Géographie proustienne







Proust habita presque toute sa vie son quartier haussmannien sans charme, résidentiel et bourgeois, ponctué par les églises de la Madeleine et de Saint-Augustin que l’on retrouve dans la Recherche. Non loin de là, l’hôtel Ritz devient presque un second domicile d’où il observe les rites de la société mondaine. Les jardins sont aussi le lieu de rencontre de ses personnages, des Champs-Elysées au Bois de Boulogne. Autre pôle de la topographie proustienne : les villégiatures et leurs loisirs balnéaires qui entourent la côte normande, incarnée par Balbec dans l’œuvre.
Contemplés, fréquentés, imaginés, retour sur les itinéraires de l’auteur.
Mots-clés
Promenade aux Champs-Élysées
« Au collège, à la classe d'une heure, le soleil me faisait languir d'impatience et d'ennui en laissant traîner une lueur dorée jusque sur mon pupitre, comme une invitation à la fête où je ne pourrais arriver avant trois heures, jusqu'au moment où Françoise venait me chercher à la sortie et où nous nous acheminions vers les Champs-Élysées par les rues décorées de lumière, encombrées par la foule et où les balcons, descellés par le soleil et vaporeux, flottaient devant les maisons comme des nuages d'or.»
À l’époque où Proust fréquente les Champs-Élysées sont un lieu de rencontre mondain tant pour les adultes qui s’y promènent en calèche, à pied ou à cheval que pour les enfants qui y ont leur aire de jeux. L’avenue débouche sur un jardin, vaste parc-promenade aménagé par Haussmann, composé de contre-allées, de pelouses et de massif de verdure, agrémenté de fontaines et d’édifices divers : cirques, restaurants, concerts. Le Second Empire a donné aux Champs-Élysées l’aspect d’une avenue élégante bordée d’immeubles et d’hôtels particuliers cossus où financiers et bourgeois fortunés élisent domicile.
Dans la Recherche, le quartier des Champs-Élysées est celui du domicile de la famille Swann et le lieu de rencontre de Gilberte et du Narrateur. Proust y situe, plus tard dans le récit, à la charnière des deux tomes du Côté de Guermantes, l’épisode dramatique du malaise de la grand-mère du Narrateur. L’ « allée calme des Champs-Élysées, près de ce massif de laurier » devant lequel il jouait enfant, l’avenue Gabriel et « sa foule de promeneurs », le chalet de nécessité « grillagé de vert » sont le cadre de ce « premier contact avec la mort » de la grand-mère et de la manifestation de la maladie qui l’emportera peu de temps après.
Mots-clés
Photo (C) RMN-Grand Palais (musée Carnavalet) / Agence Bulloz
Le jardin des Champs-Élysées
« Un jour, comme je m'ennuyais à notre place familière, à côté des chevaux de bois, Françoise m'avait emmené en excursion − au-delà de la frontière que gardent à intervalles égaux les petits bastions des marchandes de sucre d'orge − dans ces régions voisines mais étrangères où les visages sont inconnus, où passe la voiture aux chèvres ; puis elle était revenue prendre ses affaires sur sa chaise adossée à un massif de lauriers ; en l'attendant je foulais la grande pelouse chétive et rase, jaunie par le soleil, au bout de laquelle le bassin est dominé par une statue, quand, de l'allée, s'adressant à une fillette à cheveux roux qui jouait au volant devant la vasque, une autre, en train de mettre son manteau et de serrer sa raquette, lui cria, d'une voix brève : "Adieu, Gilberte, je rentre, n'oublie pas que nous venons ce soir chez toi après dîner." »
Le jardin des Champs- Élysées est, au cœur du Paris de Proust, le lieu des jeux de l’enfance et le cadre du premier amour. Il s’y rendait quotidiennement après sa journée de classe et y retrouvait d’autres enfants de la haute bourgeoisie du 8e arrondissement. Parmi ses compagnes de jeux, il eut en 1887 une jeune fille d’origine russe, Marie de Benardaky qu’il présentera plus tard comme « l’ivresse et le désespoir de son enfance » et qui prête successivement ses traits à Marie Kossichef, dans Jean Santeuil, puis à Gilberte Swann, dans la Recherche.
