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Parcours pédagogique

Peut-on rire de tout ?

Par Pascale Hellégouarc'h, maîtresse de conférence, Université Paris 13
10 min de lecture
L’Abbé Tise. L’Abbé revenant du pays des Lanternes. L’Abbé Quille.
Spontané dans son expression, le rire libère l'esprit, bouscule les interdits, amène à réfléchir sur des sujets sérieux, provoque aussi parfois par son insolence et crée du lien par la contagion qu'il entraîne. Certains souhaiteraient le contraindre au nom du respect de la liberté de penser, d'autres le revendiquent pour la même raison. Cette tension n'est pas nouvelle et ce droit à l'insolence est aussi un atout pour laisser se développer une pensée critique. Loin d'être un anéantissement impitoyable, le rire peut apparaître comme une mise en perspective, comme une réponse légitime à un pouvoir trop fort, comme un espace de liberté pour éviter la rupture : distance et réflexion, pour s'interroger et interroger. Le rire est aussi un miroir, qui unit une société autour de valeurs communes tout autant qu'elle en révèle les travers.
Les ressources pour réaliser l'activité

Rire et provoquer pour amener à réfléchir n'est pas une démarche nouvelle, elle résulte même d'une longue tradition historique. Voltaire dans Candide (1759) s'est ingénié à dénoncer les hypocrisies et les égarements des pouvoirs politique, financier, religieux, qu'il considérait comme usurpés et contestables. La caricature, dessin polémique, suit une logique similaire : elle déforme, accentue, charge dans le but de révéler ou de dénoncer. Usant souvent de simplification et de symboles pour être plus accessible, elle s’inscrit dans une démarche subversive qui conteste en suscitant parfois, mais pas obligatoirement, le rire.

Les caricature participent pleinement aux bouleversements politiques déterminants de la Révolution. Parmi les plus représentatives se trouvent celles qui dénoncent la domination d'un ordre par d'autres. Certaines ciblent aussi un ordre spécifique, noblesse ou clergé. Mais leur origine est à rechercher avant le 18e siècle, notamment dans la démarche des Caractères ou les Mœurs de ce siècle (1688) de La Bruyère. On peut demander aux élèves de mettre en rapport certains des textes de La Bruyère avec des images.

Le symbole choisi peut être très fort au point de créer une surprise graphique : c'est le cas du dragon dans Coutume des Jésuites ordre religieux qui subit de nombreuses attaques au 18e siècle notamment par Voltaire –, de Gargantua dans Le ci-devant grand couvert de Gargantua moderne en famille ou de l'Hydre de Lerne dans L'Hydre aristocratique. Ces images sont l'occasion d'aller rechercher l'origine, mythologique ou littéraire de ces symboles pour mieux comprendre l'idée de détournement.

Au 17e siècle, Charles Le Brun explore les rapprochements entre l'homme et l'animal pour mettre en évidence une typologie des tempéraments humains, argument de nombre de caricatures. En 1831, La Métamorphose du roi Louis-Philippe en poire reprend ce principe et le dessin, publié le 24 novembre 1831 dans le journal La Caricature, fait grand bruit, au point que le titre est saisi par le gouvernement. La confiscation de la publication relance la fortune de l'image : Daumier, ainsi que nombre de caricaturistes de l'époque, exploitent le motif de la poire. Le Charivari du 27 février 1834 publie la condamnation de Philipon dans un texte prenant la forme d'une poire « Texte du jugement qui frappa le Charivari, paru le 27 février 1834 ». En 2006, Le Monde adopte une démarche similaire pour répondre à l’interdiction religieuse des caricatures de Mahomet : Je ne dois pas dessiner Mahomet de Plantu dessine l’interdit.

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Carnaval et fêtes burlesques

Au Moyen Âge, le carnaval avait une fonction régulatrice permettant, grâce à cet espace de liberté, d'éviter l'explosion sociale : le désordre provisoire et contraint par des règles garantissait en quelque sorte un ordre social pérenne. Notre-Dame de Paris, roman de Victor Hugo dont l'action se déroule à la fin du 15e siècle, s'ouvre sur le 6 janvier 1482. La scène est soigneusement organisée par le narrateur qui associe deux événements : le « jour des rois » et la « fête des fous ». Casanova, dans ses Mémoires, mentionne un carnaval d'une autre nature, à Venise, dont l'enjeu semble essentiellement galant, libertin et mondain. Érasme, dans son Éloge de la folie, voulait insister sur sa signification sociale et politique.

Rituels profanes ou sacrés, bacchanales, fêtes des fous au Moyen-Âge, carnavals, les manifestations sont nombreuses pour exprimer le désordre et la démesure. En jouant sur l'inversion des valeurs, la transgression et la subversion, ces festivités contribuent également à maintenir un ordre qui sera d'autant plus accepté grâce à la permission de cet espace de liberté. Au 21e siècle, en France et ailleurs, des manifestations continuent de porter cette négociation entre l'ordre et le désordre : les carnavals, à Nice, à Venise ou au Brésil ; la fête des couleurs Holi, qui célèbre en Inde l'équinoxe de printemps ; les performances artistiques… Les exemples sont nombreux.

