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Anthologie

Le Sopha dans le texte

Où le Sultan apprend l’incarnation du narrateur en Sopha

Crébillon fils, Le Sopha, chapitre I, 1742

Sire, votre Majesté n’ignore pas que, quoique je sois son sujet, je ne suis pas la même loi qu’elle, et que je ne reconnais pour Dieu que Brama […] Nous autres sectateurs de Brama, nous croyons à la métempsycose, continua Amanzéi (c’est le nom du conteur), c’est-à-dire, pour ne point embarrasser mal-à-propos votre Majesté, que nous croyons qu’au sortir d’un corps notre âme passe dans un autre, et ainsi successivement, tant qu’il plaît à Brama, ou que notre âme soit devenue assez pure pour être mise au nombre de celles qu’enfin il juge dignes d’être éternellement heureuses […]
Il me reste cependant à dire à votre majesté, que Brama permet quelquefois que nous nous souvenions de ce que nous avons été, surtout quand il nous a infligé quelque peine singulière ; et ce qui le prouve, c’est que je me souviens parfaitement d’avoir été Sopha.
 Un Sopha ! s’écria le Sultan, allons, cela ne se peut pas. Me prenez-vous pour une autruche, de me faire de ces contes-là ? J’ai envie de vous faire un peu brûler, pour vous apprendre à me dire, et affirmativement, de pareilles balivernes.
 Votre clémente majesté a de l’humeur aujourd’hui, dit la Sultane : il est dans son auguste caractère de ne douter de rien, et elle ne veut pas croire qu’un homme ait pu être Sopha. Cela n’est pas relatif à ses idées ordinaires.
 Croyez-vous ? répliqua le Sultan, terrassé par l’objection. Il me semble pourtant que je n’ai pas tort. Ce n’est pas cependant que je ne pusse… Mais, parbleu ! j’ai raison. Je ne saurais en conscience croire ce que dit Amanzéi : est-ce donc pour rien que je suis Musulman ?
 À merveille, répondit la Sultane ; hé bien ? écoutez Amanzéi, et ne le croyez pas.
 Ah oui ! reprit le Sultan, ce ne sera point parce que la chose est incroyable qu’il faudra que je ne la croie pas ; mais parce que, fût-elle vraie, je ne dois pas la croire. Je comprends bien, cela fait une différence. Vous avez donc été Sopha, mon enfant ? Cela fait une terrible aventure ! Hé, dites-moi, étiez-vous brodé ?
 Oui, sire, répondit Amanzéi : le premier Sopha dans lequel mon âme entra, était couleur de rose, brodé d’argent.
 Tant mieux, dit le Sultan, vous deviez être un assez beau meuble. Enfin, pourquoi votre Brama vous fit-il Sopha plutôt qu’autre chose ? quel était le fin de cette plaisanterie ? Sopha ! Cela me passe.
 C’était, répondit Amanzéi, pour punir mon âme de ses dérèglements. Dans quelque corps qu’il l’eût mise, il n’avait pas eu lieu d’en être content ; et sans doute il crut m’humilier plus en me faisant Sopha, qu’en me faisant reptile.

Crébillon fils, Le Sopha, Tome I, Paris : E. Flammarion, 1894, p. 17-22.

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Phénime s’offre à Zulma

Crébillon fils, Le Sopha, chapitre VII, 1742

Phénime connaissait trop Zulma, pour se méprendre au motif qui suspendait ses empressements ; elle le regarda encore avec une extrême tendresse, et, cédant enfin aux doux mouvements dont elle était agitée, elle se précipita sur lui avec une ardeur que les termes les plus forts et l’imagination la plus ardente ne pourraient jamais peindre.
Que de vérité ! Que de sentiments dans leurs transports ! Non, jamais spectacle plus attendrissant ne s’était offert à mes yeux ! Tous deux, enivrés, semblaient avoir perdu tout usage de leurs sens. Ce n’était point ces mouvements momentanés que donne le désir, c’était ce vrai délire, cette douce fureur de l’amour toujours cherchés et si rarement sentis.
 — Ô dieux ! dieux ! disait de temps en temps Zulma, sans pouvoir en dire davantage.
Phénime, de son côté, abandonnée à tout son trouble, serrait tendrement Zulma dans ses bras, s’en arrachait pour le regarder, s’y rejetait, le regardait encore.
 Zulma, lui disait-elle avec transport, ah ! Zulma, que j’ai connu tard le bonheur !
Ces paroles étaient suivies de ce silence délicieux auquel l’âme se plaît à se livrer, lorsque les expressions manquent au sentiment qui la pénètre.
Zulma cependant avait bien des choses encore à désirer, et Phénime, à qui son ardeur les rendait en ce moment presque aussi nécessaires qu’à lui-même, loin de vouloir rien opposer à ses désirs, s’y livra aveuglément. Il semblait même qu’il fît encore plus pour elle qu’elle ne faisait pour lui. Plus elle s’était défendue contre son amour, plus elle croyait devoir lui prouver combien sa résistance lui avait coûté, et lui faire une sorte de satisfaction sur les tourments qu’elle lui avait fait éprouver si longtemps. Elle aurait rougi de s’armer de cette fausse décence qui si souvent gêne et corrompt les plaisirs, et qui, paraissant mettre sans cesse le repentir à côté de l’amour, laisse, au milieu du bonheur même, un bonheur encore plus doux à désirer. La tendre, la sincère Phénime se serait crue coupable envers Zulma, si elle lui avait dérobé quelque chose de l’ardeur extrême qu’il lui inspirait. Elle volait avec empressement au-devant de ses caresses, et comme quelques moments auparavant elle s’estimait de lui résister, elle mettait alors toute sa gloire à le bien convaincre de sa tendresse.

