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Anthologie

Une revue des lettres et articles écrits à l'occasion du dépôt des urnes

Laisser des traces aux générations futures : le dépôt des urnes de l'Opéra n'est pas un acte anondin et la presse de l'époque s'en fait largement l'écho, tant en 1907 qu'en 1912… jusqu'en Amérique ! Se lisent en filigrane, dans ces articles souvent pleins de verve, aussi bien le caractère exceptionnel du geste et une grande foi dans le progrès et l'avenir.

Lettre d’Alfred Clark à Theodor Birnbaum

Lettre d’Alfred Clark à Theodor Birnbaum

le 26 décembre 1907

Après près de deux années d’effort constant, nous avons réussi à mener à son terme la cérémonie de l’Opéra que je vous avais précédemment évoquée.
Deux ministères étaient représentés par leurs chefs de cabinet et toutes les autorités de l’Opéra et du Musée de l’Opéra étaient là. Les journaux d’hier matin et même ceux de mardi soir en sont plein, et considérant la règle que nous nous sommes fixée de ne jamais faire de publicité gratuite en matière commerciale, nous avons réussi à inscrire le terme de GRAMOPHONE dans presque tous ces articles. Je peux dire que tous les efforts possibles ont été faits pour annoncer cette opération et je ne connais pas d’autre cas où une société commerciale en France ait obtenu autant de publicité gratuite que nous en avons eue. Je vous adresse quelques coupures de presse et vous en ferai parvenir d’autres plus tard dans la mesure de leur intérêt.
L’une des conditions pour cette cérémonie était que nous, en tant que Compagnie, n’utilisions pas directement la présence du gouvernement dans notre publicité. Aussi envoyons-nous à nos clients ces articles de presse sans le moindre commentaire.

Sincèrement votre,
Alfred Clark.

Lettre d’Alfred Clark à Theodor Birnbaum, le 26 décembre 1907
 

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Lettre d’Alfred Clark à Ernest John

Lettre d’Alfred Clark à Ernest John

Camden, 23 mai 1921

Il faut noter qu’il existe une différence entre les points de vue adoptés à Londres et à Paris. Londres précède l’arrangement parisien de près de deux ans. A Londres le British Museum n’a accepté que des matrices métalliques et seulement quand il s’agissait d’hommes célèbres, notamment dans la vie politique. On a vu dans une note du Major Dixon qu’en février 1911 les dirigeants du British Museum ont refusé les matrices de H.B. Irving et d’Arthur Bourchier comme n’offrant pas assez d’intérêt, bien que ces messieurs eussent une réputation majeure dans leur profession. Plus tard, toutefois, ils acceptèrent les matrices de Lewis Waller, acteur anglais. Toutefois les grands acteurs ont été seuls retenus. Aucune publicité n’a été autorisée, les dirigeants du British Museum ayant été parfaitement clairs sur ce point, condition pour qu’ils acceptassent ce don.
L’opération parisienne est totalement différente. Là on n’a envisagé que la sphère purement musicale et les documents que je vous ai envoyés vous donnent un ample exemple de ce que qui s’est passé. Comme, toutefois, ils sont tous rédigés dans un français fleuri, et que la traduction en est difficile, je pense qu’il vaut mieux que je vous explique en quelques mots ce qui s’est passé.
Les caves de l’Opéra de Paris se situent au cinquième sous-sol et dans la plus profonde, où la température est toujours uniforme, une sorte de caveau en brique a été construit et des tablettes de métal disposées à l’intérieur. Des disques gramophone aujourd’hui sur le marché, y ont été placés en piles, séparés les uns des autres par un fin plateau de verre. De petits cubes de verre plus épais qu’un disque ont été placés au bord de chaque plateau de verre afin qu’il n’y ait pas d’appui sur chaque disque mais un espace effectif entre eux. La pile entière a été drapée dans de l’amiante épaisse et placée dans une urne de plomb dont l’air avait été entièrement retiré et le vide réalisé autant que faire se peut, puis les urnes furent scellées hermétiquement.
A l’heure où je vous écris, il y a environ quatre ou cinq de ces urnes sous ces voûtes. En même temps une grande urne contenant un gramophone complet avec aiguilles et tous les accessoires nécessaires fut aussi placée dans une alcôve. D’éminents scientifiques français nous avaient assurés qu’avec ces précautions les enregistrements et l’appareil pourraient être retrouvés intacts après une période de cent ans.
La présentation du premier lot, le 24 décembre 1907, fut l’occasion d’une véritable cérémonie à laquelle assistèrent un ensemble de personnalités distinguées de la musique et de la littérature. Les journaux en ont rendu compte et j’ai constitué un dossier de presse issu du monde entier. Ces coupures viennent de Constantinople, de Roumanie et des autres pays des Balkans ainsi que de l’Europe de l’Est et même d’Amérique, pratiquement tous les principaux journaux en ont parlé. Bien sûr je n’ai pas conservé de copies de la plupart. C’eût été beaucoup trop long, l’occasion de maintes redites. L’article du Figaro, traduit, que je vous envoie est un bon exemple de ce qui a été écrit.
En Amérique j’ai trouvé dans le Scientific American un article publié le 25 juin 1908, qui propose des photographies. Cet article est très clair et bien écrit. The Voice of Victor, daté de mars 1908 contient également la copie d’un article adapté de celui paru dans le journal parisien Le Messidor du 26 décembre 1907.
Le 13 juin 1912 eut lieu une nouvelle cérémonie à l’Opéra et un second lot de disques fut enseveli. Depuis lors, en particulier du fait de la guerre, aucun nouveau dépôt n’a été fait.
J’espère que ces informations vous intéresseront et correspondront à votre attente.

Sincèrement votre,
Alfred Clark


Ernest John, « directeur de la communication » de la Victor Talking Machine Company (Camden)

Lettre d’Alfred Clark à Ernest John, Camden, 23 mai 1921
 

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Les airs solidifiés

G.-A. de Caillavet, « Les voix ensevelies », dans le Figaro, Paris, t. 53, n° 362

Cet ensevelissement de voix exquises et sonores marque une date : celle de la conciliation définitive de la science et de l’art, de la mécanique et de la musique ; si nous étions encore au temps des dieux de l’Olympe, il n’en faudrait pas davantage pour faire naître un mythe : il y serait conté que l’un des forgerons de Vulcain, dompteur de métaux, aima la Muse de l’harmonie, qu’il en fut aimé, et que de leur mutuel désir naquit un fils, Gramophone, habile à retenir les sons mélodieux et à lancer des disques.
Mais nous vivons – et nous mourons aussi d’ailleurs – en des jours pratiques et matérialistes. Le génie de l'invention a quitté le cœur des poètes pour hanter le cerveau des ingénieurs ; C’est pourquoi ces derniers sont devenus les héros de roman, à qui désormais rêvent les jeunes filles.
L’expérience réalisée par M. Malherbe n’apparaîtra donc à nos descendants que comme la solution d’un curieux problème de physique, celui des « airs solidifiés ». Airs de Verdi, de Massenet, de Gounod, vocalises de la Patti, inspirations de rêve, accents ailés, les voilà pris au vol, saisis, retenus et perpétués. C’est un prodige, une chose qu’on ne peut qu’admirer en s’étonnant.
Pourquoi donc y a-t-il de la tristesse à en lire le récit ? Elle est indéniable, cette impression de mélancolie. Tout le monde l’a sentie. D’où vient-elle ?
Peut-être un égoïsme jaloux qui nous fait songer à ce que nous serons, à ce que sera notre pauvre mémoire lorsque dans un siècle on rouvrira les caveaux de l’Opéra.
Peut-être aussi parce que le charme le plus profond des choses est d’être fugitives, qui si les voix mélodieuses nous bouleversent c’est parce qu’elles se tairont bientôt, que si les roses nous émerveillent c’est parce qu’elles se faneront demain 

G.-A. de Caillavet, « Les voix ensevelies », dans le Figaro, Paris, t. 53, n° 362, samedi 28 décembre 1907, p. 1, col. f (cité et retranscrit par Phono-ciné-gazette, mercredi 15 janvier 1908).

