son élaboration. Aujourd’hui, on est fondé à dire que ces valeurs ne sont plus « occidentales », mais qu’elles concernent tout aussi bien un jeune étudiant de Hong-Kong ou de Canton, un jeune Africain de Côte d’Ivoire…
Contre les dogmatismes et les intolérances contemporaines, nous devons comprendre enfin que c’est la singularité elle-même qui nous ouvre à l’universel. À condition qu’elle ne soit ni close, ni violentée, ni assignée. Nous avons autant besoin d’appartenance que de liberté ; cette appartenance peut désormais être multiple, elle n’en est pas moins nécessaire. Comme demeure nécessaire le souci d’échapper à sa finitude, d’échapper surtout à cette barbarie obtuse qui ne sait désigner l’autre, l’ailleurs, que comme des périls. « L’universel, c’est le local moins les murs », disait magnifiquement l’écrivain portugais Miguel Torga, en 1954. On pense aussi à cette douce et forte réflexion de la philosophe Simone Weil, à propos justement de l’universel et du particulier. « C’est un devoir pour chaque homme de se déraciner [pour accéder à l’universel], écrivait-elle, mais c’est toujours un crime de déraciner l’autre. »
Dans les faits cependant, à l’orée de ce nouveau millénaire, deux phénomènes culturels, en apparence contradictoires, dominent la scène mondiale. D’abord une fascination générale pour la modernité occidentale, fondée sur la démocratie, l’économie de marché et le consumérisme. Partout, de Pékin à Hanoï, Mexico ou Lagos, l’abondance, la liberté individuelle et la consommation effrénée suscitent attirance et volonté d’imitation. Le capitalisme séduit, la modernité éblouit et provoque la convoitise. Dans le même temps cependant, des refus se manifestent. Parfois par la violence et un retour confus vers l’archaïsme ou la tradition. Ce qui est dénoncé alors, ce n’est pas seulement les insuffisances du modèle culturel et social que nous incarnons – inégalités, dureté sociale, atomisation individuelle, capacité destructrice –, c’est aussi un « impérialisme » d’un type nouveau, fondé sur une étrange sûreté de soi. Comme si l’Occident se trouvait en quelque sorte prisonnier de sa victoire sur son rival de l’Est. C’est cette immense contradiction qu’il s’agit d’interroger.