Crébillon fils, Le Sopha, Tome I, Paris : E. Flammarion, 1894, p. 98-100.

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Échec de Mazulhim

Crébillon fils, Le Sopha, chapitre XI, 1742

 Quoi ! lui dit-il, ne m’aimez-vous pas ? Allez-vous avoir un caprice ? N’avons-nous pas tout réglé ?
 Eh ! mais... oui, répondit-elle, mais.. Ah ! Mazulhim, vous me déplaisez !
 C’est un conte, répartit-il froidement ; cela ne se peut pas !
Alors il la posa doucement sur moi .
 Je vous assure, Mazulhim, lui dit-elle en s’y arrangeant, que je suis outrée contre vous ; je vous le dis, c’est que je ne vous le pardonnerai jamais !
Malgré ces terribles menaces de Zulica, Mazulhim voulut achever de lui déplaire. Comme, entr’autres choses, il avait la mauvaise habitude de ne s’attendre jamais, et qu’elle avait apparemment celle de ne jamais attendre personne, il lui déplut en effet à un point qu’on ne saurait imaginer. Cependant, malgré sa colère, elle attendit, et sa vanité lui fit suspendre son jugement. Dans toutes les occasions où elle s’était trouvée (et elles avaient été fréquentes assurément), on ne lui avait jamais manqué ; c’était pour elle une preuve incontestable de ce qu’elle valait. D’ailleurs, ce Mazulhim qu’elle trouvait si peu digne d’estime, de quels prodiges, si l’on en croyait le public, n’était-il pas capable ! Si (comme la chose lui paraissait assez avérée) elle n’avait rien à se reprocher, par quel hasard Mazulhim qui, disait-on, n’avait jamais eu tort avec personne, en avait-il avec elle un si singulier ? Elle avait ouï-dire à tout le monde qu’elle était charmante ; la réputation de Mazulhim était trop belle pour qu’il ne la méritât pas, au moins, par quelque endroit ; donc, ce qui lui faisait faire tant de réflexions, n’était point naturel, et ne pouvait pas durer.
Avec ces consolantes idées, et d’ouï-dire en ouï-dire, Zulica s’était armée de patience, et cachait son dépit le mieux qu’il lui était possible. Mazulhim cependant tenait les propos du monde les plus galants sur les beautés qui semblaient le toucher si peu. Il fallait, disait-il, que pour le rendre tel qu’il se trouvait, tous les magiciens des Indes eussent travaillé contre lui : mais, continuait-il, que peuvent leurs charmes contre les vôtres ? Aimable Zulica ! ils en ont différé le pouvoir, mais ils n’en triompheront pas.
À tout cela, Zulica, plus fâchée que Mazulhim n’était déconcerté, ne lui répondit que par des sourires malins mais auxquels, de peur de l’achever, elle n’osait donner toute l’expression qu’elle aurait voulu.
 Vous êtes, demanda-t-elle d’un air railleur, brouillé avec des magiciens ? Je vous conseille de vous raccommoder avec eux ; des gens capables de jouer de pareils tours, sont de dangereux ennemis !
 Ils le seraient moins, si vous vous étiez bien mis en tête de leur en donner le démenti, répondit-il ; et je doute aussi que, malgré leur mauvaise volonté, si je vous aimais avec moins d’ardeur, j’eusse éprouvé…
 Oh ! c’est un propos auquel j’ajoute assez peu de foi que celui que vous me tenez là, interrompit Zulica, qui, ayant déterminé en elle-même le temps que l’on pouvait rester enchanté, croyait alors avoir accordé assez de répit.
 Je sais bien, reprit-il, que, si vous me jugez à la rigueur, vous ne devez pas être contente ; mais moins vous l’êtes, plus vous devriez achever de me mettre dans mon tort !
 Je doute, répliqua-t-elle, que cela fut convenable.
 Je vous croyais moins attachée à la décence, reprit-il d’un air railleur, et j’osais espérer…
 Vous prenez assurément bien votre temps pour railler, interrompit-elle. Vous avez raison ; rien n’est si glorieux, pour vous, que cette aventure !
 Mais, Zulica, reprit-il, ne voudriez-vous donc jamais sentir que le ton que vous prenez ne peut que me nuire et perpétuer mon humiliation ?
 C’est, je vous jure, dit-elle, ce dont je me soucie le moins.
 Mais, lui demanda-t-il, si vous vous en souciez si peu, de quoi vous fâchez-vous tant ?
 Vous me permettrez de vous dire, Monsieur, que c’est une fort sotte question que celle que vous me faites.
À ces mots, elle se leva malgré tous les efforts qu’il fit pour la retenir :
 Laissez-moi, lui dit-elle d’un ton aigre ; je ne veux ni vous voir, ni vous entendre.
 Assurément ! s’écria-t-il, j’en ai vu d’aussi malheureuses, mais je n’en ai jamais vu d’aussi fâchées !