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Un Meeting officiel dans les caves de l'Opéra

« À l'Opéra / Un enterrement dans les souterrains / Un gramophone qui sera historique. – Un Meeting officiel dans les caves de l'Opéra. – Scène fantastique. – La mise en bière des disques. », dans le Messidor, Paris, t. 1, n° 329

C'était, certes, un cortège étrange que celui que nous composions, à travers les vestibules et les escaliers de l'Opéra. Sous la conduite de M. Malherbe, bibliothécaire de la maison, nous suivions les méandres du monument. L'un de nous portait une lanterne sourde, d'autres des chaises et des fauteuils sur leur tête, quelques-uns des appareils photographiques.
À la lueur incertaine de la bougie, nos ombres dansaient sur le mur en horde fantastique. Nous tâtonnions du pied, nous rasions les murs emportant beaucoup de poussière avec nos vêtements. Ainsi, de la bibliothèque aux caves immenses de l'Académie nationale de musique et de chant, nous avons déambulé comme les personnages d'un drame très noir.
Dans les caves, où s'enchevêtrent les voies, entre les lourds piliers de pierre, nous gagnons un réduit et nous voilà devant un petit caveau tout neuf, meublé de casiers de fer, qui a l'air de vouloir accueillir des fruits ou des bouteilles. Mais ce ne sont point des vivres qui doivent y prendre place. Non ! Ce sont des voix humaines, les plus belles, les plus fortes, les plus pures, les plus célèbres qui vont y être enfermées durant cent ans, pour se réveiller dans un siècle comme la Belle au Bois Dormant chez la Grande Sarah.
Sur la porte du caveau de brique et de fer, nous lisons, gravés sur une plaque de cuivre, ces mots énigmatiques :
DON ALFRED CLARK
28 juin 1907
DISQUES DE GRAMOPHONE

Une cérémonie aux lanternes

Cependant, un certain nombre de personnes nous ont précédés sous ces voûtes étranges. Elles sont groupées autour de trois tables qui supportent des disques de verre superposés, des marmites en cuivre et un magnifique gramophone. Les chaises et fauteuils apportés sont rangés, face à l'entrée du caveau. Les photographes mettent leurs appareils en batterie.
Que va-t-il se passer ?
Mais, un gros monsieur jovial et très chauve apparaît. C'est M. Bernheim, commissaire du gouvernement auprès des théâtres subventionnés. On l'entoure, on le salue. Voici venir aussitôt deux autres personnages officiels, les chefs de cabinet de MM. Briand et Dujardin-Beaumetz, représentant leurs ministres. Puis, voilà M. Boyer, secrétaire général de l'Opéra ; M. P. B. Gheusi, souriant et serré dans un petit veston ; enfin, M. Gaillard, tout heureux dans son gilet aux reflets rouges.
On va commencer. Ces messieurs prennent place hiérarchiquement.
M. Malherbe seul, est resté devant le caveau mystérieux. Il déploie un papier et nous conte une fort curieuse anecdote, la fantaisie pittoresque et très louable d'un industriel américain, M. Clark, ici présent.
 

Pour nos petits neveux

M. Clark a voulu que les générations futures puissent juger de la perfection de ses appareils et apprécier les applications d'une merveilleuse invention. Cependant, sa préoccupation fut aussi très artistique ; car il rêva de conserver pour nos descendants les voix célèbres de nos grands chanteurs et de nos cantatrices. Ces voix, elles sont ici emprisonnées sur ces disques. Ceux-ci vont être, tout à l'heure, enfermés dans les murailles en cuivre où le vide sera fait, et qui seront scellées. Le tout sera déposé dans le caveau et dormira là durant cent ans. Auprès des disques, le gramophone perfectionné sera installé confortablement ; mais, pour celui-ci, M. Clark se réserve de le faire remplace au fur et à mesure des perfectionnements nouveaux. Enfin, à ces appareils est joint un parchemin donnant toutes les indications nécessaires, aux personnes qui feront l'exhumation, dans un siècle, pour qu'elles puissent, au besoin, réparer ceux-ci et les manœuvrer sans hésitation. Sur ce parchemin, toutes les personnes présentes à la cérémonie sont invitées à déposer leur signature.
Qui se refuserait un siècle d'immortalité ?
A M. Malherbe succède M. Bernheim, qui remercie M. Clark de son idée ingénieuse. Il imagine le ravissement de ceux de nos descendants qui pourront écouter les voix qui nous auront charmés et dont les échos ne seront pas éteints à jamais, grâce à la science. Il ne faut pas, en effet, oublier la science et les savants en cette affaire !  

Le Chant du Cygne

Dans un siècle, la Patti, Mmes Calvé, Mérentié, Lindsay, Melba ; Tamagno, Caruso, Noté, Renaud, Dufranne, Affre chanteront de la même voix vibrante : Romeo et Juliette, Ariane, Faust, Le Trouvère, Hamlet, La Favorite, Le Chalet, Le Barbier de Séville, Thaïs, Si j'étais Roi, Samson et Dalila, etc., car tous ces airs interprétés par ces chanteurs illustres seront cachés dans ce caveau.
Le jeu magistral de Kubelik ou de Pugno, eux-mêmes, pourra être apprécié également.
Cependant, avant que la chimie ne soit appelée à l'aide pour sceller tout à fait les voix de cristal dans leurs marmites, le gramophone est invité à se faire entendre, et l'âme de Tamagno se réveille en un brillant morceau.
C'est vraiment le chant du cygne.  

Le Coup du Photographe

Poum !
A peine le chanteur disparu a-t-il achevé sa tirade que l'air s'embrase. Une lueur enveloppe, une seconde, l'assistance… Le photographe, lui aussi, veut faire entrer cette scène pittoresque dans l'immortalité. La fumée se promène en lourds nuages le long des voûtes et une âcre odeur de magnésium nous prend à la gorge.
La partie officielle est terminée et l'on procède à la mise en bière des disques de la Belle au Bois Dormant.
Qui sait, ces voix dans un siècle feront, peut-être, elles aussi, des amoureux !