Projet de monument tronconique
Projet de monument tronconique |

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Un vainqueur sans rival

Il est vrai qu’une arrogance têtue a surgi tout armée de l’effondrement inattendu du communisme. Comme si l’Occident victorieux, en bonne conscience, se sentait à nouveau dépositaire du destin planétaire, comptable et artisan de l’émancipation universelle, avant-garde assermentée du mondialisme en marche. Campé face aux replis culturels de l’Arabie ou de l’Asie mineure, dressé contre les frilosités nationales de l’Est ou les rémanences du religieux, l’Occident se comporte comme s’il refoulait désormais son propre désarroi, ignorait le vide dont il se sait porteur.
Il faut sans doute remonter assez loin dans le temps (début du siècle ? Exposition universelle ?) pour retrouver un triomphalisme aussi entier. Comment méconnaître la part de nostalgie qu’il contient ? Et la part d’autisme ? La modernité occidentale, en effet, tend à diaboliser ce qui la conteste, à négliger ce qui la questionne, à combattre ce qui lui résiste. Comme si, toute critique oubliée, toute déréliction conjurée, elle retrouvait face à l’autre la certitude qui lui fait défaut face à elle-même. Ce dédoublement est à la source d’un immense malentendu avec le reste du monde.
Pour tenter de l’expliquer, on convoque sans relâche la persistance de l’obscurantisme, la régression intégriste, les complots du terrorisme, le désenchantement du lumpenproletariat du tiers-monde ou l’imposture des dictatures tropicales. C’est une démarche consolatrice. Convenons qu’elle est sans vraie pertinence. Cette panne de l’universalisme occidental n’est pas un phénomène qui lui serait extérieur. Elle n’est ni le fruit d’un complot, ni celui d’une conjoncture géopolitique. C’est moins le dehors qui est en crise que le dedans. Le problème essentiel n’est pas que le reste du monde, encore enfermé dans ses clôtures culturelles, résiste à la modernité. Le problème est que celle-ci n’opère plus comme avant.
Et pourquoi ? Si la crise de l’Occident – son délabrement – explique qu’il ne rayonne plus, reste à se demander à quoi tient, en dernière analyse, cette crise. Comment s’explique cette ontologique insuffisance qui vaut à l’Occident d’être perçu comme un repoussoir plutôt qu’un modèle. Chacun de nous, en son for intérieur, connaît la réponse. Si l’Occident est en crise, c’est parce ce qu’il a cessé d’exercer sur lui-même la capacité critique qui le constituait. « Notre siècle, s’exclamait Kant, est le siècle propre de la critique à laquelle tout doit se soumettre. » L’Occident, de ce point de vue, a bien rompu avec Kant en même temps qu’il rompait avec lui-même. Il a fait de sa modernité, non plus un questionnement mais un privilège, non plus une subversion universelle mais une idéologie parmi d’autres. Faisant ainsi, il renonçait à cela même qui le définissait : cette capacité de s’évader de ses propres clôtures, cette disposition au déracinement de soi-même, cette auto-vigilance, en quelque sorte. Il n’est plus cette « âme du monde à cheval » qu’évoquait Hegel lorsque Napoléon passait sous ses fenêtres. Replié dans ses dogmes, barricadé dans ses craintes, exclusivement dévoué aux dimensions technologique, financière, voire militaire de sa puissance, l’Occident s’est purement et simplement renié.