Si Marcel se livre aux divertissements que le jardin offre aux jeunes habitués (manèges de chevaux de bois, jeux de barres, représentations au Théâtre de Guignol, promenades à âne…), il ne perd pas pour autant l’occasion de discuter littérature avec ses camarades, ni de leur réciter des vers. Et, tel le Narrateur guettant Gilberte, il attend l’arrivée de Marie se réjouissant d’apercevoir enfin « entre le guignol et le cirque, à l’horizon embelli, sur le ciel entrouvert […] comme un signe fabuleux, le plumet bleu de Mademoiselle ».
Mots-clés
Bibliothèque nationale de France
Paris : le huitième arrondissement
« Même à Paris, dans un des quartiers les plus laids de la ville, je sais une fenêtre où on voit après un premier, un second et même un troisième plan fait de toits amoncelés de plusieurs rues, une cloche violette, parfois rougeâtre, parfois aussi, dans les plus nobles épreuves qu’en tire l’atmosphère, d’un noir décanté de cendres, laquelle n’est autre que le dôme de Saint-Augustin et qui donne à cette vue de Paris le caractère de certaines vues de Rome par Piranesi. »
Dans la Recherche, Proust a su capter, en photographe de l’instant, la beauté éphémère d’un point de vue des abords de Saint-Augustin. Choisissant le meilleur angle et l’échelonnement des plans, il est attentif aux transformations qu’opère l’atmosphère sur le dôme de l’église. Ce quartier haussmannien nouvellement aménagé, résidentiel et bourgeois, présentait toutefois l’inconvénient pour le malade qu’il fut, d’être troublé par le bruit et la poussière des tramways.
L’axe qui, depuis le parc Monceau jusqu’à l’église de la Madeleine, passe par Saint-Augustin, via le boulevard Malesherbes, résume bien ce 8e arrondissement longuement fréquenté par Proust. Il y habita quasiment toute sa vie. Aux deux appartements familiaux, d’abord 9, boulevard Malesherbes puis 45, rue de Courcelles, succéda l’appartement que Proust occupa après la mort de ses parents au 102, boulevard Haussmann, une ancienne demeure familiale habitée par son oncle maternel Louis Weil. C’est dans le 16e arrondissement limitrophe qu’il termina ses jours, 44, rue Hamelin, où il emménagea en 1919.
Bibliothèque nationale de France / Agence Rol
Hôtel de Bauffrémont, 87, rue de Grenelle
« Alors, au fond de ce nom s’était effacé le château reflété dans son lac, et ce qui m’était apparu autour de Mme de Guermantes comme sa demeure, ç’avait été son hôtel de Paris, l’hôtel de Guermantes, limpide comme son nom, car aucun élément matériel et opaque n’en venait interrompre et aveugler la transparence. Comme l’église ne signifie pas seulement le temple, mais aussi l’assemblée des fidèles, cet hôtel de Guermantes comprenait tous ceux qui partageaient la vie de la duchesse mais ces intimes que je n’avais jamais vus n’étaient pour moi que des noms célèbres et poétiques, et, connaissant uniquement des personnes qui n’étaient elles aussi que des noms, ne faisaient qu’agrandir et protéger le mystère de la duchesse en étendant autour d’elle un vaste halo qui allait tout au plus en se dégradant. »
L’horizon parisien de Proust ne se limite pas à la rive droite de la Seine et aux quartiers bourgeois rénovés sous le Second Empire et la Troisième République. Le faubourg Saint-Germain et ses vieux hôtels aux cours pavées et lourdes portes cochères demeurent le bastion de la noblesse. C’est au cœur de ce quartier que Proust situe l’hôtel des Guermantes qui lui paraît « au cœur du Paris moderne, un morceau de l’ancienne France ».
