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Anthologie

Corinne ou l’Italie dans le texte

Présentation d’Oswald

Germaine de Staël, Corinne ou l’Italie, Livre I, chapitre I, 1807
Après la mort de son père, Oswald lord Nelvil, dont la santé s’est détériorée suite à son deuil, quitte l’Écosse pour se rendre en Italie sur le conseil de ses médecins. Le voyage est l’occasion pour lui de repenser à son père et aux liens qui l’attachent à son pays.

Oswald lord Nelvil, pair d’Écosse, partit d’Édimbourg pour se rendre en Italie pendant l’hiver de 1794 à 1795. Il avait une figure noble et belle, beaucoup d’esprit, un grand nom, une fortune indépendante ; mais sa santé était altérée par un profond sentiment de peine, et les médecins, craignant que sa poitrine ne fût attaquée, lui avaient ordonné l’air du midi. Il suivit leurs conseils, bien qu’il mît peu d’intérêt à la conservation de ses jours. Il espérait du moins trouver quelque distraction dans la diversité des objets qu’il allait voir. La plus intime de toutes les douleurs, la perte d’un père, était la cause de sa maladie ; des circonstances cruelles, des remords inspirés par des scrupules délicats aigrissaient encore ses regrets, et l’imagination y mêlait ses fantômes. Quand on souffre, on se persuade aisément que l’on est coupable, et les violents chagrins portent le trouble jusque dans la conscience.
À vingt-cinq ans il était découragé de la vie ; son esprit jugeait tout d’avance, et sa sensibilité blessée ne goûtait plus les illusions du cœur. Personne ne se montrait plus que lui complaisant et dévoué pour ses amis quand il pouvait leur rendre service, mais rien ne lui causait un sentiment de plaisir, pas même le bien qu’il faisait ; il sacrifiait sans cesse et facilement ses goûts à ceux d’autrui ; mais on ne pouvait expliquer par la générosité seule cette abnégation absolue de tout égoïsme ; et l’on devait souvent l’attribuer au genre de tristesse qui ne lui permettait plus de s’intéresser à son propre sort. Les indifférents jouissaient de ce caractère, et le trouvaient plein de grâces et de charmes ; mais quand on l’aimait, on sentait qu’il s’occupait du bonheur des autres comme un homme qui n’en espérait pas pour lui-même ; et l’on était presque affligé de ce bonheur qu’il donnait sans qu’on pût le lui rendre.
Il avait cependant un caractère mobile, sensible et passionné ; il réunissait tout ce qui peut entraîner les autres et soi-même : mais le malheur et le repentir l’avaient rendu timide envers la destinée : il croyait la désarmer en n’exigeant rien d’elle. Il espérait trouver dans le strict attachement à tous ses devoirs, et dans le renoncement aux jouissances vives, une garantie contre les peines qui déchirent l’âme ; ce qu’il avait éprouvé lui faisait peur, et rien ne lui paraissait valoir dans ce monde la chance de ces peines : mais quand on est capable de les ressentir, quel est le genre de vie qui peut en mettre à l' abri ?
Lord Nelvil se flattait de quitter l’Écosse sans regret, puisqu' il y restait sans plaisir ; mais ce n’est pas ainsi qu’est faite la funeste imagination des âmes sensibles : il ne se doutait pas des liens qui l’attachaient aux lieux qui lui faisaient le plus de mal, à l’habitation de son père. Il y avait dans cette habitation des chambres, des places dont il ne pouvait approcher sans frémir : et cependant quand il se résolut à s’en éloigner, il se sentit plus seul encore. Quelque chose d’aride s’empara de son cœur ; il n’était plus le maître de verser des larmes quand il souffrait ; il ne pouvait plus faire renaître ces petites circonstances locales qui l’attendrissaient profondément ; ses souvenirs n’avaient plus rien de vivant, ils n’étaient plus en relation avec les objets qui l’environnaient ; il ne pensait pas moins à celui qu’il regrettait, mais il parvenait plus difficilement à se retracer sa présence.
Quelquefois aussi il se reprochait d’abandonner les lieux où son père avait vécu. Qui sait, se disait-il, si les ombres des morts peuvent suivre partout les objets de leur affection ? Peut-être ne leur est-il permis d’errer qu’autour des lieux où leurs cendres reposent ! Peut-être que dans ce moment mon père aussi me regrette ; mais la force lui manque pour me rappeler de si loin ! Hélas ! Quand il vivait, un concours d’évènements inouïs n’a-t-il pas dû lui persuader que j’avais trahi sa tendresse, que j’étais rebelle à ma patrie, à la volonté paternelle, à tout ce qu’il y a de sacré sur la terre. Ces souvenirs causaient à lord Nelvil une douleur si insupportable, que non seulement il n’aurait pu les confier à personne, mais il craignait lui-même de les approfondir. Il est si facile de se faire, avec ses propres réflexions, un mal irréparable !
Il en coûte davantage pour quitter sa patrie quand il faut traverser la mer pour s’en éloigner ; tout est solennel dans un voyage dont l’océan marque les premiers pas : il semble qu’un abîme s'entrouvre derrière vous, et que le retour pourrait devenir à jamais impossible. D’ailleurs le spectacle de la mer fait toujours une impression profonde ; elle est l’image de cet infini qui attire sans cesse la pensée, et dans lequel sans cesse elle va se perdre. Oswald, appuyé sur le gouvernail et les regards fixés sur les vagues, était calme en apparence, car sa fierté et sa timidité réunies ne lui permettaient presque jamais de montrer même à ses amis ce qu’il éprouvait ; mais des sentiments pénibles l’agitaient intérieurement. Il se rappelait le temps où le spectacle de la mer animait sa jeunesse par le désir de fendre les flots à la nage, de mesurer sa force contre elle. — Pourquoi, se disait-il avec un regret amer, pourquoi me livrer sans relâche à la réflexion ? Il y a tant de plaisirs dans la vie active, dans ces exercices violents qui nous font sentir l’énergie de l’existence ! La mort elle-même alors ne semble qu’un événement peut-être glorieux, subit au moins, et que le déclin n’a point précédé. Mais cette mort qui vient sans que le courage l'ait cherchée ; cette mort des ténèbres qui vous enlève dans la nuit ce que vous avez de plus cher, qui méprise vos regrets, repousse votre bras, et vous oppose sans pitié les éternelles lois du temps et de la nature ; cette mort inspire une sorte de mépris pour la destinée humaine, pour l’impuissance de la douleur, pour tous les vains efforts qui vont se briser contre la nécessité.
Tels étaient les sentiments qui tourmentaient Oswald ; et ce qui caractérisait le malheur de sa situation c’était la vivacité de la jeunesse unie aux pensées d’un autre âge. Il s’identifiait avec les idées qui avaient dû occuper son père dans les derniers temps de sa vie, et il portait l’ardeur de vingt-cinq ans dans les réflexions mélancoliques de la vieillesse. Il était lassé de tout, et regrettait cependant le bonheur comme si les illusions lui étaient restées.