Certains, paradoxalement, se réjouissent de ce que l’Ouest soit ainsi sorti de la mauvaise conscience, qu’il ait rompu avec la haine de soi qui l’habitait encore il n’y a pas si longtemps. Cette analyse est courte. Il est vrai que, pendant une trentaine d’années – 1945-1975 – un trouble mortifère a hanté la pensée européenne et américaine. Un rejet de soi alimenté par le souvenir des tueries de 1914-1918, des massacres hitlériens ou staliniens, d’Hiroshima, du grand « péché » colonial. Pendant trente ans – les « trente honteuses » – la gauche et la jeunesse furent les dépositaires d’un immense remords. C’est ce remords-là, dévastateur et paralysant, qui fonda le tiers-mondisme, l’extrême gauche soixante-huitarde, la fascination pour le relativisme culturel et ce rejet de soi-même qu’exprimaient quelques textes fameux comme cette préface de Jean-Paul Sartre aux Damnés de la terre de Frantz Fanon.
Soit.
Mais on aurait tort d’oublier que ce remords insistant qui régnait sur les mots ne régna jamais sur les choses. Tandis que la gauche repentante s’imposait une « macération » mortificatrice, pour reprendre l’expression d’Ignace de Loyola, le contentement de soi demeurait bel et bien au pouvoir. En Europe comme en Amérique. Si les campus de Californie, les rues de Francfort ou Paris s’embrasaient contre la « sale guerre » du Vietnam, dans les faits, les B52 n’en rasaient pas moins Haïphong. Autrement dit, la « culture du remords » n’emportait que rarement une capitulation effective du politique. L’Occident parlait sans cesse de son remords mais il agissait sans remords. Et, in concreto, il se fortifiait sans cesse. Tandis que Sartre ou Lévi-Strauss écrivait, le Fonds monétaire international et la banque mondiale régnaient. Les « trente honteuses » et les « trente glorieuses » furent simultanées. Il n’est pas abusif d’écrire qu’il y eut là quelque chose comme une étrange régulation. Alors même que l’Occident prospérait et que sa puissance « contenait » (containment) les « barbares » de l’Est et du Sud, une part de lui-même – et non la moindre – demeurait solidaire du reste du monde.
Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. La pensée occidentale elle-même, débarrassée de son remords, affranchie de sa mauvaise conscience, s’est ralliée au triomphalisme et à l’arrogance. Comme si le « front » se trouvait désormais bétonné, clos sur lui-même, inaccessible au doute. Les mots et les choses sont aujourd’hui dans le même camp. Un camp qui ne veut plus écouter ses propres doutes et qui campe dans un autisme dominateur. Si la modernité occidentale ne rayonne plus, c’est qu’elle n’est plus porteuse de questions.
Ce n’est pas tant l’utopie mondialiste qui fait problème que l’arrogance de ses propagandistes. Ce n’est pas l’universel ou l’émancipation démocratique qui déclenchent la peur, le repli, le barricadement, c’est leur traduction idéologique, c’est-à-dire méprisante et impériale. Ce n’est pas le déracinement de la modernité qui est détestable – il résume à lui seul toute l’aventure humaine – c’est l’injonction au déracinement venue du dehors. Ou imposée. Écoutons mieux les griefs qui montent aujourd’hui de l’Est ou du Sud. Le mondialisme qui est récusé, c’est celui qui prétend n’imposer que la corruption de ses élites, l’arrogance de ses banquiers, le cynisme de ses riches et la démission de ses intellectuels. Ce n’est pas celui de la démocratie et des droits de l’homme.