« À l'Opéra / Un enterrement dans les souterrains / Un gramophone qui sera historique. – Un Meeting officiel dans les caves de l'Opéra. – Scène fantastique. – La mise en bière des disques. », dans le Messidor, Paris, t. 1, n° 329, jeudi 26 décembre 1907, p. 1, col. d-e

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Le rêve de Théophile Gautier

Théophile Gautier, Scientific American

Un don récemment proposé par un Américain au gouvernement français a suscité une large attention, en démontrant les usages illimités que cette merveilleuse invention, la machine parlante, peut permettre. Alfred Clarke, New Yorkais de naissance, mais résident à Paris depuis de nombreuses années, a fait construire une voûte dans les caves de l’Opéra de Paris, dans laquelle ont été placées, hermétiquement scellées, des urnes de plomb contenant plusieurs enregistrements des voix de chanteurs contemporains ainsi que quelques pièces orchestrales. L’idée est de conserver ces enregistrements pour la postérité, de sorte que dans cent ans les notes onctueuses de Calvé, Caruso et Melba puissent être entendues par des gens nés bien des années après la mort de ces artistes.
Ce n’est que plutôt récemment que la machine parlante a été suffisamment perfectionnée pour que la reproduction de la voix humaine devienne satisfaisante et que ces enregistrements puissent de ce fait revêtir un rôle historique et scientifique intéressant pour l’histoire du monde.
Quand M. Clarke le premier conçut cette idée de perpétuer les voix des grands chanteurs de notre temps, il suggéra son projet à M. Charles Malherbes, l’Archiviste du Musée de l’Opéra de Paris.
En présentant le propos, il demanda à M. Malherbes s’il n’aurait pas aimé connaître avec exactitude comment Mozart interprétait ses sonates ou comment Molière récitait ses comédies. M. Malherbes naturellement répondit qu’une telle information aurait été d’un grand intérêt et d’une grande valeur. Sur quoi M. Clarke dit que ce que nos ancêtres n’avaient pas pu réaliser pour nous, nous pourrions le réaliser pour nos descendants. Il développa alors son plan de conserver dans les archives une collection de pièces vocales et instrumentales qui serait aujourd’hui confiée à l’Opéra, de sorte que les musiciens du XXIe siècle puissent connaître avec exactitude à quel tempo le chef d’un orchestre de l’époque exécutait les œuvres et comment les chanteurs interprétaient leurs rôles. M. Dujardin-Beaumetz, sous-secrétaire au cabinet du Ministère des Beaux-Arts, donna autorité à M. Malherbes pour procéder à la préparation des enregistrements. Commentant la cérémonie de scellage des enregistrements dans le caveau de l’Opéra de Paris, L’Echo de Paris la compare aux funérailles de voix ensevelies. A bien des égards cela décrit bien ce qui s’est passé.
Les enregistrements, spécialement apprêtés pour l’occasion, furent réalisés par Caruso, Scotti, Plançon, Tamagno, Melba, Patti, Schumann-Haink, Boninsegna, Calvé, Kubelik, Renaud, Pugno et d’autres virtuoses et artistes.
Ces précieux disques furent placés dans le caveau ci-dessus mentionné, le caveau et son contenu ayant l’un et l’autre été offerts par M. Clarke, et ils furent acceptés au nom du gouvernement français par M. Dujardin-Beaumetz au cours d’une cérémonie appropriée. Les disques avaient été fabriqués avec une préparation nouvelle de gomme laque qui était considérée comme indestructible. Néanmoins toutes les précautions pour les préserver des ravages du temps furent prises. Elles furent placées dans les archives de l’Opéra. Une plaque sur la porte indique le nom du donateur et la date.
On peut aisément imaginer cette impressionnante cérémonie, qui a eu lieu dans de sombres caves au-dessous de l’Opéra et à laquelle assistèrent beaucoup d’hommes de lettres distingués. L’événement fut considéré comme marquant une nouvelle ère dans les arts.
On avait d’abord pensé placer ces enregistrements dans la bibliothèque de l’Opéra mais il fut décidé qu’il serait moins soumis aux risques d’incendie ou de séisme s’ils étaient placés sous la terre.
Une modification du plan initial de clore le caveau durant cent ans fut également apportée, et il fut admis qu’il pourrait être ouvert après cinquante ans avec la permission du Ministre des Beaux-Arts.
Toutes les parties essentielles d’une machine permettant de jouer les enregistrements furent également placées dans le caveau, de sorte que si à l’époque lointaine où il serait ouvert, la machine parlante avait matériellement changé, ces enregistrements puissent encore être lus.
L’une des circonstances les plus intéressantes en lien avec cette présentation fut le discours de M. Adrien Bernheim, l’un des représentants du gouvernement présents, dans lequel il cita certains écrits de Théophile Gautier antérieurs de soixante ans. Gautier disait alors : « Un jour peut-être le critique, étant devenu plus éclairé, aura à sa disposition des moyens tels que par une notation sténographique il pourra coucher par écrit toutes les nuances de jeu dont use un acteur pour peindre son personnage. Alors nous ne déplorerons plus que tout le génie dépensé sur le théâtre soit complètement perdu pour la postérité. Comme nous avons maintenant des images perpétuées à l’aide de la lumière sur une plaque sensible, ainsi nous aurons acquis le pouvoir d’une manière plus subtile encore, de recevoir et capter les nuances du son et de préserver ainsi l’exécution d’un air par Mario, d’une tirade par Melle Rachel ou d’une stance par Frédéric Lemaitre. » Que cette prophétie, qui indubitablement fut reçue avec incrédulité au temps où elle fut prononcée, ait pu être réalisée en si peu de temps est une merveille.
L’idée de M. Clarke avait été également copiée par le British Museum de Londres, pratiquement les mêmes enregistrements qui furent scellés à Paris y avaient été placés. C’est le commencement d’un champ entièrement nouveau pour l’usage de la machine parlante et son développement le long de ces voies sera probablement sans limite. M. Clarke, qui a séjourné dans notre pays plusieurs semaines, vient juste de rentrer à Paris.

Théophile Gautier, Scientific American, 25 juin 1908
Traduit par Elizabeth Giuliani

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Un peu de mélancolique émotion et de vague effroi

