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Anthologie

Histoire de la pensée chinoise

Extraits choisis
Depuis quatre mille ans, la culture chinoise offre l’image d’une remarquable continuité. Pourtant, c’est à travers une histoire faite de ruptures radicales, de profondes mutations mais aussi d’échanges, que la Chine a vu naître des pensées aussi originales que celles de Confucius et du taoïsme, et assimilé le bouddhisme avant d’engager à l’ère moderne un dialogue, décisif, pour le temps présent et à venir, avec l’Occident.

Dans son Histoire de la pensée chinoise, publiée dans la collection points au Seuil, Anne Cheng retrace l’évolution de la pensée chinoise depuis la dynastie des Shang au deuxième millénaire avant notre ère jusqu’au mouvement du 4 mai 1919. Un essai qui s’adresse à un public curieux et désireux de disposer de repères pour entrer dans cette immense culture.

Les extraits de l’introduction de cet ouvrage de référence sont publiés ici avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur.

La Chine est cet Autre fondamental

Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise

Comme le dit si justement Simon Leys : Du point de vue occidental, la Chine est tout simplement l’autre pôle de l’expérience humaine. Toutes les autres grandes civilisations sont soit mortes (Égypte, Mésopotamie, Amérique précolombienne), ou trop exclusivement absorbées par les problèmes de survie dans des conditions extrêmes (cultures primitives), ou trop proches de nous (cultures islamiques, Inde) pour pouvoir offrir un contraste aussi total, une altérité aussi complète, une originalité aussi radicale et éclairante que la Chine. C’est seulement quand nous considérons la Chine que nous pouvons enfin prendre une plus exacte mesure de notre propre identité et que nous commençons à percevoir quelle part de notre héritage relève de l’humanité universelle, et quelle part ne fait que refléter de simples idiosyncrasies indo-européennes. La Chine est cet Autre fondamental sans la rencontre duquel l’Occident ne saurait devenir vraiment conscient des contours et des limites de son Moi culturel.

Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, collection « Points Essais », éditions du Seuil, 2002. 
Avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur

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Trois mille ans d’histoire

Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise

Dès la plus haute antiquité, à partir du milieu du IIe millénaire avant l’ère chrétienne, les tout premiers écrits témoignent des caractères originaux de la civilisation chinoise qui plonge ses racines dans le culte des ancêtres et dans le caractère divinatoire de l’écriture et de la rationalité. Avec le formidable pari sur l’homme lancé par Confucius se forge une éthique qui ne cessera plus de travailler la conscience chinoise. Sous les Royaumes Combattants (4e-3e siècle), le discours s’affine dans un extraordinaire brassage d’idées dû à la multiplication des courants de pensée. C’est pendant cette période que tout se joue et se dessine : les données de départ, les atouts, les enjeux, ainsi que les orientations à venir.

Avec l’unification de la Chine par le Premier Empereur Qin en 221 av. J.-C., le pluralisme des Royaumes Combattants marque le pas. L’effervescence intellectuelle qui avait précédé l’instauration de l’empire connaît une première forme de stabilisation sous les Han (206 av. J.-C.- 220 apr. J.-C.). En même temps que se mettent en place les institutions et les habitudes politiques qui vont caractériser dans ses grandes lignes le système impérial chinois pendant ses deux mille ans d’existence, se dessine une identité culturelle chinoise fondée sur un ensemble de notions communes et sur une pensée déjà formalisée.

C’est au moment où semble triompher la pax sinica que la pensée chinoise aborde une nouvelle ère où elle se trouve confrontée à son « dehors ». Après la chute de la dynastie Han au IIIe siècle et l’effondrement de toute sa vision du monde, l’espace politique chinois connaît une fragmentation qui favorisera la résurgence des courants philosophiques des Royaumes Combattants et l’implantation du bouddhisme venu de l’Inde. Tout en s’adaptant à la société et aux mœurs chinoises, cette forme de pensée à priori étrangère transformera en profondeur tout l’acquis culturel jusqu’à permettre la grande floraison des Tang.

À la mesure de l’ampleur de l’influence bouddhique est l’immense effort consenti à partir de la fin du Ier millénaire parla tradition lettrée des Song pour se repenser de fond en comble en fonction de la nouvelle donne. En réaction contre ce renouveau jugé trop livresque, la dynastie Ming est marquée au 15e-16e siècle par une redécouverte des vertus de l’introspection, laquelle suscite par contre-réaction un retour aux valeurs pratiques, accéléré par l’instauration de la dynastie mandchoue des Qing.