Germaine de Staël, Œuvres de madame la baronne de Staël-Holstein, Tome 2, Paris, Lefevre, 1838, pp. 425-427.

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Oswald rencontre Corinne

Germaine de Staël, Corinne ou l’Italie, Livre II, chapitre I, 1807
Arrivé à Rome, Oswald entend parler de Corinne, une jeune poétesse italienne, dont tous les Romains font le plus grand éloge.

Oswald sortit pour aller sur la place publique ; il y entendit parler de Corinne, de son talent, de son génie. On avait décoré les rues par lesquelles elle devait passer. Le peuple, qui ne se rassemble d’ordinaire que sur les pas de la fortune ou de la puissance, était là presqu’en rumeur pour voir une personne dont l’esprit était la seule distinction. Dans l’état actuel des Italiens, la gloire des beaux-arts est l’unique qui leur soit permise ; et ils sentent le génie en ce genre avec une vivacité qui devrait faire naître beaucoup de grands hommes, s’il suffisait de l’applaudissement pour les produire, s’il ne fallait pas une vie forte, de grands intérêts, et une existence indépendante pour alimenter la pensée.
Oswald se promenait dans les rues de Rome en attendant l’arrivée de Corinne. À chaque instant on la nommait, on racontait un trait nouveau d’elle, qui annonçait la réunion de tous les talents qui captivent l’imagination. L’un disait que sa voix était la plus touchante d’Italie, l’autre que personne ne jouait la tragédie comme elle, l’autre qu’elle dansait comme une nymphe, et qu’elle dessinait avec autant de grâce que d’invention ; tous disaient qu’on n’avait jamais écrit ni improvisé d’aussi beaux vers, et que, dans la conversation habituelle, elle avait tour à tour une grâce et une éloquence qui charmaient tous les esprits. On se disputait pour savoir quelle ville d’Italie lui avait donné la naissance, mais les Romains soutenaient vivement qu’il fallait être né à Rome pour parler l’italien avec cette pureté. Son nom de famille était ignoré. Son premier ouvrage avait paru cinq ans auparavant, et portait seulement le nom de Corinne. Personne ne savait où elle avait vécu, ni ce qu’elle avait été avant cette époque ; elle avait maintenant à peu près vingt-six ans. Ce mystère et cette publicité tout à la fois, cette femme dont tout le monde parlait, et dont on ne connaissait pas le véritable nom, parurent à lord Nelvil l’une des merveilles du singulier pays qu’il venait voir. Il aurait jugé très sévèrement une telle femme en Angleterre, mais il n’appliquait à l’Italie aucune des convenances sociales, et le couronnement de Corinne lui inspirait d’avance l’intérêt que ferait naître une aventure de l’Arioste.
Une musique très belle et très éclatante précéda l’arrivée de la marche triomphale. Un événement, quel qu’il soit, annoncé par la musique, cause toujours de l’émotion. Un grand nombre de seigneurs romains et quelques étrangers précédaient le char qui conduisait Corinne. C’est le cortège de ses admirateurs, dit un Romain. — Oui, répondit l’autre, elle reçoit l’encens de tout le monde, mais elle n’accorde à personne une préférence décidée ; elle est riche, indépendante ; l’on croit même, et certainement elle en a bien l’air, que c’est une femme d’une illustre naissance, qui ne veut pas être connue. — Quoi qu’il en soit, reprit un troisième, c’est une divinité entourée de nuages. Oswald regarda l’homme qui parlait ainsi, et tout désignait en lui le rang le plus obscur de la société ; mais, dans le midi, l’on se sert si naturellement des expressions les plus poétiques, qu’on dirait qu’elles se puisent dans l’air et sont inspirées par le soleil.
Enfin les quatre chevaux blancs qui traînaient le char de Corinne se firent place au milieu de la foule. Corinne était assise sur ce char construit à l’antique, et des jeunes filles, vêtues de blanc, marchaient à côté d’elle. Partout où elle passait l’on jetait en abondance des parfums dans les airs ; chacun se mettait aux fenêtres pour la voir, et ces fenêtres étaient parées en dehors par des pots de fleurs et des tapis d’écarlate ; tout le monde criait : Vive Corinne ! vive le génie ! Vive la beauté ! l’émotion était générale ; mais lord Nelvil ne la partageait point encore ; et bien qu’il se fût déjà dit qu’il fallait mettre à part, pour juger tout cela, la réserve de l’Angleterre et les plaisanteries françaises, il ne se livrait point à cette fête, lorsqu’enfin il aperçut Corinne.
Elle était vêtue comme la sybille du Dominiquin, un châle des Indes tourné autour de sa tête, et ses cheveux du plus beau noir entremêlés avec ce châle ; sa robe était blanche ; une draperie bleue se rattachait au-dessous de son sein, et son costume était très pittoresque, sans s’écarter cependant assez des usages reçus, pour que l’on pût y trouver de l’affectation. Son attitude sur le char était noble et modeste : on apercevait bien qu’elle était contente d’être admirée ; mais un sentiment de timidité se mêlait à sa joie, et semblait demander grâce pour son triomphe ; l’expression de sa physionomie, de ses yeux, de son sourire, intéressait pour elle, et le premier regard fit de lord Nelvil son ami, avant même qu’une impression plus vive le subjuguât. Ses bras étaient d’une éclatante beauté ; sa taille grande, mais un peu forte, à la manière des statues grecques, caractérisait énergiquement la jeunesse et le bonheur ; son regard avait quelque chose d’inspiré. L’on voyait dans sa manière de saluer et de remercier, pour les applaudissements qu’elle recevait, une sorte de naturel qui relevait l’éclat de la situation extraordinaire dans laquelle elle se trouvait ; elle donnait à la fois l’idée d’une prêtresse d’Apollon, qui s’avançait vers le temple du soleil, et d’une femme parfaitement simple dans les rapports habituels de la vie ; enfin tous ses mouvements avaient un charme qui excitait l’intérêt et la curiosité, l’étonnement et l’affection.