René Lara, « Une étrange cérémonie », dans le Figaro, Paris, t. 53, n° 359

J’étais fort intrigué, je l’avoue, en me rendant hier à l’invitation que m’avait adressée Charles Malherbe, le très distingué bibliothécaire de l’Opéra. « Soyez à deux heures et demie précises, m’avait-il écrit, au musée de l’Opéra. Suivez l’homme qui vous y attendra et vous assisterez à une curieuse cérémonie, dont je vous réserve la surprise. »
Cet infatigable fureteur, pensai-je, vient encore de dénicher un précieux manuscrit musical qu’il se propose de dépouiller devant quelques amis… Et pourtant le libellé de son invitation me laissait perplexe… pourquoi tant de mystère ?
A l’entrée du musée, « l’homme » m’attendait. Un homme grave, vêtu de noir, coiffé d’une casquette rabattue sur les yeux et dont le galon portait en lettres presque effacées ces mots engageants : Beaux-Arts.
— M. Malherbe ? Demandai-je le plus aimablement du monde.
— Suivez-moi, me répondit-il froidement. Nous traversâmes d’abord une pièce vaste et somptueuse, véritable salle d’armes, où s’évoquaient les épopées légendaires, les époques héroïques, les drames sombres : ici l’armure de Lohengrin, les casques de walkyries, les épées des Huguenots, la flèche de Guillaume Tell, plus loin les boucliers des Barbares et les brûle-parfums de Salâmbo. J’étais en plein rêve. C’était charmant. Brusquement une voix brève me réveille.
— Attendez-moi, je vais allumer une lanterne… En même temps l’homme disparaissait, revenait avec une lanterne, ouvrait une porte dissimulée dans le mur, m’entraînait dans un escalier noir, à travers des corridors étroits et silencieux, puis dans un autre escalier en spirale… nous descendions, descendions toujours ; nos pas résonnaient lugubrement sous des voûtes immenses ; des tuyaux bizarres couraient le long des murs ; des fils d’acier innombrables s’enchevêtraient au-dessus de nos têtes ; je songeais à l’affaire des Poisons que j’avais vue la veille ; je songeais à ces armures formidables, à ces épées flamboyantes que je venais d’apercevoir là-haut. Je me rappelais aussi – que ne se rappelle-t-on en de pareils moments ! – le triste sort du Masque de Fer, la mort du duc d’Enghien. Bref, je n’étais pas du tout rassuré.
Etait-ce un complot ? une messe noire ? Impossible, je connaissais trop Malherbe pour m’arrêter à de pareilles hypothèses. Et puis quoi, en plein jour, en plein Paris ?
Un jet de lumière électrique, une voûte éclairée, des bruits de voix me détournèrent du sombre chemin où s’engageait mon imagination troublée.
Des messieurs en redingote et chapeau haut de forme, assis en cercle, écoutaient Charles Malherbe qui lisait un papier devant une grille entr’ouverte.
— Voilà les conjurés, pensai-je. A moins que ce ne soit le conseil des Dix…
Engagé dans l’aventure il me fallait la suivre jusqu’au bout. Rassemblant tout mon courage, je m’avançai. Oh ! stupeur, je reconnus dans ces ombres mystérieuses MM. Adrien Bernheim, Gailhard, Gheusi, Georges Boyer, Banés, Pioch et quelques amis de l’Opéra ; J’aperçus enfin sur une table un phonographe, une pile de disques, des marmites en cuivre et des bandelettes…
J’étais du coup rassuré. Mais que signifiaient cette réunion souterraine et ces accessoires… inattendus ? Un éloquent discours de M. Malherbe allait me l’apprendre.
Le bibliothécaire de l’Opéra recevait, au commencement de l’année, la visite d’un Américain, M. Alfred Clark, qui lui tenait le langage suivant :
« Croyez-vous qu’il y aurait pour nous intérêt à savoir d’une manière précise comment Molière récitait ses comédies, comment Talma déclamait les vers de Corneille ou de Racine, comment Mozart exécutait une de ses sonates, comment Sophie Arnould chantait un air de Rameau ou de Gluck ? Oui, n’est-ce pas ? Eh bien, ce que nos ascendants n’ont pas fait pour nous, nous pouvons le faire pour nos descendants. Nous pouvons enregistrer une collection de pièces instrumentales et vocales figurant au répertoire de l’Opéra, par exemple, et les transmettre de telle manière que les Français du vingt et unième siècle connaissent exactement dans quel mouvement le chef d’orchestre faisait prendre ce morceau-ci et avec quelle expression le chanteur interprétait ce morceau-là ; Je vais vous remettre un appareil et des disques ; nous les enfermerons dans une boîte scellée dont la clef restera dans vos archives, et qu’on ouvrira dans… cent ans ! Donnez-moi la place nécessaire, et je me charge du reste. »
Séduit par l’originalité et la nouveauté de cette proposition, conscient de l’inestimable service que sa réalisation pouvait rendre à l’histoire musicale et à l’art, M. Malherbe s’empressa de l’accepter et d’obtenir le consentement de M. Dujardin-Beaumetz. Restait à en assurer l’exécution. Il importait en effet de préparer l’emplacement de ce dépôt précieux, surtout de soustraire les disques à l’action du temps, sans quoi on risquait de ne retrouver, dans cent ans, qu’une poussière informe…
On construisit donc une sorte de cellier dans les caves de l’Opéra, pendant que l’éminent chimiste, M. Bardy, résolvait le problème de la conservation intacte des disques en introduisant une matière nouvelle dans leur composition chimique. Et c’est ainsi, qu’hier, en présence du gouvernement, représenté par MM. Adrien Bernheim, Etienne Port et Gabriel Faure, chefs de cabinet, de MM. Briand et Dujardin-Beaumetz, de la direction de l’opéra, personnifiée par MM. Gailhard et Gheusi, et du généreux promoteur de cette originale idée, M. Clark, on procéda à l’émouvante et curieuse cérémonie de l’ « Enfouissement » de ces choses inanimées et pourtant parlantes et qui parleront encore longtemps après que ceux dont elles reproduisent si merveilleusement la voix seront rentrés dans l’éternel silence !
Aussi bien, lorsqu’en entendant pour la dernière fois, avant qu’ils fussent enfermés, les disques reproduisant successivement les voix de la Patti, de Tamagno, de Caruso, de Plançon, de Calvé, de Melba, de Mérentié et tutti quanti, dont les résonances sous ces voûtes sonores offraient l’apparence de la plus saisissante réalité ; lorsque ensuite ces disques, soigneusement isolés, entourés de bandelettes d’amiante, comme jadis les momies d’Egypte, furent déposés et scellés dans leurs caisses de cuivre, lorsque nous apposâmes nos signatures au bas du parchemin qui les devait suivre dans leurs étranges cercueils, et où sont rappelés la cérémonie d’aujourd’hui et les indications nécessaires pour la mise en mouvement de l’appareil, lorsque enfin la lourde porte de fer fut refermée, personne, je vous assure, ne songea à se défendre d’un peu de mélancolique émotion et de vague effroi. Il semblait que nous assistions à nos propres funérailles…

René Lara, « Une étrange cérémonie », dans le Figaro, Paris, t. 53, n° 359, mercredi 25 décembre 1907, p. 1, col. b-c (cité et retranscrit partiellement par le Journal de Rouen, jeudi 26 décembre 1907).

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Ils entendront parler les morts !

Charles Malherbe et Adrien Bernheim, « Nouveaux documents d’histoire musicale aux archives de l’Opéra », dans la Revue musicale, Paris, t. 8, n° 2