Crébillon fils, Le Sopha, Tome II, Paris : E. Flammarion, 1894, p. 6-9.

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Amanzéï le sopha désire Zeïnis

Crébillon fils, Le Sopha, chapitre XX, 1742

Il sembla dans cet instant que Brama voulut exaucer mes vœux. Le Soleil était alors à son plus haut point, il faisait une chaleur excessive ; Zéïnis se prépara bientôt à jouir des douceurs du sommeil, et tirant elle-même les rideaux, ne laissa dans le Cabinet que ce demi-jour si favorable au sommeil, et aux plaisirs, qui ne dérobe rien aux regards et ajoute à leur volupté, qui rend enfin la pudeur moins timide, et lui laisse accorder plus à l’amour.
Une simple tunique de gaze, et presque toute ouverte, fut bientôt le seul habillement de Zeïnis ; elle se jeta sur moi nonchalamment. Dieux ! avec quels transports je la reçue ! Brama, en fixant mon âme dans des sophas lui avait donné la liberté de s’y placer où elle le voudrait ; qu’avec plaisir en cet instant j’en fis usage !
Je choisis avec soin l’endroit d’où je pouvais le mieux observer les charmes de Zéïnis, et je me mis à les contempler avec l’ardeur de l’amant le plus tendre, et l’admiration que l’homme le plus indifférent n’aurait pu leur refuser. Ciel ! que de beautés s’offrirent à mes regards ! Le sommeil enfin vint fermer ces yeux qui m’inspiraient tant d’amour.
Je m’occupai alors à détailler tous les charmes qu’il me restait encore à examiner, et à revenir sur ceux que j’avais déjà parcourus. Quoique Zéïnis dormait assez tranquillement, elle se retourna quelquefois, et chaque mouvement qu’elle faisait, dérangeant sa tunique, offrait à mes avides regards de nouvelles beautés. Tant d’appas achevèrent de troubler mon âme. [...]
[Zéïnis] fit un mouvement, et se retourna. La situation où elle venait de se mettre m’était favorable, et malgré mon trouble, je songeai à en profiter. Zéïnis était couchée sur le côté, sa tête était penchée sur un coussin du sopha, et sa bouche le touchait presque. Je pouvais, malgré la rigueur de Brama, accorder quelque chose à la violence de mes désirs ; mon âme alla se placer sur le coussin, et si près de la bouche de Zéïnis qu’elle parvint enfin à s’y coller tout entière. […]
Elle essaya, mais vainement à se glisser tout entière dans Zéïnis ; retenue dans sa prison par les ordres cruels de Brama, tous ses efforts ne purent l’en délivrer. Ses élans redoublés, son ardeur, la fureur de ses désirs, échauffèrent apparemment celle de Zéïnis. Mon âme ne s’aperçût pas plutôt de l’impression qu’elle faisait sur la sienne qu’elle redoubla ses efforts. Elle errait avec plus de vivacité sur les lèvres de Zéïnis, s’élançait avec plus de rapidité, s’y attachait avec plus de feu. Le désordre qui commençait à s’emparer de celle de Zéïnis augmenta le trouble et les plaisirs de la mienne. Zeïnis soupira, je soupirai ; sa bouche forma quelques paroles mal articulées, une aimable rougeur vint colorer son visage. Le songe le plus flatteur vint enfin égarer les sens. De doux mouvements succédèrent au calme dans lequel elle était plongée.
 Oui ! tu m’aimes !, s’écria-t-elle tendrement.
Quelques mots, interrompus par les plus tendres soupirs, suivirent ceux-là.
 Doutes-tu, continua-t-elle, que tu ne sois aimé ?
Moins libre encore que Zéïnis, je l’entendais avec transport et n’avais plus la force de lui répondre. Bientôt son âme aussi confondue que la mienne s’abandonna tout au feu dont elle était dévorée, un doux frémissement… Ciel ! Que Zéïnis devint belle !

Crébillon fils, Le Sopha, Tome II, Paris : E. Flammarion, 1894, p. 171-175.

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