Germaine de Staël, Œuvres de madame la baronne de Staël-Holstein, Tome 2, Paris, Lefevre, 1838, pp. 442-444.

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Lettre d’Oswald à Corinne

Germaine de Staël, Corinne ou l’Italie, Livre VI, chapitre III, 1807
Oswald écrit une lettre à Corinne dans laquelle il exprime son opinion sur le caractère des Italiens.

Ce 24 janvier 1795.

Vous refusez de me voir ; vous êtes offensée de notre conversation d’avant-hier ; vous vous proposez sans doute de ne plus admettre à l’avenir chez vous que vos compatriotes : vous voulez expier apparemment le tort que vous avez eu de recevoir un homme d’une autre nation. Cependant, loin de me repentir d’avoir parlé avec sincérité sur les Italiennes, à vous, que dans mes chimères je voulais considérer comme une Anglaise, j’oserai dire avec bien plus de force encore, que vous ne trouverez ni bonheur, ni dignité, si vous voulez faire choix d’un époux au milieu de la société qui vous environne. Je ne connais pas un homme parmi les Italiens qui puisse vous mériter ; il n’en est pas un qui vous honorât par son alliance, de quelque titre qu’il vous revêtît. Les hommes, en Italie, valent beaucoup moins que les femmes ; car ils ont les défauts des femmes, et les leurs propres en sus. Me persuaderez-vous qu’ils sont capables d’amour, ces habitants du midi qui fuient avec tant de soin la peine, et sont si décidés au bonheur ? N’avez-vous pas vu, je le tiens de vous, le mois dernier, au spectacle, un homme qui avait perdu huit jours auparavant sa femme, et une femme qu’il disait aimer ? On veut ici se débarrasser, le plus tôt possible, et des morts, et de l’idée de la mort. Les cérémonies des funérailles sont accomplies par les prêtres, comme les soins de l’amour sont observés par les cavaliers servants.
Les rites et l’habitude ont tout prescrit d’avance, les regrets et l’enthousiasme n’y sont pour rien. Enfin, et c’est là surtout ce qui détruit l’amour, les hommes n’inspirent aucun genre de respect aux femmes ; elles ne leur savent aucun gré de leur soumission, parce qu’ils n’ont aucune fermeté de caractère, aucune occupation sérieuse dans la vie. Il faut, pour que la nature et l’ordre social se montrent dans toute leur beauté, que l’homme soit protecteur et la femme protégée, mais que ce protecteur adore la faiblesse qu’il défend, et respecte la divinité sans pouvoir, qui, comme ses dieux Pénates, porte bonheur à sa maison. Ici l’on dirait, presque, que les femmes sont le sultan et les hommes le sérail.
Les hommes ont la douceur et la souplesse du caractère des femmes. Un proverbe italien dit : Qui ne sait pas feindre ne sait pas vivre. N’est-ce pas là un proverbe de femme ? Et en effet, dans un pays où il n’y a ni carrière militaire, ni institution libre, comment un homme pourrait-il se former à la dignité et à la force ? Aussi tournent-ils tout leur esprit vers l’habileté ; ils jouent la vie comme une partie d’échecs, dans laquelle le succès est tout. Ce qui leur reste de souvenirs de l’antiquité, c’est quelque chose de gigantesque dans les expressions et dans la magnificence extérieure ; mais à côté de cette grandeur sans base, vous voyez souvent tout ce qu’il y a de plus vulgaire dans les goûts et de plus misérablement négligé dans la vie domestique.
Est-ce là, Corinne, la nation que vous devez préférer à toute autre ? Est-ce elle dont les bruyants applaudissements vous sont si nécessaires, que toute autre destinée vous paraîtrait silencieuse à côté de ces bravo retentissants ? Qui pourrait se flatter de vous rendre heureuse en vous arrachant à ce tumulte ? Vous êtes une personne inconcevable, profonde dans vos sentiments et légère dans vos goûts ; indépendante par la fierté de votre âme, et cependant asservie par le besoin des distractions ; capable d’aimer un seul, mais ayant besoin de tous. Vous êtes une magicienne qui inquiétez et rassurez alternativement ; qui vous montrez sublime et disparaissez tout à coup de cette région où vous êtes seule, pour vous confondre dans la foule. Corinne, Corinne, on ne peut s’empêcher de vous redouter en vous aimant !
Oswald

Germaine de Staël, Œuvres de madame la baronne de Staël-Holstein, Tome 2, Paris, Lefevre, 1838, pp. 524-525.