L’Ouest contre les tribus

Le même type de réflexion s’impose au sujet de cette dangereuse tendance au repli identitaire qui remonte, au plus près, le vent de la mondialisation. Cette résistance est planétaire, ce paradoxe est partout… Voyez cette robustesse retrouvée des dialectes, cette vitalité combative des folklores ; enregistrez l’ombrageux particularisme des micro-États ; notez la vigueur sans précédent de tous ces patriotismes de principautés, de nations ou de provinces. Folklore marginal ? Péripéties subalternes ? Certainement pas. La crainte la plus répandue, la plus visible, la plus agissante, c’est bien celle d’une dissolution dans l’uniformité.

C’est devant ce vertige et cette alternative que balance notre fin de siècle : l’universel ou la différence, l’émancipation de l’individu ou la pesanteur de l’appartenance, le fantôme de Hegel ou celui de Heidegger. Comme si le destin du prochain millénaire se trouvait suspendu tout entier à une alternative impossible. Plus étrange encore : on dirait qu’à défaut de pouvoir choisir, l’époque consent confusément à un partage des rôles. Le discours est résolument mondialiste. Le langage dominant, c’est celui de l’utopie uniformisatrice, celle qui plaide pour l’alignement des modes de vie sur le modèle occidental, applaudit à la belle créativité métisse – world music ou world literature – et milite pour le triomphe de l’individualisme démocratique. Un optimisme généreux mais impitoyable, en effet, qui oppose le Bien de l’universel au Mal de la différence.
Le réel, en revanche, procède à rebours. Lorsqu’il chemine à marche forcée, c’est à reculons. Il s’inquiète confusément de l’uniformité planétaire et du « désenchantement du monde ». Il fait retour en hâte vers le refuge du « local » (traditions, langues, appartenances, etc.). Le réel, en somme, est plus villageois que jamais, plus chauvin qu’avant-hier, plus national que de raison. Une faille s’ouvre ainsi entre les mots et les choses, un vide se creuse sous le vernis du langage et la pellicule des apparences. Faut-il ajouter que ce partage des rôles – sauf exception – est aussi social ? Aux gouvernants, l’ivresse annoncée de l’espace télématique et transcontinental ; aux peuples, l’étroitesse parcimonieuse du terroir et le maigre viatique de la tradition. Ce partage social vaut aussi à l’échelle du monde. Voyez la carte ! Les États riches, membres du G8, sont mondialistes ; la Mauritanie ne l’est pas, ni le Burkina Faso. « Le réveil des cultures périphériques est l’arme du pauvre. »
L’utopie mondialiste – la dernière qui nous reste – mord donc difficilement sur le réel. Elle échoue à convaincre. Son verbe est comme frappé d’impuissance, exilé loin de la chair du monde. Pareil exil ne va pas sans conséquences, tout discours tendant à se radicaliser quand il n’est pas entendu. Le credo généreux du mondialisme se dégrade peu à peu en prêche comminatoire, le beau projet universaliste dérape progressivement vers l’élitisme hautain. Lui qui se voulait dépassement des intolérances ! Il se crispe comme une injonction agacée, il se fait dédaigneux. Peu à peu, deux raideurs se retrouvent ainsi dressées l’une contre l’autre. On sent bien la gravité politique de ce décalage.
Ceux qui ont observé d’assez près l’ouverture de l’Est n’oublieront d’ailleurs pas la condescendance avec laquelle les intellectuels, hommes d’affaires et décideurs occidentaux, accourus en Europe orientale ou dans l’ex-URSS, toisèrent leurs interlocuteurs locaux : ces cousins pittoresques, attachés à des aspirations « tribales », ces naïfs malhabiles devant la modernité capitaliste, ces miséreux en mal de traditions mais qu’on pensait pouvoir acheter avec la verroterie électronique ou électroménagère de l’Ouest… Ces retrouvailles gangrenées par le mépris, ces humiliations qui furent distribuées alentour ne seront pas guéries facilement. Le ton des rapports entre Allemands de l’Ouest et de l’Est, bien vite envenimé, donne une idée de l’ampleur du malentendu.
Le malentendu s’aggrava d’autant plus vite qu’il se trouva, à l’Est, bien assez de démagogues pour flatter, dévoyer et même jeter dans la guerre ces aspirations « chauvines » dont l’archaïsme nous étonnait tant. Les Milosevic serbes, les Jirinovski russes, les Meciar slovaques, les Iliescu roumains justifiaient opportunément nos condamnations sans appel. Tous avaient en commun d’être des apparatchiks reconvertis dans le chauvinisme pour se maintenir au pouvoir. Apprentis sorciers funestes, fauteurs de guerre et commanditaires de crimes, ils mettaient le feu à l’Est et nous dispensaient de répondre à la question principale. Elle tient en quelques mots : ces aspirations confuses qu’ils chevauchaient avec cynisme, d’où venaient-elles au juste ? Cet élan qu’ils captaient à leur profit, de quel manque, de quelle souffrance, de quelle frustration se nourrissait-il ? Et ces « appartenances », d’où avaient-elles tiré la force de survivre pendant deux, trois ou quatre générations ?
Sauf exception, nous ne nous sommes guère attardés sur le sujet. Nous avons préféré opposer avec hauteur la belle raison universaliste de l’Ouest au désolant tribalisme de l’Est. Convenons que c’était un peu court.

Le péril islamique ?