Mots-clés
Bibliothèque nationale de France
Hôtel Ritz, place Vendôme
« Monde pour ceux qui n’ont pas encore été dans le monde et pour ceux qui en sont revenus. »
Telle est la façon dont Proust circonscrit l’hôtel Ritz dans ses brouillons. Comme l’indique ce placard publicitaire, le palace, inauguré le 1er juin 1898, place Vendôme, est rapidement considéré comme l’un des plus luxueux de Paris, doté d’un confort moderne et d’un service irréprochable. « L’élite de la société parisienne et étrangère » qui le fréquente est séduite par le raffinement de ses décors et de la cuisine servie dans ses différents restaurants. Non loin de ses domiciles successifs, l’hôtel Ritz, véritable creuset mondain, devient pour Proust une annexe où il a ses habitudes, nouant des liens avec le personnel, notamment avec le maître d’hôtel Olivier Dabescat, et observant cette société huppée habituée comme lui des lieux. S’il commence à s’y rendre dès 1906, c’est surtout pendant la guerre que le rythme de sa fréquentation augmente, ainsi que les réceptions qu’il y organise.
Mots-clés
Bibliothèque nationale de France
Trouville et ses environs
« J’apprends que vous avez l’intention de passer l’été près de Trouville. Comme je suis fou de ce pays, le plus beau que je connaisse, je me permets de vous donner quelques indications. Trouville est fort laid, Deauville affreux, le pays entre Trouville et Villers médiocre. Mais entre Trouville et Honfleur, sur la hauteur est le plus admirable pays qu’on puisse voir dans la campagne la plus belle, avec des vues de mer idéales. » écrit Marcel Proust à son amie l’actrice Louisa de Mornand.
Trouville, station balnéaire située à cinq heures de Paris par le chemin de fer, fut le premier lieu de séjour normand de l’écrivain, avant Cabourg. Il fréquenta ce lieu de villégiature mondain, de 1891 à 1894, d’abord avec des camarades de lycée puis avec sa mère durant deux étés successifs à l’Hôtel des Roches Noires. En compagnie de ses camarades, il goûte aux plaisirs des promenades dans l’arrière-pays, découvrant les petites églises d’Hennequeville et de Criquebœuf recouvertes de lierre, se réjouissant de la vue des pommiers en fleur et s’arrêtant dans les fermes-restaurants des alentours. Les séjours avec sa mère à l’Hôtel des Roches-Noires lui font côtoyer l’aristocratie internationale qui apprécie le luxe et le confort de cet hôtel où il tente vainement d’attirer Reynaldo Hahn. À Trouville, il écrit « Sonate clair de lune » et « Comme à la lumière de la lune » en hommage à Reynaldo et commence la rédaction d’une nouvelle importante « La Mort de Baldassare Silvande » qu’il placera en tête des Plaisirs et les Jours.
Mots-clés
Bibliothèque nationale de France
Été à Cabourg, la plus belle plage
« Ayant appris qu'il y avait, à Cabourg, un hôtel, le plus confortable de toute la côte, j'y suis allé. Depuis que je suis ici, je peux me lever et sortir tous les jours, ce qui ne m'était pas arrivé depuis six ans. »
Cabourg, petite station familiale, qui revendique comme Trouville une situation privilégiée à cinq heures de Paris par le chemin de fer et une plage de sable fin, n’est en mesure de rivaliser avec celle-ci qu’au moment de la construction en 1907 du Grand-Hôtel, remplaçant l’ancien hôtel plus modeste. La presse se fait l’écho de l’inauguration du 7 juillet soulignant le caractère luxueux et moderne de l’hôtel qui est comparé à « un véritable palais des Mille et Une Nuits ». La société élégante et parisienne accourt à Cabourg, délaissant de plus en plus Trouville. Le premier séjour estival de Proust date de 1907. Après beaucoup d’hésitation, son choix d’une destination de villégiature se porte sur Cabourg, motivé sans doute par l’attrait d’un lieu de résidence confortable, qui lui permet « de vivre dans les conditions de confort requises par son état » et par le souvenir d’un séjour d’enfance en compagnie de sa mère. Ce premier été est décisif car Proust retrouve un peu de l’énergie perdue depuis la mort de sa mère et met fin, grâce à des sorties quotidiennes et des excursions nombreuses, à la vie d’alité qu’il menait depuis deux ans. Dès lors, Cabourg devient jusqu’à la guerre son lieu de villégiature régulier.
Mots-clés
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France / Valérie Sueur-Hermel