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La poésie en Europe

Germaine de Staël, Corinne ou l’Italie, Livre VII, chapitre I, 1807
Oswald et Corinne discutent de la littérature italienne, de ses spécificités en poésie et en prose, de ce qui la différencie de la littéraure des autres nations européennes comme l’Angleterre ou la France.

Lord Nelvil désirait vivement que M. Edgermond jouît de l’entretien de Corinne, qui valait bien ses vers improvisés. Le jour suivant, la même société se rassembla chez elle ; et, pour l’engager à parler, il amena la conversation sur la littérature italienne, et provoqua sa vivacité naturelle, en affirmant que l’Angleterre possédait un plus grand nombre de vrais poètes et de poètes supérieurs, par l’énergie et la sensibilité, à tous ceux dont l’Italie pouvait se vanter.
 D’abord, répondit Corinne, les étrangers ne connaissent, pour la plupart, que nos poètes du premier rang, Le Dante, Pétrarque, l’Arioste, Guarini, Le Tasse et Métastase, tandis que nous en avons plusieurs autres, tels que Chiabrera, Guidi, Filicaja, Parini, etc., sans compter Sannazar, Politien, etc., qui ont écrit en latin avec génie ; et tous réunissent dans leurs vers le coloris à l’harmonie ; tous savent, avec plus ou moins de talent, faire entrer les merveilles des beaux-arts et de la nature dans les tableaux représentés par la parole. Sans doute il n’y a pas dans nos poètes cette mélancolie profonde, cette connaissance du cœur humain qui caractérise les vôtres ; mais ce genre de supériorité n’appartient-il pas plutôt aux écrivains philosophes qu’aux poètes ? La mélodie brillante de l’italien convient mieux à l’éclat des objets extérieurs qu’à la méditation. Notre langue serait plus propre à peindre la fureur que la tristesse, parce que les sentiments réfléchis exigent des expressions plus métaphysiques, tandis que le désir de la vengeance anime l’imagination, et tourne la douleur en dehors.
Cesarotti a fait la meilleure et la plus élégante traduction d’Ossian qu’il y ait ; mais il semble, en la lisant, que les mots ont en eux-mêmes un air de fête qui contraste avec les idées sombres qu’ils rappellent. On se laisse charmer par nos douces paroles de ruisseau limpide, de campagne riante, d’ombrage frais, comme par le murmure des eaux et la variété des couleurs ; qu’exigez-vous de plus de la poésie ? pourquoi demander au rossignol ce que signifie son chant ? il ne peut l’expliquer qu’en recommençant à chanter ; on ne peut le comprendre qu’en se laissant aller à l’impression qu’il produit. La mesure des vers, les rimes harmonieuses, ces terminaisons rapides, composées de deux syllabes brèves, dont les sons glissent en effet, comme l’indique leur nom (sdruccioli), imitent quelquefois les pas légers de la danse ; quelquefois des tons plus graves rappellent le bruit de l’orage ou l’éclat des armes ; enfin notre poésie est une merveille de l’imagination, il ne faut y chercher que ses plaisirs sous toutes les formes.
 Sans doute, reprit lord Nelvil, vous expliquez, aussi bien qu’il est possible, et les beautés et les défauts de votre poésie ; mais quand ces défauts, sans les beautés, se trouvent dans la prose, comment les défendrez-vous ? Ce qui n’est que du vague dans la poésie devient du vide dans la prose ; et cette foule d’idées communes, que vos poètes savent embellir par leur mélodie et leurs images, reparaît à froid dans la prose avec une vivacité fatigante. La plupart de vos écrivains en prose, aujourd’hui, ont un langage si déclamatoire, si diffus, si abondant en superlatifs, qu’on dirait qu’ils écrivent tous de commande, avec des phrases reçues, et pour une nature de convention ; ils semblent ne pas se douter qu’écrire c’est exprimer son caractère et sa pensée. Le style littéraire est pour eux un tissu artificiel, une mosaïque rapportée, je ne sais quoi d’étranger enfin à leur âme, qui se fait avec la plume, comme un ouvrage mécanique avec les doigts ; ils possèdent au plus haut degré le secret de développer, de commenter, d’enfler une idée, de faire mousser un sentiment, si l’on peut parler ainsi ; tellement qu’on serait tenté de dire à ces écrivains, comme cette femme africaine à une dame française qui portait un grand panier sous une longue robe : Madame, tout cela est-il vous-même ? En effet, où est l’être réel dans toute cette pompe de mots, qu’une expression vraie ferait disparaître comme un vain prestige ?
 Vous oubliez, interrompit vivement Corinne, d’abord Machiavel et Boccace, puis Gravina, Filangieri, et de nos jours encore Cesarotti, Verri, Bettinelli, et tant d’autres enfin qui savent écrire et penser. Mais je conviens avec vous que, depuis les derniers siècles, des circonstances malheureuses ayant privé l’Italie de son indépendance, on y a perdu tout intérêt pour la vérité, et souvent même la possibilité de la dire. Il en est résulté l’habitude de se complaire dans les mots, sans oser approcher des idées. Comme l’on était certain de ne pouvoir obtenir par ses écrits aucune influence sur les choses, on n’écrivait que pour montrer de l’esprit, ce qui est le plus sûr moyen de finir bientôt par n’avoir pas même de l’esprit ; car c’est en dirigeant ses efforts vers un objet noblement utile qu’on rencontre le plus d’idées. Quand les écrivains en prose ne peuvent influer en aucun genre sur le bonheur d’une nation, quand on n’écrit que pour briller, enfin quand c’est la route qui est le but, on se replie en mille détours, mais l’on n’avance pas. Les Italiens, il est vrai, craignent les pensées nouvelles, mais c’est par paresse qu’ils les redoutent, et non par servilité littéraire. Leur caractère, leur gaieté, leur imagination ont beaucoup d’originalité, et cependant comme ils ne se donnent plus la peine de réfléchir, leurs idées générales sont communes ; leur éloquence même, si vive quand ils parlent, n’a point de naturel quand ils écrivent ; on dirait qu’ils se refroidissent en travaillant ; d’ailleurs les peuples du midi sont gênés par la prose, et ne peignent leurs véritables sentiments qu’en vers. Il n’en est pas de même dans la littérature française, dit Corinne, en s’adressant au comte d’Erfeuil, vos prosateurs sont souvent plus éloquents, et même plus poétiques que vos poètes.
 Il est vrai, répondit le comte d’Erfeuil, que nous avons en ce genre les véritables autorités classiques ; Bossuet, La Bruyère, Montesquieu, Buffon, ne peuvent être surpassés ; surtout les deux premiers, qui appartiennent à ce siècle de Louis XIV, qu’on ne saurait trop louer, et dont il faut imiter, autant qu’on le peut, les parfaits modèles. C’est un conseil que les étrangers doivent s’empresser de suivre aussi bien que nous.
 J’ai de la peine à croire, répondit Corinne, qu’il fût désirable pour le monde entier de perdre toute couleur nationale, toute originalité de sentiments et d’esprit, et j’oserai vous dire, M. le comte, que, dans votre pays même, cette orthodoxie littéraire, si je puis m’exprimer ainsi, qui s’oppose à toute innovation heureuse, doit rendre à la longue votre littérature très stérile. Le génie est essentiellement créateur, il porte le caractère de l’individu qui le possède. La nature, qui n’a pas voulu que deux feuilles se ressemblassent, a mis encore plus de diversité dans les âmes, et l’imitation est une espèce de mort, puisqu’elle dépouille chacun de son existence naturelle.
 Ne voudriez-vous pas, belle étrangère, reprit le comte d’Erfeuil, que nous admissions chez nous la barbarie tudesque, les Nuits d’Young des Anglais, les concetti des Italiens et des Espagnols ? Que deviendraient le goût, l’élégance du style français après un tel mélange ?
Le prince Castel-Forte, qui n’avait point encore parlé, dit : — Il me semble que nous avons tous besoin les uns des autres ; la littérature de chaque pays découvre, à qui sait la connaître, une nouvelle sphère d’idées. C’est Charles-Quint lui-même qui a dit qu’un homme qui sait quatre langues vaut quatre hommes. Si ce grand génie politique en jugeait ainsi pour les affaires, combien cela n’est-il pas plus vrai pour les lettres ? Les étrangers savent tous le français, ainsi leur point de vue est plus étendu que celui des Français qui ne savent pas les langues étrangères. Pourquoi ne se donnent-ils pas plus souvent la peine de les apprendre ? ils conserveraient ce qui les distingue, et découvriraient ainsi quelquefois ce qui peut leur manquer.​