Au sujet de l’intégrisme musulman en particulier et de l’islam en général, la même remarque vaut. On doit faire un sort à cette interprétation qui fait du retour au religieux, au-dehors, l’apanage d’un petit peuple sans culture ni repères, investissant dans une foi naïve son désarroi et sa déréliction, on doit en finir avec cette façon de n’y voir qu’une nouvelle oppression de la femme, imposée par la terreur et symbolisée par l’obligation du voile. C’est la version des choses quotidiennement martelée et souvent reprise à leur compte par les commentateurs non-spécialisés. Il est vrai que le spectacle quotidien des frustes assassins d’Alger ou d’Oran, du petit peuple vociférant dans les rues d’Amman ou des illuminés de Dacca réclamant la pendaison d’une féministe conduit à penser qu’il en va ainsi. Tant de bêtise meurtrière, tant de défilés haineux, tant de tracts vengeurs suggèrent des analyses sans nuances. Obscurantisme, en effet, qui invite non seulement à l’intransigeance, mais au combat résolu.
Mais est-ce à dire que tout se ramène à cela ? Si c’était le cas, le problème se réduirait en effet à une pure affaire de police et de contre-terrorisme. La réalité n’est pas aussi simple. Le terrorisme frénétique des « fous de Dieu » empêche d’apercevoir un mouvement culturel, hétérogène, divers, diffus et d’une tout autre ampleur. Derrière la gesticulation meurtrière des fondamentalistes lanceurs de grenades, une réislamisation multiforme est bel et bien en œuvre qui se fonde sur un refus du « clonage » à l’occidentale et un rejet non point de la modernité en tant que telle mais de ses arrogances. Ce réexamen critique du modèle euraméricain – le plus souvent pacifique – n’est pas conduit par des masses analphabètes ou des potentats sans culture. Il est aussi le fait d’intellectuels convenablement intégrés, formés dans les campus d’Europe ou des États-Unis et plus réfléchis qu’on ne l’imagine.

Les Dervichs dans leur temple de Péra achevant de tourner
Les Dervichs dans leur temple de Péra achevant de tourner |

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Cette participation des intellectuels diplômés et urbanisés au retour à l’islam se retrouve ailleurs au Proche-Orient. Curieusement, elle s’inscrit parfois en continuité avec les mouvements anticolonialistes ou anti-impérialistes d’avant-hier. Selon Olivier Roy, « tel qui était nassérien ou marxiste dans les années soixante-dix est aujourd’hui islamiste ». On cite le cas d’Ali Shariati, idéologue du chiisme, mort en 1977, qui passait pour un lecteur et admirateur de Frantz Fanon.
Il n’empêche qu’au fond des choses le rapport culturel avec l’Occident a changé. Lorsqu’ils dénoncent ce que le philosophe islamiste Ahmad Fardid appelle le gharbzadagi (le « mal d’Occident »), les nouveaux militants se démarquent résolument des générations précédentes occidentalisées. Les intellectuels engagés dans les luttes anticoloniales, en effet, ne faisaient jamais que retourner contre le colonisateur les valeurs – occidentales – que celui-ci leur avait apprises. Parvenus au pouvoir, à la tête des jeunes États indépendants, ils y ont instauré des formes de gouvernement et de développement, ils y ont usé d’une rhétorique participant de ce qu’on appelle désormais la « culture traduite » ou « culture importée ». Dans le même temps, ils détournaient à leur profit – par le biais de la corruption, des prébendes, des privilèges de nomenklatura – les bénéfices du développement (pour ce qui concerne l’Algérie, il s’agissait de la rente pétrolière). Les islamistes jugent qu’il s’agissait là d’une colonisation continuée, d’une acceptation de la « réalité invisible de l’Occident ».
En tout cas, ce surinvestissement des intellectuels dans le religieux n’est pas propre au Proche-Orient. Il se retrouve jusque dans l’islam asiatique. Ce regain multiforme de l’islam participe évidemment de la rétractation beaucoup plus générale des peuples vers la différence, qui est le revers de la mondialisation.
Cette volonté de réinventer des traditions perdues et cette entreprise de refabrication du sacré sont évidemment grosses de tentations totalitaires.
Ce n’est pas tout.