Le propre de l'homme

Rabelais, dans l'avertissement aux lecteurs de Gargantua, ajouté à la deuxième édition en 1542, prévient son lectorat : « Amis lecteurs, qui ce livre lisez, /Despouillez vous de toute affection ; /Et, le lisant, ne vous scandalisez ». L'auteur recherche la complicité et l'adhésion du lecteur, plaçant son livre sous les auspices de la légèreté. C'est dans cette introduction rimée qu'apparaît la formule célèbre « Rire est le propre de l'homme ». Toutefois, dans le prologue, l'auteur précise : « les matieres icy traictées ne sont tant folastres comme le tiltre au dessus pretendoit », rappelant que le rire peut aussi être le paravent de sujets plus sérieux.

Voltaire va plus loin dans l'article « rire » du Dictionnaire philosophique, en distinguant plusieurs formes et sujets du rire. Quant à Henri Bergson dans Le Rire, essai sur la signification du comique, il attribue au rire une signification sociale : « Notre rire est toujours le rire d'un groupe ». Dans l'appendice, l'essayiste évoque  «  quelque chose de légèrement attentatoire (et de spécifiquement attentatoire) à la vie sociale, puisque la société y répond par un geste qui a tout l'air d'une réaction défensive, par un geste qui fait légèrement peur. », une remarque de 1900 qui n'est pas sans évoquer certains débats contemporains

Les ressources pour réaliser l'activité

Pierre Desproges, dans son[réquisitoire contre Jean-Marie Le Pen dans l'émission radiophonique Le Tribunal des Flagrants délires (France Inter) le 28 septembre 1982, pose deux questions essentielles : peut-on rire de tout ? peut-on rire avec tout le monde ?

Rire de tout ne signifie pas tout tourner en dérision et le concept rencontre des limites juridiques : l'injure, la diffamation, l’incitation à la haine raciale et à la discrimination sont punies par la loi. Les tribunaux, pour rendre un jugement, sont attentifs à l'intention et au sens donné autant qu'aux propos prononcés. Par anticipation et pour éviter des procès, certains humoristes s'autocensurent et s'interdisent des sujets. Cependant, la liberté de penser doit permettre à chacun d'établir sa propre échelle de valeur et de refuser de se voir imposer les sujets autorisés ou non pour l'humour. Charlie Chaplin dans Les Temps modernes (1936) montre les ravages de la crise de 1929 et son désastre humain tout en faisant rire le spectateur ; Roberto Benigni, dans le film La Vie est belle (1997) imagine une fable à partir des camps d'extermination afin de rendre cette réalité encore plus intense. Le film Intouchables (2011) saisit un sujet délicat – le handicap – pour à la fois sensibiliser à une histoire vraie tout en faisant rire.

À l'époque contemporaine, ce rire n'est pas toujours le bienvenu et ceux qui en usent – avec les mots ou avec les dessins – paient parfois un lourd tribut.

Si, selon une approche de Voltaire, le rire surgit spontanément, il précède donc la question de sa possibilité. La question « peut-on rire de tout » est donc plutôt à reformuler comme « peut-on faire rire de tout ? ». La notion de censure, et d'autocensure, se révèle centrale : ceux qui recherchent ou provoquent le rire ont-ils le droit de se saisir de tous les sujets ? Ce pouvoir d'autorisation peut relever d'une censure sociale, morale, intellectuelle toujours en relation étroite avec le contexte de production. Les sujets interdits changent en fonction des sociétés, d'une culture, d'une époque car, comme Bergson le soulignait, le rire est d'abord un rire social d'une communauté qui y reconnaît ses valeurs : c'est toute la force des caricatures politiques par exemple, et de la signification à donner à l'éviction d'un humoriste ou d'un programme de divertissement parodique et potentiellement transgressif.

Piste pédagogique : travail de recherche

On peut inviter les élèves à choisir, dans les événements récents (presse, radio, télévision, Internet) ou dans l'histoire, un ou deux exemples au cours desquels le rire a entraîné des conséquences pour son créateur. On fera définir le contexte (environnement, culture), les acteurs, les enjeux, le sujet du rire avant d'identifier pourquoi cela a été jugé dérangeant.

Piste pédagogique : travail d'invention

L'élève part d'une situation, dans son entourage proche, dans la société ou dans le monde, qui lui est particulièrement insupportable. Il en identifie le contexte, les personnes concernées, les faits, les conséquences, et se demande pourquoi il y est sensible. Après ce travail préparatoire, il est invité à partager son sentiment (indignation, désarroi, colère...) à travers un texte, un dessin ou tout autre moyen d'expression, qui passent par une forme d'humour qui, sans provoquer obligatoirement un rire franc, peut amener un sourire qui suscite la réflexion.

Le dessin de Plantu sur le génocide au Rwanda ou les différents textes sur l'esclavage, l'intolérance et la guerre pourront servir de base d'inspiration.

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