Germaine de Staël, Œuvres de madame la baronne de Staël-Holstein, Tome 2, Paris, Lefevre, 1838, pp. 537-541.

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L’enfance de Corinne

Germaine de Staël, Corinne ou l’Italie, Livre XIV, chapitre I, 1807
Corinne raconte à Oswald ses jeunes années malheureuses en Angleterre, avec sa belle-mère qui l’exhorte à oublier ses passions artistiques pour se conformer aux usages de la société en s’adonnant aux devoirs domestiques.

Ma belle-mère, à souper, me dit assez doucement qu’il n’était pas d’usage que les jeunes personnes parlassent, et que, surtout, elles ne devaient jamais se permettre de citer des vers où le mot d’amour était prononcé. « Miss Edgermond, ajouta-t-elle, vous devez tâcher d’oublier tout ce qui tient à l’Italie, c’est un pays qu’il serait à désirer que vous n’eussiez jamais connu. » Je passai la nuit à pleurer ; mon cœur était oppressé de tristesse ; le matin j’allai me promener ; il faisait un brouillard affreux ; je n’aperçus pas le soleil, qui du moins m’aurait rappelé ma patrie ; je rencontrai mon père ; il vint à moi et me dit : « Ma chère enfant, ce n’est pas ici comme en Italie, les femmes n’ont d’autre vocation parmi nous que les devoirs domestiques ; les talents que vous avez vous désennuieront dans la solitude ; peut-être même aurez-vous un mari qui s’en fera plaisir ; mais dans une petite ville comme celle-ci, tout ce qui attire l’attention excite l’envie, et vous ne trouverez pas du tout à vous marier, si l’on croyait que vous avez des goûts étrangers à nos mœurs ; ici la manière d’exister doit être soumise aux anciennes habitudes d’une province éloignée. J’ai passé avec votre mère douze ans en Italie, et le souvenir m’en est très doux ; j’étais jeune alors, et la nouveauté me plaisait ; à présent je suis rentré dans ma case, et je m’en trouve bien ; une vie régulière, même un peu monotone, fait passer le temps sans qu’on s’en aperçoive. Mais il ne faut pas lutter contre les usages du pays où l’on est établi, l’on en souffre toujours ; car dans une ville aussi petite que celle où nous sommes, tout se sait, tout se répète. […]
Mon père, vers la fin de l’automne, allait beaucoup à la chasse, et nous l’attendions quelquefois jusqu’à minuit. Pendant son absence, je restais dans ma chambre la plus grande partie de la journée, pour cultiver mes talents, et ma belle-mère en avait de l’humeur. « À quoi bon tout cela, me disait-elle, en serez-vous plus heureuse ? » Et ce mot me mettait au désespoir. Qu’est-ce donc que le bonheur, me disais-je, si ce n’est pas le développement de nos facultés. Ne vaut-il pas autant se tuer physiquement que moralement ? Et s’il faut étouffer mon esprit et mon âme, que sert de conserver le misérable reste de vie qui m’agite en vain ? Mais je me gardais bien de parler ainsi à ma belle-mère. Je l’avais essayé une ou deux fois ; mais elle m’avait répondu qu’une femme était faite pour soigner le ménage de son mari et la santé de ses enfants ; que toutes les autres prétentions ne faisaient que du mal, et que le meilleur conseil qu’elle avait à me donner c’était de les cacher si je les avais ; et ce discours, tout commun qu’il était, me laissait absolument sans réponse ; car l’émulation, l’enthousiasme, tous ces moteurs de l’âme et du génie ont singulièrement besoin d’être encouragés, et se flétrissent comme les fleurs sous un ciel triste et glacé.