Une parodie des Lumières

Si caricature de l’Occident il y a, si un malentendu s’aggrave entre la modernité et le reste du monde, l’image d’elle-même que celle-ci projette au-dehors n’est pas seule en cause. Pas seulement l’image, non… Plus désespérant encore, il y a la nature exacte de cette fameuse « copie » de la modernité qui prolifère sous d’autres latitudes. Une parodie, pourrait-on dire, qui s’est substituée, localement, aux sociétés traditionnelles dont tous les équilibres ont été rompus et la cohérence dévastée. S’agit-il vraiment d’un espoir moderne et démocratique ? On juge souvent que, chez nous, la société occidentale est ramenée à l’état de jungle, précipitée dans la désespérance, l’injustice ou la corruption. Mais réalise-t-on vraiment dans quel état se trouvent les sociétés du Sud qui prétendaient n’être qu’un décalque de celle-ci ? Sait-on que, si la même injustice, la même corruption, le même délabrement s’y retrouvent, c’est, en quelque sorte, « au carré » ?
Tout débat académique sur la mondialisation et le triomphe de l’universel devrait faire intervenir un témoin à charge. Un simple voyageur moins soucieux de théorie que d’expérience. Le fait est que la plupart des pays du Sud, une fois dissipées les illusions du progressisme africain ou du socialisme arabe, sont devenus des répliques de l’Occident, mais dans ce qu’il a de pire.
La question n’est pas seulement – comme le répètent les discours officiels – une affaire de prospérité ou de niveau de vie. Ce mal-être n’est pas arithmétiquement guérissable par le seul recours à l’économisme, aux subventions, au développement diligenté du sommet. Il n’invite pas non plus à la vieille rhétorique de la culpabilité occidentale des années 1970. L’échec des gouvernements du Sud, leurs pillages, leurs gabegies, leur sont entièrement imputables. L’antienne du néocolonialisme conspirateur ne signifie plus grand-chose. En revanche, c’est bien le modèle qui se trouve incriminé, un modèle abâtardi, dénaturé, devenu fou en s’expatriant.
La modernité telle qu’elle s’incarne à Damas ou Adana, à Beyrouth ou Abidjan, c’est le plaquage d’une micro-oligarchie gloutonne sur des sociétés reléguées. Une mince pellicule de cosmopolitisme jet set recouvrant des jungles sans merci. Si l’idéologie de l’argent et la panne de sens dénaturent dangereusement, chez nous, l’héritage des Lumières, comment définir, alors, ce que le même héritage est devenu au-dehors ? Un projet prométhéen mais décapité. Un mouvement mécanique continuant sur sa lancée, sans cohérence ni inspiration véritable. Un pur déracinement dépourvu d’intentions claires et d’espérance.
Là-bas, la désintégration de l’astre noir du communisme a produit, de proche en proche, des effets qui ont peu à voir avec un quelconque triomphe du génie de la liberté. L’engloutissement de l’imposture marxiste, la pathétique banqueroute de l’illusion castriste, du baasisme arabe ou du prétendu socialisme abyssin ont entraîné du même coup le naufrage d’une espérance. C’est peu dire que les riches n’y ont plus d’adversaires. Les pauvres y ont littéralement disparu du vocabulaire. La pauvreté n’y est pas seulement délégitimée, comme chez nous, elle y est frappée de malédiction, culturellement expulsée. Dans ce qu’on appelle « l’investissement social » des mouvements religieux, il entre sûrement beaucoup de calcul et de démagogie. Il n’empêche qu’on devrait s’interroger davantage sur cette réalité qui assaille le visiteur un peu curieux : ces partis-là, avec leurs réseaux associatifs, leurs wakf-s (fondations) et leurs militants, sont désormais les seuls à prendre en charge les laissés-pour-compte. C’est-à-dire l’écrasante majorité…
Lorsque les experts de la Banque mondiale ou les censeurs tatillons du FMI distribuent leurs bonnes ou mauvaises notes aux gouvernements du Sud, pensent-ils à prendre en compte ce type de paramètres ? On sait bien que non. Et quand les observateurs occidentaux se déclarent éblouis par les performances à deux chiffres de l’économie chinoise, ils n’entendent guère les mises en garde plus circonspectes des vrais connaisseurs de l’extrême Asie. Ceux-là se disent effrayés à moyen terme par l’augmentation vertigineuse des inégalités chinoises, cette distorsion sans précédent entre les citadins assoiffés d’argent et la masse énorme du peuple chinois.
Quant à la « culture traduite », censée propager dans le Sud du monde le message universaliste, on aimerait qu’elle prenne les voix de Voltaire ou de Flaubert, de Rousseau, de Montesquieu, de Shakespeare ou d’Adam Smith, de Montaigne ou de Mozart. Dans les parcs de Hanoï, au bord des lacs paisibles de la capitale vietnamienne, on rencontre encore, c’est vrai, quelques vieux messieurs, anciens bo doï de l’armée communiste ou employés de l’administration à la retraite, qui vous chuchotent rêveusement des vers de Victor Hugo. Ils sont les survivants d’une autre sorte d’acculturation, d’un autre rayonnement de l’Occident. La seule culture occidentale qui beugle aujourd’hui dans les villes du Sud, dans les vidéo-bars de Saïgon ou les bounabet-s (cafés) d’Addis-Abeba, c’est celle de Rambo III, des « série B » américaines, de « Roue de la Fortune » ou des niaiseries vendeuses du multimédia.
Rappeler tout cela, encore une fois, ne signifie pas que l’on consente la moindre indulgence aux fanatismes, religieux ou pas. Cela ne participe pas non plus d’un tiers-mondisme rétro et pleurnichard. L’époque est révolue où la mauvaise conscience coloniale permettait à certains de trouver des excuses aux égalitaristes fous du Kampuchea démocratique ou aux Gardes rouges de Shanghai. On veut tout simplement dire ceci : la modernité occidentale d’aujourd’hui, contre laquelle se dressent les mouvements religieux, devant qui se rétractent les peuples d’Orient ou d’Asie, n’est pas celle qu’on fait semblant d’imaginer. Ce n’est pas celle des droits de l’homme et du contrat social. C’est beaucoup moins que cela et bien pire : un simple slogan – « Malheur aux faibles ! » – qui va son chemin.