Il est intéressant de revenir, en reproduisant les discours ci-dessous, sur la très originale cérémonie qui eut lieu récemment à l'Opéra, grâce à la générosité de M. Alfred Clark, directeur de la Cie française du Gramophone. Jusqu'ici, on ne conservait dans un musée consacré aux musiciens et aux artistes du chant que des choses muettes, sans vie, ou à côté : un bâton de chef d'orchestre, un accessoire de costume, des portraits et des autographes, etc. Désormais c'est la voix elle-même des chanteurs et des cantatrices célèbres qu'on est assuré de conserver. On voit combien se réjouiront plus tard ceux qui étudieront l'histoire de notre temps !
Voici le discours prononcé par M. Malherbe au moment de cette précieuse acquisition :
C'est une cérémonie d'un caractère étrange qui nous rassemble aujourd'hui dans les profondeurs de l'Opéra. Vous en pouvez constater, d'un premier coup d'œil, l'originalité ; j'espère, au prix de quelques explications, vous en démontrer l'utilité.
Sous ces voûtes habituellement obscures et silencieuses, dans ces vastes souterrains qui forment les assisses d'un palais, et que l'on pourrait prendre pour les hypogées d'un temple antique, nous avons l'air de procéder, en attendant les formules cabalistiques, à quelques funérailles mystérieuses, ou bien de préparer, loin des regards indiscrets, la trame d'un noir complot. Or, cette apparence se rapproche un peu de la réalité. Oui, nous allons enfouir ici, non pas un être qui a cessé de vivre, mais une chose qui parle, et qui parlera longtemps encore après que se tairont tous ceux qui l'ont fait parler.
Et c'est bien une conspiration à laquelle nous nous trouvons ainsi mêlés, une conspiration de la science au profit de l'art en général et de la musique en particulier.
Vous connaissez tous cette invention récente et merveilleuse qui consiste à capter, pour ainsi dire, le son, à fixer par des moyens mécaniques la voix humaine, à l'enregistrer, à en permettre, à de multiples exemplaires, la reproduction et la transmission : démenti fameux donné au vers classique : Verba volant. Non, les paroles ne s'envolent plus, on peut les recueillir et les garder comme les écrits. Le principe initial fut, comme il arrive souvent pour les grandes découvertes, trouvé et étudié presque à la même époque sous des cieux différents ; la France eut sa part dans cette glorieuse conquête, et le prodige s'est réalisé, prodige tel, qu'en des temps lointains où la science n'avait pas le droit de faire des miracles sans passer pour diabolique, l'inventeur aurait expié dans les flammes la hardiesse de son génie. Toutefois la critique ne manqua pas, au début, de se mêler à l'admiration. La perfection n'avait pu être atteinte du premier coup, et certains défauts, parfois pénibles pour l'auditeur, le laissaient indifférent ou même hostile. Un déplorable nasillement altérait le timbre vocal, et cette déformation relevait de la caricature : Polichinelle semblait parler pour tout le monde. On put craindre un instant que la machine parlante demeurât un objet de curiosité, propre à intéresser les savants et à divertir les enfants, mais non à rendre de réels services. Le travail a dissipé les doutes, en amenant le progrès. On a marché, et dix années de cette marche ont permis de parcourir un long chemin vers l'idéal ; sans l'atteindre encore, on l'entrevoit déjà ; peu à peu les défauts s'atténuent et disparaissent, une à une les qualités se développent et grandissent, simplicité de mécanisme, résonance de l'appareil, formes des plaques, variété des enregistrations, tout a été, et est chaque jour, l'objet d'une étude qui porte ses fruits. On ne risque plus de compromettre la beauté d'une pièce musicale par l'insuffisance ou les défectuosités de son interprétation, et les artistes les plus renommés peuvent soumettre leur organe à l'épreuve délicate de cette matière sonore, sans craindre qu'elle les trompe et que ce traduttore devienne un traditore.
Les choses en étaient à ce point lorsque je reçus la visite d'un personnage que, malgré les exigences de sa modestie, je devrai tout à l'heure vous nommer. Chez cet étranger, depuis longtemps acclimaté parmi nous, se retrouvent les qualités de la race saxonne dont le sang coule dans ses veines : hardiesse de conception, énergie de réalisation. Anglais et Américains, ceux-là vont droit au but et sèment pour recueillir : parler peu, mais beaucoup agir est leur règle de conduit ; leur volonté sait dompter la fortune. Voici donc, ou à peu près, ce qui me fut dit : « Croyez-vous qu'il y aurait pour nous intérêt à savoir d'une manière précise comment Molière récitait ses comédies, comment Talma déclamait les vers de Corneille ou de Racine, comment Mozart exécutait une de ses sonates, comment Sophie Arnould chantait un air de Rameau ou de Gluck ? Oui, n'est-ce pas ? Eh bien, ce que nos ascendants n'ont pu faire pour nous, nos pouvons le faire pour nos descendants. Nous pouvons enregistrer une collection de pièces instrumentales et vocales figurant au répertoire de l'Opéra, par exemple, et les transmettre de telle manière que les Français de 21e siècle connaissent exactement dans quel mouvement le chef d'orchestre faisait prendre ce morceau-ci, et avec quelle expression le chanteur interprétait ce morceau-là. Je vais vous remettre un appareil et des disques ; nous les enfermerons dans une boîte scellée dont la clef restera dans vos archives, et qu'on ouvrira dans cent ans ; donnez-moi la place nécessaire ; et je me charge du reste. All right »
Vous pouvez croire que j'accueillis avec empressement une telle proposition ; je la transmis aussitôt à M. le sous-secrétaire d'Etat aux Beaux-Arts, M. Dujardin-Beaumetz, qui, non moins enthousiasmé, me donna toute facilité pour en poursuivre l'exécution, et l'on se mit à l'œuvre. Quelle œuvre ? direz-vous. Est-il donc si malaisé de placer des disques dans une boîte, et cette boîte dans un lieu sûr ? Oui, certes, car, pratiquée avec cette simplicité primitive, l'opération courait grandement le risque d'aller à l'encontre du but. Nos successeurs, à l'époque convenue, auraient ouvert le fameux colis, et n'y trouvant peut-être qu'une poussière informe, se seraient demandé quel genre de plaisanterie leur était faite. Tout, ici-bas, en effet, est soumis à l'action du temps et voué à la destruction, hommes et choses. Comment donc échapper à ce danger certain ? Comment protéger cette fatale échéance ?
Heureusement la science veillait, la science, représentée par un chimiste distingué, M. Bardy, qui, s'attaquant au problème, a su le résoudre. Tout a été examiné dans les plus infimes détails, tout a été combiné en vue du résultat favorable. Ce qu'il s'agit de conserver le sera, n'en doutez pas, à moins d'un cataclysme imprévu ou d'une destruction volontaire.
Je ne vous dirai point toutes les précautions que la prudence a rendues nécessaires ; il nous manquerait, à moi la compétence pour en parler, à vous la patience pour m'écouter. Cependant, il vous intéressera de savoir que les disques sont disposés de manière à ne pas être en contact immédiat les uns avec les autres ; le poids résultant de la superposition aurait pu avec le temps altérer la fine gravure qui représente ce que j'appellerai le tracé sonore, et compromettre ainsi l'exécution future. De plus, entre ces plaques isolées, il fallait empêcher l'introduction de l'air. L'air est l'ami de tout ce qui respire, il est l'ennemi de tout ce qui ne vit pas, il est le grand destructeur par excellence, si subtil qu'il se glisse en les coins les plus étroits, si obstiné qu'on a beau le chasser par la porte : il trouve toujours le moyen de revenir par la fenêtre. Il fallait donc soustraire les objets à son action délétère, et l'on a construit une première boîte en cuivre, ce métal se laissant moins pénétrer que les autres   dans cette boîte on fait le vide, et l'on dresse contre tout retour offensif la barrière d'une soudure. Le précieux objet prend place dans une seconde boîte, que l'on soumet  une opération analogue, en ayant soin que les soudures de l'une ne fassent pas vis-à-vis aux soudures de l'autre, afin d'éviter l'action directe de l'air, dans le cas où quelques atomes pousseraient l'indiscrétion jusqu'à forcer la consigne qui les éloigne. Notons aussi que les disques sont établis avec des matières résineuses, et que trop de sécheresse peut leur nuire ; alors vous devinez l'action bienfaisante que doit exercer sur eux un séjour prolongé dans les caves de l'Opéra ; la privation de lumière et d'air contribuera, certes, au bon état de leur santé. C'est donc ici qu'ils vont reposer pour un siècle. Entre deux piliers un mur a été construit, et, dans l'intervalle, des casiers métalliques ont été disposés de manière à recevoir les caisses de disques à mesure qu'elles nous parviendront. Car le généreux donateur, qui a pris à sa charge tous les frais de l'entreprise, ne se contente pas d'un premier cadeau, il en promet d'autres ; il veut que, lorsqu'un progrès aura été réalisé, le témoignage en soit apporté ici, et que ces armoires se garnissent afin d'aboutir à ces deux résultats pour nos descendants :
1° Montrer quel était l'un des aspects de la musique du vingtième siècle, ce que chantaient et comment chantaient les principaux artistes de notre époque, à l'Opéra ;
2° Montrer quelle aura été la marche ascendante d'une des inventions les plus géniales de ce temps, en suivant, pour ainsi dire, pas à pas, ses progrès pendant une centaine d'années.
Un parchemin spécial donnera, bien entendu, la liste détaillée de tous les morceaux contenus dans les caisses, et toutes les indications nécessaires pour mettre en mouvement la machine et ses accessoires, puisque, au cours d'un si long espace de temps, bien des détails se verront forcément modifiés, et il importe que les ouvriers d'alors, munis des outils nouveaux, ne soient pas embarrassés pour manier ceux que l'âge aura plus ou moins démodés.
A cette liste une autre sera jointe, où se liront les noms de ceux qui, par leur initiative, par leur aide, par leurs travaux, ont contribué à la réussite de l'entreprise et en deviennent les véritables parrains. Alors on remerciera, comme j'ai l'honneur de remercier ici :
M. Aristide Briand, ministre de l'instruction publique, et M. Dujardin-Beaumetz, sous-secrétaire d'Etat aux Beaux-Arts, qui ont bien voulu accorder à l'œuvre leur haut patronage, et qui se sont fait aujourd'hui représenter par leurs chefs de cabinet, M. Etienne Port et M. Gabriel Faure ;
M. Adrien Bernheim, commissaire du gouvernement auprès des théâtres subventionnés, que rien ne laisse indifférent de tout ce qui touche à la musique et à l'art dramatique ;
M. P. Gailhard, directeur de l'Opéra, assisté de son sous-directeur, M. P.-V. Gheusi, et de son secrétaire général, M. Georges Boyer ; je suis personnellement heureux que cette cérémonie ait eu lieu assez à temps pour compter encore parmi les actes de sa longue et brillante direction ;
M. Bardy, qui n'a pas craint de braver l'action du temps, et dont les recherches scientifiques permettent de compter sur la victoire finale ;
M. Cassien Bernard, l'éminent architecte, qui, après avoir choisi l'emplacement convenable, a disposé la mise en œuvre et dirigé la partie matérielle de l'opération ;
MM. les membres de la presse, ici présents, qui veulent bien nous prêter le concours de leur grande et utile publicité ;
Enfin et surtout (n'aurais-je point dû le nommer déjà ?) le sympathique directeur de la Société du Gramophone à Paris, M. Clark, le promoteur de l'idée, celui qui a conçu ce noble projet et qui patiemment en a préparé la réalisation.
Grâce à lui, nos descendants éprouveront une émotion que nous ne connaissons guère, car, le plus souvent, ceux-là vivent encore dont nous entendons, reproduits par l'appareil gramophonique, les paroles ou les chants. Mais dans un siècle, tous, nous aurons disparu. Ce qui fut notre corps et notre esprit ne sera plus qu'une vague poussière, atome dispersé dans l'infini des mondes ; pourtant l'apparence de la vie que nous avons perdue se retrouvera dans ces plaques résineuses que chanteront pour nos successeurs. O merveille ! "Ils entendront parler les morts !"
Telle est la surprise que leur réserve la cérémonie de ce jour. Ils connaîtront votre nom et votre œuvre, ils constateront qu'on a travaillé pour eux, et, pendant quelques instants, vous revivrez dans leur souvenir ; ils vous sauront gré de votre effort et vous féliciteront, car c'est faire œuvre belle et bonne que de négliger quelquefois l'intérêt trop immédiat et d'assurer, en travaillant pour l'avenir, la marche ininterrompue du progrès.