Germaine de Staël, Œuvres de madame la baronne de Staël-Holstein, Tome 2, Paris, Lefevre, 1838, pp. 683-685.

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Les deux sœurs Edgermond

Germaine de Staël, Corinne ou l’Italie, Livre XVII, chapitre IX, 1807
Oswald pense toujours à Corinne, mais la raison le conduit à se rapprocher de sa sœur cadette, Lucile, dont le caractère sied davantage à une vie domestique. Corinne, toujours éprise d’Oswald, voit avec inquiétude ce rapprochement mais décide de s’effacer pour ne pas nuire au bonheur d’une sœur qu’elle chérit.

Lady Edgermond était depuis deux jours à sa terre, et ce soir-là même il y avait un grand bal chez elle.
Tous ses voisins, tous ses vassaux lui avaient demandé de se réunir pour célébrer son arrivée ; Lucile l’avait aussi désiré, peut-être dans l’espoir qu’Oswald y viendrait ; en effet, il y était lorsque Corinne arriva.
Elle vit beaucoup de voitures dans l’avenue, et fit arrêter la sienne à quelques pas ; elle descendit, et reconnut le séjour où son père lui avait témoigné les sentiments les plus tendres. Quelle différence entre ces temps qu’elle croyait alors malheureux et sa situation actuelle ! C’est ainsi que dans la vie on est puni des peines de l’imagination par les chagrins réels, qui n’apprennent que trop à connaître le véritable malheur.
Corinne fit demander pourquoi le château était illuminé et quelles étaient les personnes qui s’y trouvaient dans ce moment. Le hasard fit que le domestique de Corinne interrogea l’un de ceux que lord Nelvil avait pris à son service en Angleterre, et qui se trouvait là dans ce moment. Corinne entendit sa réponse. C’est un bal, dit-il, que donne aujourd’hui lady Edgermond ; et lord Nelvil, mon maître, ajouta-t-il, a ouvert ce bal avec miss Lucile Edgermond, l’héritière de ce château. À ces mots, Corinne frémit, mais elle ne changea point de résolution.
Une âpre curiosité l’entraînait à se rapprocher des lieux où tant de douleurs la menaçaient ; elle fit signe à ses gens de s’éloigner, et elle entra seule dans le parc, qui se trouvait ouvert, et dans lequel à cette heure l’obscurité permettait de se promener longtemps sans être vue. Il était dix heures ; et depuis que le bal avait commencé, Oswald dansait avec Lucile ces contredanses anglaises que l’on recommence cinq ou six fois dans la soirée ; mais toujours le même homme danse avec la même femme, et la plus grande gravité règne quelquefois dans cette partie de plaisir. Lucile dansait noblement, mais sans vivacité. Le sentiment même qui l’occupait ajoutait à son sérieux naturel : comme on était curieux dans le canton de savoir si elle aimait lord Nelvil, tout le monde la regardait avec plus d’attention encore que de coutume, ce qui l’empêchait de lever les yeux sur Oswald ; et sa timidité était telle, qu’elle ne voyait ni n’entendait rien. Ce trouble et cette réserve touchèrent beaucoup lord Nelvil dans le premier moment ; mais comme cette situation ne variait pas, il commençait un peu à s’en fatiguer, et comparait cette longue rangée d’hommes et de femmes, et cette musique monotone, avec la grâce animée des airs et des danses d’Italie. Cette réflexion le fit tomber dans une profonde rêverie, et Corinne eût encore goûté quelques instants de bonheur si elle avait pu connaître alors les sentiments de lord Nelvil. Mais l’infortunée qui se sentait étrangère sur le sol paternel, isolée près de celui qu’elle avait espéré pour époux, parcourait au hasard les sombres allées d’une demeure qu’elle pouvait autrefois considérer comme la sienne.
La terre manquait sous ses pas, et l’agitation de la douleur lui tenait seule lieu de force ; peut-être pensait-elle qu’elle rencontrerait Oswald dans le jardin ; mais elle ne savait pas elle-même ce qu’elle désirait.
Le château était placé sur une hauteur, au pied de laquelle coulait une rivière. Il y avait beaucoup d’arbres sur l’un des bords, mais l’autre n’offrait que des rochers arides et couverts de bruyère. Corinne en marchant se trouva près de la rivière ; elle entendit là tout à la fois la musique de la fête et le murmure des eaux. La lueur des lampions du bal se réfléchissait d’en haut jusqu’au milieu des ondes, tandis que le pâle reflet de la lune éclairait seul les campagnes désertes de l’autre rive. On eût dit que dans ces lieux, comme dans la tragédie de Hamlet, les ombres erraient autour du palais où se donnaient les festins.
L’infortunée Corinne, seule, abandonnée, n’avait qu’un pas à faire pour se plonger dans l’éternel oubli. « Ah ! s’écria-t-elle, si demain, lorsqu’il se promènera sur ces bords avec la bande joyeuse de ses amis, ses pas triomphants heurtaient contre les restes de celle qu’une fois pourtant il a aimée, n’aurait-il pas une émotion qui me vengerait, une douleur qui ressemblerait à ce que je souffre ? Non, non, reprit-elle, ce n’est pas la vengeance qu’il faut chercher dans la mort, mais le repos. »