Éloge du progrès

Et pourtant ! Le « magot » sur lequel se crispe la modernité occidentale, ce trésor qu’elle défend bec et ongles, n’est pas un attribut honteux qu’il s’agirait – seulement – de critiquer. C’est le plus extraordinaire privilège que l’humanité ait jamais conquis : l’individu autonome. Aucune époque n’avait approché cette réalité inouïe : l’individu émancipé de pesanteurs millénaires, affranchi des contraintes, fatalités et morales qui gouvernaient sa vie depuis son apparition sur terre. L’individu autosuffisant et propriétaire de soi-même. Pas une seule société, avant la nôtre, n’avait formé le projet de faire vivre ensemble des individualités que n’assujettirait plus aucun absolu contraignant, nul dogme – qu’il soit d’essence mythologique, philosophique ou religieuse – sur la nature du bien commun. Aucun groupe humain n’était parvenu à cette cohabitation de libertés plurielles, de croyances disparates, qui sont autant de micro-souverainetés.
Faut-il énumérer quelques-uns des privilèges qui – pour l’homme occidental et pour lui seul – furent conquis durant ce siècle ? Émancipation vis-à-vis du besoin, d’abord, fin d’une antique et poisseuse dépendance dont on oublie l’ampleur, tant sont mal retenues les bonnes nouvelles (en une centaine d’années, le pouvoir d’achat moyen d’un Européen fut, au bas mot, multiplié par cinq). Affranchissement par rapport au temps, non point celui de l’Histoire mais celui, plus tyrannique, qu’égrène l’horloge : le siècle a vu diminuer de moitié la durée du travail. Et ce n’est pas fini. La crise de l’emploi annonce, par-delà les souffrances du moment, des conquêtes plus radicales et un temps libre encore allongé ; comme si le « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » de la Bible devenait une condamnation vide de sens.