Charles Malherbe, archiviste à l'Opéra

***

Allocution de M. Adrien Bernheim, commissaire du gouvernement

Votre idée est charmante, Monsieur Théophile Gautier, qu'il est bon de relire parfois, écrivait, il y a exactement soixante ans, dans un de ses feuilletons du Moniteur : « Un jour, peut-être, lorsque la critique, perfectionnée par le progrès universel, aura à sa disposition des moyens de notation sténographiques pour fixer toutes les nuances du jeu d'un acteur, n'aura-t-on plus à regretter tout ce génie dépensé au théâtre en pure perte pour les absents et la postérité. De même qu'on a forcé la lumière à moirer d'images une plaque polie, l'on parviendra à faire recevoir et garder, par une matière plus subtile et plus sensible encore que l'iode, les ondulations de la sonorité, et à conserver ainsi l'exécution d'un air de Mario, d'une tirade de Mlle Rachel ou d'un couplet de Frédéric Lemaître. »
Vous le voyez, Monsieur, vous avez réalisé l'idée d'un poète exquis et vous avez donné à cette idée une forme pratique.
En cette admirable bibliothèque de l'Opéra que le regretté Charles Nuitter a organisée, et qui est devenue un véritable musée, vous offrez une place d'honneur à ces rouleaux de cire. Et ces rouleaux, apparemment si fragiles, vont nous permettre – n'y a-t-il pas là un admirable et effroyable sujet de drame ? – de garder pieusement et d'entendre – toujours ! – les voix que nous croyions à jamais éteintes. On ne dira plus que les rôles s'évanouissent à mesure que leurs interprètes les jouent ou les chantent. On ne prétendra plus que l'art du comédien ou du chanteur ne laisse pas plus de trace que le papillon qui voltige dans l'air ou la barque qui se promène sur l'eau. Vous rendez ainsi, Monsieur, à l'art dramatique et musical un inappréciable service, et nous félicitons tous le directeur de l'Opéra, mon ami M. Gailhard, de vous avoir aidé à l'accomplissement de vôtre tâche.

Charles Malherbe et Adrien Bernheim, « Nouveaux documents d’histoire musicale aux archives de l’Opéra », dans la Revue musicale, Paris, t. 8, n° 2, mercredi 15 janvier 1908, s. p. [p.12-16] (retranscription des discours de Charles Malherbe et Adrien Bernheim).

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Il faut faire la part de l'état de barbarie où l'on vivait en 1912

Paul Ginisty « La semaine parisienne : Dans cent ans… - À propos de disques phonographiques. - Le jour de l'échéance. - Paris au 21e siècle. - Ce que dira de nous l'avenir. », dans le Petit Parisien, Paris, t. 37, n°13015

Au cours du mois de juin de l'an 2012, une commission d'historiens se souviendra d'un legs laissé par le siècle précédent, d'une attention des Parisiens de 1912 pour ce qui représentait alors l'avenir. Il s'agira d'exhumer, des sous-sols des bâtiments où se trouva jadis l'Opéra, des disques phonographiques qui enregistrèrent la voix des comédiens et des chanteurs célèbres de cette époque. L'Opéra ? Seuls, quelques érudits sauront ce que représentait, cent ans auparavant, cet édifice, qui aura reçu une autre destination, celle d'un garage d'aérobus, par exemple, car aura-t-on pu, dans un quartier devenu excentrique, conserver un théâtre de luxe ? Le Paris central, le Paris du mouvement, le Paris mondain, se trouvera alors du côté de Saint-Germain. D'ailleurs, on aura de la construction des théâtres une tout autre conception pour la commodité du public et pour les réalisations scéniques. On aura seulement transporté dans des musées les ouvres d'art qui décoraient l'Opéra. Il ne sera resté intact, parmi tant de changements, que ce coin de sous-sols, qu'on aura pris la précaution de « classer », pour respecter un vou des aïeux. Les archéologues désignés, suivis des opérateurs des journaux (car il n'y aura plus de feuilles imprimées, mais les journaux seront parlés, et le problème de la vision à distance, depuis longtemps résolu, permettra d'envoyer à l'abonné l'image directe des événements), pénétreront donc dans cette cave, et briseront les scellés. Sur ces disques, on lira des noms, dont la signification paraîtra assez obscure, et des discussions s'engageront à leur sujet, car, après cent ans, bien des gloires seront ternies et bien des confusions risqueront de s'établir : les chanteurs eux-mêmes n'ont pas l'immortalité certaine. Il y aura là matière à des travaux savants, et qui ne seront pas sans présenter de sérieuses difficultés. Il ne sera pas aisé, en effet, de se reporter aux documents d'époque : le papier de 1912 sera tombé, partiellement, au moins, en poussière. Cependant, après ces commentaires du moment, réservant des solutions délicates, les disques seront posés sur l'appareil, et l'assistance éprouvera une sorte d'attendrissement, mêlé de sourires, pour les moyens primitifs employés, dans l'enregistrement de la voix, par les ancêtres.
— Que voulez-vous ! dira avec indulgence le président de la commission, ils tâtonnaient. La science était encore peu avancée.
— Oui, répondra un autre, mais ils avaient quelque prétention en supposant qu'ils provoqueraient notre admiration.
— Il faut faire la part de l'état de barbarie où l'on vivait en 1912.
— Chaque époque, hasardera un philosophe, a l'orgueil de se croire la plus avancée de toutes. Que cela nous soit, pour nous-mêmes, une leçon ce modestie !
— Soit ! murmurera un critique, mais ces sons nasillards reproduisent de la musique, et nous offrir ces airs comme des chefs-d'ouvre !... Le cadeau qui aura été fait par le XXe siècle ne paraîtra peut-être pas bien brillant à des gens qui se piqueront d'avoir tout transformé, qui vivront dans des conditions très éloignées des nôtres, qui auront d'autres façons de juger, de penser, de sentir, qui auront supprimé tous les obstacles auxquels nous nous heurtons encore, et qui, surtout, auront oublié tout ce qui nous intéresse présentement. Peut-être seront-ils plus indifférents que nous ne le croyons à ces témoignages de notre temps. Toutefois, par un certain snobisme, on s'occupera de cette année 1912, on ressuscitera ses modes, et un conférencier élégant (s'il y a encore des conférenciers) s'amusera à évoquer le tableau de l'existence, telle qu'elle était alors comprise en ces âges reculés.