Elle se tut, et contempla de nouveau cette rivière qui coulait si vite et néanmoins si régulièrement, cette nature si bien ordonnée, quand l’âme humaine est tout en tumulte ; elle se rappela le jour où lord Nelvil se précipita dans la mer pour sauver un vieillard. « Qu’il était bon alors ! s’écria Corinne ; hélas ! dit-elle en pleurant, peut-être l’est-il encore ! Pourquoi le blâmer, parce que je souffre ? peut-être ne le sait-il pas, peut-être s’il me voyait… »
Et tout à coup elle prit la résolution de faire demander lord Nelvil, au milieu de cette fête, et de lui parler à l’instant. Elle remonta vers le château avec l’espèce de mouvement que donne une décision nouvellement prise, une décision qui succède à de longues incertitudes ; mais en approchant elle fut saisie d’un tel tremblement, qu’elle fut obligée de s’asseoir sur un banc de pierre qui était devant les fenêtres. La foule des paysans rassemblés pour voir danser empêcha qu’elle ne fût remarquée.
Lord Nelvil, dans ce moment, s’avança sur le balcon : il respira l’air frais du soir ; quelques rosiers qui se trouvaient là lui rappelèrent le parfum que portait habituellement Corinne, et l’impression qu’il en ressentit le fit tressaillir. Cette fête longue et ennuyeuse le fatiguait ; il se souvint du bon goût de Corinne dans l’arrangement d’une fête, de son intelligence dans tout ce qui tenait aux beaux-arts, et il sentit que c’était seulement dans la vie régulière et domestique qu’il se représentait avec plaisir Lucile pour compagne. Tout ce qui appartenait le moins du monde à l’imagination, à la poésie, lui retraçait le souvenir de Corinne, et renouvelait ses regrets. Pendant qu’il était dans cette disposition, un de ses amis s’approcha de lui, et ils s’entretinrent quelques moments ensemble. Corinne alors entendit la voix d’Oswald.
Inexprimable émotion que la voix de ce qu’on aime ! Mélange confus d’attendrissement et de terreur ! car il est des impressions si vives que notre pauvre et faible nature se craint elle-même en les éprouvant.
Un des amis d’Oswald lui dit :
 Ne trouvez-vous pas ce bal charmant ?
 Oui, répondit-il avec distraction ; oui, en vérité, répéta-t-il en soupirant.
Ce soupir et l’accent mélancolique de sa voix causèrent à Corinne une vive joie : elle se crut certaine de retrouver le cœur d’Oswald, de se faire encore entendre de lui, et se levant avec précipitation, elle s’avança vers un des domestiques de la maison, pour le charger de demander lord Nelvil. Si elle avait suivi ce mouvement, combien sa destinée et celle d’Oswald eût été différente !
Dans cet instant Lucile s’approcha de la fenêtre, et voyant passer dans le jardin, à travers l’obscurité, une femme vêtue de blanc, mais sans aucun ornement de fête, sa curiosité fut excitée. Elle avança la tête, et regardant attentivement, elle crut reconnaître les traits de sa sœur ; mais comme elle ne doutait pas qu’elle ne fût morte depuis sept années, la frayeur que lui causa cette vue la fit tomber évanouie.
Tout le monde courut à son secours. Corinne ne trouva plus le domestique auquel elle voulait parler, et se retira plus avant dans l’allée, afin de ne pas être remarquée.
Lucile revint à elle, et n’osa point avouer ce qui l’avait émue. Mais, comme dès l’enfance sa mère avait fortement frappé son esprit par toutes les idées qui tiennent à la dévotion, elle se persuada que l’image de sa sœur lui était apparue, marchant vers le tombeau de leur père, pour lui reprocher l’oubli de ce tombeau ; le tort qu’elle avait eu de recevoir une fête dans ces lieux, sans remplir au moins d’avance un pieux devoir envers des cendres révérées. Au moment donc où Lucile se crut sûre de n’être pas observée, elle sortit du bal.
Corinne s’étonna de la voir seule ainsi dans le jardin, et s’imagina que lord Nelvil ne tarderait pas à la rejoindre, et que peut-être il lui avait demandé un entretien secret, pour obtenir d’elle la permission de faire connaître ses vœux à sa mère. Cette idée la rendit immobile ; mais bientôt elle remarqua que Lucile tournait ses pas vers un bosquet qu’elle savait devoir être le lieu où le tombeau de son père avait été élevé, et s’accusant, à son tour, de n’avoir pas commencé par y porter ses regrets et ses larmes, elle suivit sa sœur à quelque distance, se cachant à l’aide des arbres et de l’obscurité. Elle aperçut enfin de loin le sarcophage noir élevé sur la place où les restes de lord Edgermond étaient ensevelis. Une profonde émotion la força de s’arrêter et de s’appuyer contre un arbre.
Lucile aussi s’arrêta et se pencha respectueusement à l’aspect du tombeau.
