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Extrait

« Je n’ai aucune prétention sur votre cœur »

Molière, La Princesse d’Élide, acte II, scène 4

LE PRINCE
Ma fille, tu as tort de prendre de telles alarmes, et je me plains de toi, qui peux mettre dans ta pensée que je sois assez mauvais père pour vouloir faire violence à tes sentiments, et me servir tyranniquement de la puissance que le Ciel me donne sur toi. Je souhaite à la vérité que ton cœur puisse aimer quelqu’un : tous mes vœux seraient satisfaits si cela pouvait arriver, et je n’ai proposé les fêtes et les jeux que je fais célébrer ici, qu’afin d’y pouvoir attirer tout ce que la Grèce a d’illustre ; et que parmi cette noble jeunesse, tu puisses enfin rencontrer où arrêter tes yeux et déterminer tes pensées. Je ne demande, dis-je, au Ciel autre bonheur que celui de te voir un époux : j’ai pour obtenir cette grâce fait encore ce matin un sacrifice à Vénus ; et si je sais bien expliquer le langage des dieux, elle m’a promis un miracle : mais quoi qu’il en soit je veux en user avec toi en père, qui chérit sa fille : si tu trouves où attacher tes vœux, ton choix sera le mien, et je ne considérerai ni intérêts d’Etat, ni avantages d’alliance. Si ton cœur demeure insensible, je n’entreprendrai point de le forcer : mais au moins sois complaisante aux civilités qu’on te rend, et ne m’oblige point à faire les excuses de ta froideur : traite ces princes avec l’estime que tu leur dois, reçois avec reconnaissance les témoignages de leur zèle, et viens voir cette course où leur adresse va paraître.

THÉOCLE
Tout le monde va faire des efforts pour remporter le prix de cette course ; mais à vous dire vrai j’ai peu d’ardeur pour la victoire, puisque ce n’est pas votre cœur qu’on y doit disputer.

ARISTOMÈNE
Pour moi, Madame, vous êtes le seul prix que je me propose partout : c’est vous que je crois disputer dans ces combats d’adresse, et je n’aspire maintenant à remporter l’honneur de cette course, que pour obtenir un degré de gloire qui m’approche de votre cœur.

EURYALE
Pour moi, Madame, je n’y vais point du tout avec cette pensée : comme j’ai fait toute ma vie profession de ne rien aimer, tous les soins que je prends ne vont point où tendent les autres : je n’ai aucune prétention sur votre cœur, et le seul honneur de la course est tout l’avantage où j’aspire.

Ils la quittent.

LA PRINCESSE
D’où sort cette fierté où l’on ne s’attendait point ? Princesses, que dites-vous de ce jeune prince ? Avez-vous remarqué de quel ton il l’a pris ?

Molière, La Princesse d’Élide, acte II, scène 4
Librairie des bibliophiles, Paris, 1891.
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