Paul Ginisty « La semaine parisienne : Dans cent ans… - À propos de disques phonographiques. - Le jour de l'échéance. - Paris au 21e siècle. - Ce que dira de nous l'avenir. », dans le Petit Parisien, Paris, t. 37, n°13015, lundi 17 juin 1912, p. 1, col. a-b

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Non omnis moriar !

J. Leroux, « Au musée de la voix », dans la Revue musicale SIM

Nos lecteurs n'ont pas oublié une curieuse manifestation qui eut lieu il y a cinq ans, dans les caves de l'opéra. La veille de Noël 1907, guidés par notre regretté président Charles Malherbe, alors bibliothécaire de l'Académie nationale de musique, des personnages officiels de l'administration des Beaux-Arts et quelques représentants des grands quotidiens allèrent, dans les profonds sous-sols du monument Garnier, inaugurer le Musée de la Voix, qu'un généreux donateur, M. Clark, offrait à la France et à la musique. Dans des urnes furent disposés des disques de Gramophone, où les plus belles voix de notre répertoire étaient venues se fixer pour jamais. Le tout fut clos hermétiquement et scellé, avec défense d'ouvrir avant cent ans révolus ces tombeaux de la voix. Des discours furent échangés, des vœux émis, des regrets formulés et l'on se sépara en ce promettant de recommencer un jour cette touchante cérémonie.
Ce jour arriva le 14 juin dernier où M. Clark eut la bonne pensée d'enrichir à nouveau la collection du Musée et d'entrouvrir pour quelques instants le caveau dont l'Opéra lui accorda la concession. Cette fois le Sous-secrétaire d'Etat aux Beaux-Arts, M. Léon Bérard [sic] avait tenu à se rendre personnellement au convoi, à suivre nos voix chères jusqu'à leur dernière demeure. Il vint, accompagné du très aimable Maurice Reclus, son chef de cabinet, et d'un attaché au cabinet du Ministre du Commerce, et fut reçu par M. Banès conservateur de la bibliothèque, Henri Quittard archiviste, par l'état major de l'Opéra, M. Messager et Broussan, quelques rares invités, MM. Ecorcheville, Louis Schneider, de Curzon et des membres de la presse, enfin (à tout seigneur tout honneur) M. Clark lui-même et l'administrateur délégué de la Société Française du Gramophone, M. Reich.
Après avoir jeté l'œil du maître sur le Musée de l'Opéra et admiré particulièrement deux Hubert Robert, dignes de la vente Doucet, M. Léon Bérard et le cortège qui le suivait, s'engagèrent dans de sombres dédales. Un arrêt, en passant, à la gigantesque salle des machines électriques, qui fit l'an dernier l'admiration des « Amis de la Musique », et voici le caveau, dont M. Banès remit la clef au Ministre. La porte s'ouvre ; chacun prend place devant une vaste table, où vont se passer les derniers apprêts. Quelle est cette voix ? C'est celle de Gémier. Elle aussi, va descendre au tombeau. Mais elle salue d'abord l'assistance par le pavillon du gramophone :

« Monsieur le Ministre, Messieurs,
Sera-t-il permis au gramophone lui-même de prendre ici la parole, et de remercier en son nom l'éminente assistance, qui a bien voulu le suivre jusque dans ces catacombes de l'Opéra ? Avant de m'introduire, pour cent ans au moins, dans l'urne fatale, qui sera fermée sous vos yeux, je tiens à exprimer une fois encore ma gratitude envers ce Musée de la Voix, et envers son aimable conservateur, M. Banès.
Ne l'oublions pas, Messieurs, c'est en France que naquit, il y a quelques années, l'idée d'une bibliothèque phonographique, idée que toutes les autres nations se sont fait un devoir d'imiter depuis lors, reconnaissant ainsi l'intérêt scientifique d'une pareille collection. Et c'est l'Académie Nationale de Musique qui, avant tout autre, réalisa cet ingénieux projet. N'était-ce pas légitime ? Où les voix endormies auraient-elles trouvé meilleur et plus sûr accueil ? Il appartenait au temple de la musique dramatique française, dont nous saluons ici les grands prêtres MM. Messager et Broussan, de tenter ce miracle de la durée, de conserver à nos arrière-petits-fils ce qu'il y a de plus fugitif au monde, ce qui par excellence n'a ni corps ni durée : la voix humaine.
Comme le peintre, comme l'écrivain et le musicien même, l'artiste lyrique pourra désormais laisser d'autres témoignages de son talent que le souvenir d'une réputation périssable. Cette souveraineté d'un organe précieux, ce charme efficace du mouvement vibratoire, cette voix enfin, si subtile et si chère, nous l'aurons sauvée de l'oubli, et le chanteur pourra dire à son tour : Non omnis moriar !
M. le Ministre, en assistant personnellement à cette cérémonie, vous avez marqué le haut intérêt que vous attachiez à cette œuvre de survie musicale. Lorsque, dans un siècle, ces disques reverront le jour, les artistes vous sauront gré d'avoir donné cette preuve de bienveillante sympathie à leurs grands devanciers de 1912. »
 
À cette allocution succéda un air de Lohengrin chanté par Franz, puis un solo de Kubelik dans lequel les harmoniques des cordes donnèrent l'impression d'un instrument à vent, enfin la plainte de Dalila soupirée par Mlle Brohly. Personne n'élève la voix, le disque seul a la parole. Le moment est solennel. Ligotés dans des feuilles d'amiante, serrés par les bandelettes funéraires, une trentaine de phonogrammes attendent l'enfouissement. Là gisent, en puissance, Chaliapine, Caruso, Amato, le délicieux Reynaldo Hahn, qui mérite bien de passer à la postérité en qualité de ténor, Mmes Farrar, de Montalent [sic], Brohly, Melba etc. Le ministre se lève. Il se découvre et d'une main ferme appose le cachet que nul ne doit briser avant 2012 ! Bruyants et indiscrets, les photographes nous aveuglent de leurs étincelles.

