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Extrait

Le droit à l'errance

Isabelle Eberhardt, Pages d'Islam

Un droit que bien peu d’intellectuels se soucient de revendiquer, c’est le droit à l’errance, au vagabondage.
Et pourtant, le vagabondage, c’est l’affranchissement, et la vie le long des routes, c’est la liberté.
Rompre un jour bravement toutes les entraves dont la vie moderne et la faiblesse de notre cœur, sous prétexte de liberté, ont changé notre geste, s’armer du bâton et de la besace symboliques, et s’en aller !
Pour qui connaît la valeur et aussi la délectable saveur de la solitaire liberté (car on n’est libre que tant qu’on est seul), l’acte de s’en aller est le plus courageux et le plus beau.
Egoïste bonheur, peut-être. Mais c’est le bonheur, pour qui sait le goûter.
Etre seul, être pauvre de besoins, être ignoré, étranglé et chez soi partout, et marcher, solitaire et grand à la conquête du monde.
Le cheminot solide, assis sur le bord de la route, et qui contemple l'horizon libre, ouvert devant lui, n'est-il pas le maître absolu des terres, des eaux et même des cieux ?
Quel châtelain peut rivaliser avec lui en puissance et en opulence ?
Son fief n'a pas de limites, et son empire pas de loi. Aucun servage n'avilit son allure, aucun
labeur ne courbe son échine vers la terre qu'il possède et qui se donne à lui, toute, en bonté et en beauté.

[...]
Ne pas éprouver le torturant besoin de savoir et de voir ce qu'il y a là-bas, au delà de la mystérieuse muraille bleue de l'horizon... Ne pas sentir l'oppression déprimante de la monotonie des décors... Regarder la route qui s'en va toute blanche, vers les lointains inconnus, sans ressentir l'impérieux besoin de se donnera elle, de la suivre docilement, à travers les monts et les vallées, tout ce besoin peureux d'immobilité, ressemble à la résignation inconscience de la bête, que la servitude abrutit, et qui tend le cou vers le harnais.

À toute propriété, il y a des bornes. À toute puissance, il y a des lois. Or, le cheminot possède toute la vaste terre dont les limites sont l'horizon irréel, et son empire est intangible, car il le gouverne et en jouit en esprit.

Isabelle Eberhardt, Pages d'Islam, éd. Victor Barrucand, Paris : Fasquelle éditeurs, 1932, p. 279-281.
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