Systema naturæ per regna tria naturæ
Systema naturæ per regna tria naturæ |

Blbliothèque nationale de France

Arraché à l’enfermement dans l’espace, l’homme occidental a vu, dans le même temps, son horizon se déchirer tandis que s’évanouissaient les astreintes ancestrales du champ et du village. La science a levé également les contraintes qui gouvernaient nos vies et régissaient nos plaisirs : procréation, sexualité… Mieux encore : elle s’apprête à nous confier demain, grâce au génie génétique, le contrôle chromosomique de nous-mêmes et de l’espèce. Ce n’est pas tout. La culture, l’information, le savoir, stockés et transmissibles dans l’instant, deviennent des res nullius à disposition, comme l’étaient hier le sable et le vent. La révolution informatique a vaincu jusqu’aux pesanteurs de la matière, celles du papier ou du métal. Faut-il évoquer enfin ces archipels incommensurables de la « réalité virtuelle », vers lesquels on nous convie déjà à appareiller. L’homo occidentalis n’est plus désormais qu’une liberté qui suit son cours.
Tout s’est produit en moins d’un siècle ! Non, nous ne vivons plus dans l’univers de Rousseau, Montesquieu, Voltaire ou Hegel, que, pourtant, nous convoquons dans nos débats. L’individu planté aujourd’hui devant le monde est plus différent de ses grands-parents que le serait un extraterrestre. Il se sent capable de rompre, pour la première fois, avec toutes les sujétions, localisations, appartenances et fidélités auxquelles sa vie se trouva si longtemps soumise : famille refuge, morale de groupe, héritage, repères collectifs ou traditions précautionneuses… Le « moi » est libéré du « nous ». Il tient dans sa propre main tous les fils de son destin. Tout se passe comme s’il atteignait pour de bon à des rivages longtemps imaginés : l’individualisme chimiquement pur.
Oui, c’est bien sur ce « magot » prodigieux que l’homo occidentalis a refermé ses bras et les tient serrés. Cette possession l’enivre et l’épouvante à la fois. Muni d’une capacité de choix sans limites, il balance entre l’exultation et l’effroi. Il se sent libre mais désemparé. Il ne renoncerait pour rien au monde à cette condition et, cependant, elle le tourmente. Il est « condamné à être libre », bien plus sévèrement encore que ne l’imaginait Jean-Paul Sartre dans les années 1950. Cette condamnation est à la fois son privilège et son exil. Tout débat politique sur l’Occident devrait prendre en compte cette fondamentale ambivalence.

Une concurrence sur les valeurs

Cette ambivalence constitue en effet, à elle seule, un danger pour l’équilibre du monde. Et pour nous-mêmes. Pourquoi ? Bornons-nous à indiquer une hypothèse. Celle d’un possible malentendu historique. Il s’énoncerait ainsi : hanté, jour après jour, par les menaces du terrorisme ou de « l’invasion », l’Occident craint de ne pas être éternellement en mesure de défendre la civilisation qu’il estime avoir bâtie. Il se voit comme une citadelle assiégée. C’est d’abord sur sa puissance commerciale, technologique et militaire, sur ses armées, ses polices et ses ogives qu’il compte pour tenir la barbarie à distance et sauver cette modernité dont il se dit l’inventeur. Mais raisonnant ainsi, n’est-il pas tenté de commettre un gigantesque contresens ? Il n’est pas absurde d’imaginer que la concurrence à affronter dans le futur soit d’une tout autre nature. Non point une concurrence de puissance mais de valeurs. Moins un assaut des barbares que la perte d’un privilège philosophique et historique. La modernité est, en effet, depuis le 18e siècle et les Lumières, un concept essentiellement occidental. Rien ne nous assure qu’il en ira toujours ainsi. Si nos valeurs faiblissent de cette manière, si nous y sommes à ce point infidèles, rien ne permet d’exclure l’émergence d’une autre forme de modernité, y compris démocratique. Loin de nous. Sans nous. Mieux que nous ?

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