Il n'y a point de sacristie. Le cortège remonte au jour. M. Clark est félicité pour cette journée des Disques, dont on escompte désormais le retour, et chacun s'éloigne en songeant avec mélancolie à ce début du vingt et unième siècle, pour lequel nous venons de témoigner une si louable sollicitude.

J. Leroux, « Au musée de la voix », dans la Revue musicale SIM, Paris, t. 8, n° 7-8, juillet-août 1912, p. 84-85

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Un joyeux enterrement, agrémenté d'un concert phonographique

 André Méjanes, « Le musée de la voix », dans le Petit Journal

Jeudi, dans un caveau souterrain de l'Opéra, on a procédé pour la seconde fois à une cérémonie des plus intéressantes. Il s'agissait, comme en 1907, d'enterrer une série de disques de gramophones en des urnes scellées qui ne doivent être ouvertes que passé l'an deux mille. Ces disques, lors de la première opération, avaient enregistré les voix des chanteurs les plus célèbres, mais non pas les plus français, entre autres Tamagno, Caruso, Scotti, Adelina Patti, Melba, Calvé. Cette fois, ce fut le tour de Caruso, déjà nommé, du ténor Franz, de Chaliapine, de Campagnola, de Bayle, et de Mmes Bessie Abbott, Géraldine Farrar, Marcelle Sembrich, Tetrazzini, sans oublier le délicieux compositeur Reynaldo Hahn et le pianiste Paderewski, lequel voisinera avec notre Raoul Pugno. On frémit à la supposition que ces deux virtuoses s'éveillent un jour en la personne de leurs disques et se lancent un défi pour le championnat du monde : ce serait à ébranler les souterrains de notre Académie nationale !
Evidemment, les musicographes de l'avenir trouveront là de précieux documents sur un art qui, peut-être alors, aura subi de formidables modifications, et sur des artistes, aujourd'hui fameux, dont le nom sera depuis beau temps oublié. Mais j'imagine que les privilégiés, officiels ou autres, qui ont assisté à ce joyeux enterrement, agrémenté d'un concert phonographique, n'ont pu se défendre de quelques réflexions amères sur la brièveté de la vie. Ils me feraient volontiers songer au bonhomme auquel on avait affirmé que les corbeaux vivaient un siècle. Il courut acheter un corbeau, installa sa cage sur une table, s'assit devant, et le dessin qui représente la scène nous le montre la tête entre ses mains, fixant l'oiseau d'un œil naïf, et murmurant : « Nous allons bien voir si c'est vrai qu'ils vivent cent ans ! »

André Méjanes, « Le musée de la voix », dans le Petit Journal, Paris, t. 50, n° 18069, dimanche 16 juin 1912, p. 1, col. a-b (absence des deux pages dactylographiées résumant les 2 cérémonies annoncées dans la liste précédente).

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Troubler le repos des belles endormies

Sans nom, « Les voix endormies », dans le Figaro

Au  fond d’un caveau souterrain de l’Opéra, mystérieusement incluses en la cire des disques d’un gramophone, les voix de la Patti, de Tamagno, de Caruso, celles de Mmes Calvé, Melba, Mérentié et bien d’autres encore, dormaient, silencieuses, depuis le mois de décembre 1907. Cet après-midi, le repos de ces belles endormies sera, quelques instants, troublé. Car l’enchanteur à qui elles doivent leur réclusion s’apprête à leur donner des compagnes qui, ainsi qu’elles-mêmes, n’auront pas le droit de rompre le silence avant un siècle révolu.
En présence de M. Léon Bérard, sous-secrétaire d’Etat aux Beaux-Arts, des directeurs de l’Opéra et du personnel de la bibliothèque et des Archives, M. Alfred Clark, qui, en 1907, avait offert aux archives de l’Opéra une première collection de phonogrammes, procédera avec le même cérémonial que la première fois, à la remise d’une série nouvelle. Il n’est pas besoin d’insister sur l’importance que présenteront, pour les musicographes du vingt et unième siècle, ces documents précis sur le talent et le style des grands artistes de nos jours.

Sans nom, « Les voix endormies », dans le Figaro, Paris, t. 58, n° 165, jeudi 13 juin 1912, p. 1, col. d-e

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Le Musée de la Voix

Sans nom, « Le musée de la voix », dans le Journal des débats

C'est en 1907 que, sur l'initiative de M. Clarke [sic] et grâce à sa libéralité, on a fondé dans les caves de l'Opéra ce Musée de la Voix. L'idée est celle-ci : transmettre aux générations futures le style et le mouvement des œuvres aujourd'hui représentées ; en même temps sauver quelque chose de l'art des interprètes, garder un vivant témoignage du talent des chanteurs qui, moins heureux que tous les autres artistes, ne laissent que le souvenir de leur réputation. A cet effet, des disques phonographiques, aussi perfectionnés que possible, enregistrèrent les morceaux célèbres des ouvrages en vogue chantés par nos grands premiers rôles ; ces disques sont enfermés dans des urnes de plomb scellées avec grand soin, et où l'on fait le vide, afin d'éviter tout risque d'altération. Les urnes sont déposées ensuite dans un columbarium qui constituera pour la postérité les plus précieuses archives. Comme il faut prévoir que, dans un siècle, le phonographe, s'il n'est pas oublié, aura réalisé des progrès qui changeront complètement la manière d'opérer, on a eu soin d'enfermer dans une urne pareille, mais plus grande, un gramophone du système actuel, avec un prospectus indiquant le moyen de s'en servir. Hier, après midi, en présence de M. Bérard, sous-secrétaire d'Etat, on procédait à l'enfouissement d'une nouvelle série de disques. Les invités, guidés par M. Messager, descendent dans les catacombes de l'Académie nationale. Toute une ville souterraine s'étend au-dessous du monument Garnier. Les galeries obscures s'allongent  à l'infini, toutes sillonnées de câbles électriques et de tuyaux de calorifères. A un détour, on débouche dans une salle voûtée qui retentit du bruit  des marteaux et des limes. Ce n'est point Nibelheim, l'antre d'Albéric et la forge des nains ; c'est l'atelier de réparation à l'usage des électriciens. Une dernière galerie conduit à une porte de fer, semblable à celle des coffres-forts où l'on dépose les titres dans le sous-sol des banques. C'est l'entrée du caveau. Le sous-secrétaire d'Etat s'asseoit derrière une table dans un beau fauteuil de velours rouge. Le gramophone lui souhaite la bienvenue et lui fait ses adieux avant de disparaître. Il chante le récit du Graal de Lohengrin avec la voix du ténor Frantz  ; un air de Dalila avec le contralto de Mlle Brohly ; il joue un concerto de violon avec l'archet de M. Kubelik. On dépose dans les urnes disques et gramophone, sans oublier le procès-verbal de la cérémonie rédigé sur peau-d'âne et signé de tous les assistants. On scelle les urnes qui ressemblent à des marmites ; on les enfouit dans le podrider, et l'inhumation faite, on se sépare gaiement.

Sans nom, « Le musée de la voix », dans le Journal des débats, Paris, t. 124, n° 166, samedi 15 juin 1912, p. 1, col. d (Retranscrit par l'Echo d'Oran, jeudi 20 juin 1912 ; retranscrit et adapté par le Petit Romillon, vendredi 21 juin 1912 et la Constitution des Charentes, dimanche 23 juin 1912).

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