Au moment où elle a fini d’assimiler le bouddhisme, la pensée chinoise est confrontée à la tradition, encore plus étrangère, du christianisme et des sciences européennes, d’abord par le truchement des missionnaires, puis à travers les contacts qui se multiplient tout au long du 19e siècle jusqu’à tourner aux agressions de la part des puissances occidentales. Au seuil du 20e siècle, la Chine se trouve alors écartelée entre le poids écrasant de l’héritage du passé et l’exigence impérative de répondre au nouveau défi de l’Occident, compris comme celui même de la modernité. Le mouvement iconoclaste du 4 mai 1919 constituera la lisière symbolique de notre propos : le premier de cette ampleur à tourner résolument le dos à une tradition deux fois millénaire, il inaugure en effet une nouvelle ère, faite de contradictions et de conflits qui ne sont pas encore résolus.

Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, collection « Points Essais », éditions du Seuil, 2002. 
Avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur

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  • Chine
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Une belle cohérence dans la conception du monde

Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise

Cependant, on ne peut nier qu’il existe au sein de cette tradition foisonnante un certain nombre de textes porteurs d’intuitions fertiles qui ont nourri la pensée pendant des millénaires et qui font ressortir une belle cohérence dans la conception du monde et de l’homme ainsi qu’une grande constance dans l’effort de formulation. Dès l’époque pré-impériale s’élabore en effet un langage qui, à l’issue d’un processus d’affinement et de mise au point entre le 5e et le 3e siècle, constitue un superbe instrument, merveilleusement affûté, pénétrant tous les interstices de la réalité et épousant à merveille les subtilités de la pensée.

Si ce langage, loin de donner, comme on l’a souvent dit, dans le vague, tend au contraire à une précision croissante de la formulation, le texte qu’il produit se présente rarement sous la forme d’un fil logique, linéaire et autosuffisant au sens où il fournirait lui-même les clés de sa compréhension. Le plus souvent, le texte constitue au sens propre un tissu qui suppose chez le lecteur une familiarité avec les motifs récurrents. Alors qu’il donne l’impression de ressasser des énoncés traditionnels, à la manière d’une navette qui passe et repasse inlassablement sur la même chaîne, c’est au motif qui se dessine peu à peu qu’il faut être attentif, car c’est lui qui est porteur de sens.

Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, collection « Points Essais », éditions du Seuil, 2002. 
Avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur
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Une pensée qui cerne son propos

Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise

En somme, la pensée chinoise ne procède pas tant de manière linéaire ou dialectique qu’en spirale. Elle cerne son propos, non pas une fois pour toutes par un ensemble de définitions, mais en décrivant autour de lui des cercles de plus en plus serrés. Il n’y a pas là le signe d’une pensée indécise ou imprécise, mais bien plutôt d’une volonté d’approfondir un sens plutôt que de clarifier un concept ou un objet de pensée. Approfondir, c’est-à-dire laisser descendre toujours plus profond en soi, dans son existence, le sens d’une leçon (tirée de la fréquentation assidue des Classiques), d’un enseignement (prodigué par un maître), d’une expérience (du vécu personnel). C’est ainsi que sont utilisés les textes dans l’éducation chinoise : objets d’une pratique plus que d’une simple lecture, ils sont d’abord mémorisés, puis sans cesse approfondis par la fréquentation des commentaires, la discussion, la réflexion, la méditation. Témoignages de la parole vivante des maîtres, ils ne s’adressent pas au seul intellect, mais à la personne tout entière ; ils servent moins à ratiociner qu’ils ne sont à fréquenter, à pratiquer et, finalement, à vivre. Car le but ultime recherché n’est pas la gratification intellectuelle du plaisir des idées, de l’aventure de la pensée, mais la tension constante d’une quête de sainteté. Non pas le toujours mieux raisonner, mais le toujours mieux vivre sa nature d’homme en harmonie avec le monde.

Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, collection « Points Essais », éditions du Seuil, 2002. 
Avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur

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Une pensée en devenir

Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise

Dans le dao, l’important n’est pas tant d’atteindre le but que de savoir marcher. « Ce à quoi nous donnons le nom de Dao », dit Zhuangzi au 4e siècle av. J.-C., « c’est ce que nous empruntons pour marcher ». Ou encore : « Ne fixe pas ton esprit sur un but exclusif, tu serais estropié pour marcher dans le Dao. » La Voie n’est jamais tracée d’avance, elle se trace à mesure qu’on y chemine : impossible, donc, d’en parler à moins d’être soi-même en marche. La pensée chinoise n’est pas de l’ordre de l’être, mais du processus en développement qui s’affirme, se vérifie et se perfectionne au fur et à mesure de son devenir.

Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, collection « Points Essais », éditions du Seuil, 2002. 
Avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur

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La pensée est le courant même de la vie

Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise

L’unité recherchée par la pensée chinoise tout au long de son évolution est, celle même du souffle (qi), influx ou énergie vitale qui anime l’univers entier. Ni au-dessus ni en dehors mais dans la vie, la pensée est le courant même de la vie. Toute réalité, physique ou mentale, n’étant rien d’autre qu’énergie vitale, l’esprit ne fonctionne pas détaché du corps : il y a une physiologie non seulement de l’émotionnel, mais aussi du mental, voire de l’intellectuel, comme il y a une spiritualité du corps, un affinement ou une sublimation possible de la matière physique.

Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, collection « Points Essais », éditions du Seuil, 2002. 
Avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur

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Le souffle vital comme mutation

Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise

Le souffle est un, mais pas d’une unité compacte, statique et figée. Vital, il est au contraire en circulation permanente, il est par essence mutation. C’est là une intuition originelle et originale de la pensée chinoise. Si Confucius affirme d’emblée la loi du temps en distinguant les différents âges de la vie, il ne s’agit pas d’une temporalité subie, mais au contraire pleinement vécue et assumée dans toutes les étapes de sa mutation qui débouche sur une forme de « liberté », non pas au sens de l’exercice d’un libre arbitre mais d’un accord parfait avec l’ordre des choses. L’une des intuitions centrales du Laozi (plus connu sous le titre de Tao-te-king), c’est que toute chose s’accomplit dans le retour qui est « le mouvement même du Dao », c’est-à-dire de la vie. Retour au Vide originel, à comprendre non pas comme point d’anéantissement mais comme synonyme de vivant et de constant. Vivant parce que le Vide, plutôt qu’un lieu où se résorbent les êtres, est ce par quoi le souffle jaillit et rejaillit. Constant parce que le Vide est ce qui permet la mutation tout en étant lui-même ce qui ne change pas. Dans la tradition interprétative du fameux Livre des Mutations (Yijing, communément transcrit Yi King), les élaborations des confucéens et des taoïstes convergent dans une même intuition du souffle vital comme mutation, les premiers la comprenant en termes de « vie qui engendre la vie sans trêve » et les seconds en termes de Vide qui, étant par excellence virtualité, est paradoxalement la racine de la vie, alors que toute chose arrivée au « plein » se durcit et dépérit.

Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, collection « Points Essais », éditions du Seuil, 2002. 
Avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur

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L’interaction et le devenir réciproque des complémentaires

Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise

Les couples d’opposés complémentaires qui structurent la vision chinoise du monde et de la société (Yin/Yang, Ciel/Terre, Vide/Plein, père/fils, souverain/ministre, etc.) déterminent une forme de pensée, non pas dualiste au sens disjonctif évoqué plus haut, mais ternaire en ce qu’elle intègre la circulation du souffle qui relie les deux termes. Dans son mouvement tournant et spiralé, il indique un centre qui, bien que jamais localisable et fixé d’avance, n’en est pas moins réel et constant.

En évoquant l’interaction et le devenir réciproque que leur rapport implique, le couple Ciel-Terre ne se borne pas à la simple addition de deux termes, il génère le troisième terme implicite qu’est la relation organique, vivante et créatrice, qui les constitue. Ce troisième terme, explicité par la spéculation cosmologique, n’est autre que l’homme qui, par sa participation active, « parachève » l’œuvre cosmique. C’est à travers lui et ce qui le relie à l’univers que les penseurs chinois ont axé leur réflexion sur la réalité de « ce qui naît entre » et sur ce qu’elle implique en termes de comportement moral : tel est le sens de la notion de « Milieu » (zhong).

Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, collection « Points Essais », éditions du Seuil, 2002. 
Avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur

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Un point de tension

Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise

Le Milieu n’est donc pas un point équidistant entre deux termes, mais bien plutôt ce pôle dont l’attraction nous tire vers le haut, créant et maintenant dans toute situation de vie une tension qui nous fait aspirer toujours davantage à la meilleure part de ce qui naît entre nous. Aux yeux de la pensée chinoise, cela revêt une importance vitale : faute de cette tension, de cette exigence constante maintenue au gré des mutations, l’ordre de la vie qu’est le Dao ne saurait se créer ni perdurer. En effet, le Milieu n’est autre que la loi du Dao. Dans le Vide que cultive l’intuition taoïste se reconnaît le centre, là où les forces vitales se créent et se régénèrent en vue d’une mutation harmonieuse et durable.

Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, collection « Points Essais », éditions du Seuil, 2002. 
Avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur

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