Dans ce moment Corinne était prête à se découvrir à sa sœur, à lui redemander, au nom de leur père, et son rang et son époux ; mais Lucile fit quelques pas avec précipitation pour s’approcher du monument, et le courage de Corinne défaillit. Il y a dans le cœur d’une femme tant de timidité réunie à l’impétuosité des sentiments, qu’un rien peut la retenir comme un rien l’entraîner. Lucile se mit à genoux devant la tombe de son père : elle écarta ses blonds cheveux qu’une guirlande de fleurs tenait rassemblés, et leva les yeux au ciel pour prier avec un regard angélique. Corinne était placée derrière les arbres, et sans pouvoir être découverte, elle voyait facilement sa sœur qu’un rayon de la lune éclairait doucement ; elle se sentit tout à coup saisie par un attendrissement purement généreux. Elle contempla cette expression de piété si pure, ce visage si jeune, que les traits de l’enfance s’y faisaient remarquer encore ; elle se retraça le temps où elle avait servi de mère à Lucile ; elle réfléchit sur elle-même ; elle pensa qu’elle n’était pas loin de trente ans, de ce moment où le déclin de la jeunesse commence, tandis que sa sœur avait devant elle un long avenir indéfini, un avenir qui n’était troublé par aucun souvenir, par aucune vie passée dont il fallût répondre ni devant les autres, ni devant sa propre conscience.
« Si je me montre à Lucile, se dit-elle, si je lui parle, son âme encore paisible sera bientôt troublée, et la paix n’y rentrera peut-être jamais. J’ai déjà tant souffert, je saurai souffrir encore ; mais l’innocente Lucile va passer, dans un instant, du calme à l’agitation la plus cruelle ; et c’est moi qui l’ai tenue dans mes bras, qui l’ai fait dormir sur mon sein ; c’est moi qui la précipiterais dans le monde des douleurs ! » Ainsi pensait Corinne. Cependant l’amour livrait dans son cœur un cruel combat à ce sentiment désintéressé, à cette exaltation de l’âme qui la portait à se sacrifier elle-même.
Lucile dit alors tout haut : « Ô mon père, priez pour moi. » Corinne l’entendit, et se laissant aussi tomber à genoux, elle demanda la bénédiction paternelle pour les deux sœurs à la fois, et répandit des pleurs qu’arrachaient de son cœur des sentiments plus purs encore que l’amour. Lucile, continuant sa prière, prononça distinctement ces paroles : « Oh ! ma sœur, intercédez pour moi dans le ciel ; vous m’avez aimée dans mon enfance, continuez à me protéger. » Ah ! combien cette prière attendrit Corinne ! Lucile enfin, d’une voix pleine de ferveur, dit : « Mon père, pardonnez-moi l’instant d’oubli dont un sentiment ordonné par vous-même est la cause. Je ne suis point coupable en aimant celui que vous m’aviez destiné pour époux ; mais achevez votre ouvrage, et faites qu’il me choisisse pour la compagne de sa vie : je ne puis être heureuse qu’avec lui ; mais jamais il ne saura que je l’aime ; jamais ce cœur tremblant ne trahira son secret. Oh, mon Dieu ! oh, mon père ! consolez votre fille, et rendez-la digne de l’estime et de la tendresse d’Oswald. — Oui, répéta Corinne, à voix basse, exaucez-la, mon père, et pour l’autre de vos enfants une mort douce et tranquille ! »
En achevant ce vœu solennel, le plus grand effort dont l’âme de Corinne fût capable, elle tira de son sein la lettre qui contenait l’anneau donné par Oswald, et s’éloigna rapidement. Elle sentait bien qu’en envoyant cette lettre et laissant ignorer à lord Nelvil qu’elle était en Angleterre, elle brisait leurs liens et donnait Oswald à Lucile ; mais, en présence de ce tombeau, les obstacles qui la séparaient de lui s’étaient offerts à sa réflexion avec plus de force que jamais ; elle s’était rappelée les paroles de M. Dickson : son père lui défend d’épouser cette Italienne, et il lui sembla que le sien aussi s’unissait à celui d’Oswald et que l’autorité paternelle tout entière condamnait son amour. L’innocence de Lucile, sa jeunesse, sa pureté exaltaient son imagination, et elle était, un moment du moins, fière de s’immoler pour qu’Oswald fût en paix avec son pays, avec sa famille, avec lui-même.
La musique qu’on entendait en approchant du château soutenait le courage de Corinne. Elle aperçut un pauvre vieillard aveugle qui était assis au pied d’un arbre, écoutant le bruit de la fête. Elle s’avança vers lui en le priant de remettre la lettre qu’elle lui donnait à l’un des gens du château. Ainsi même elle ne courut pas le risque que lord Nelvil pût découvrir qu’une femme l’avait apportée.
En effet, qui eût vu Corinne remettant cette lettre aurait senti qu’elle contenait le destin de sa vie. Ses regards, sa main tremblante, sa voix solennelle et troublée, tout annonçait un de ces terribles moments où la destinée s’empare de nous, où l’être malheureux n’agit plus que comme l’esclave de la fatalité qui le poursuit.
Corinne observa de loin le vieillard, qu’un chien fidèle conduisait : elle le vit donner sa lettre à l’un des domestiques de lord Nelvil, qui par hasard, dans cet instant, en apportait d’autres au château. Toutes les circonstances se réunissaient pour ne plus laisser d’espoir. Corinne fit encore quelques pas en se retournant pour regarder ce domestique avancer vers la porte, et quand elle ne le vit plus, quand elle fut sur le grand chemin, quand elle n’entendit plus la musique, et que les lumières mêmes du château ne se firent plus apercevoir, une sueur froide mouilla son front, un frissonnement de mort la saisit : elle voulut avancer encore, mais la nature s’y refusa, et elle tomba sans connaissance sur la route.

Germaine de Staël, Œuvres de madame la baronne de Staël-Holstein, Tome 2, Paris, Lefevre, 1838, pp. 786-791.

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