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Anthologie

Stello dans le texte

Un credo

Alfred de Vigny, Stello
Profession de foi romantique de Stello dans laquelle on est en droit d’entendre une certaine ironie.

 Êtes-vous poète ? Examinez-vous bien, et dites-moi si vous vous sentez intérieurement poète.
Stello poussa un profond soupir, et répondit, après un moment de recueillement, sur le ton monotone d'une prière du soir, demeurant le front appuyé sur un oreiller, comme s'il eût voulu y ensevelir sa tête entière :

 Je crois en moi, parce que je sens au fond de mon cœur une puissance secrète, invisible et indéfinissable, toute pareille à un pressentiment de l'avenir et à une révélation des causes mystérieuses du temps présent. Je crois en moi, parce qu'il n'est dans la nature aucune beauté, aucune grandeur, aucune harmonie qui ne me cause un frisson prophétique, qui ne porte l'émotion profonde dans mes entrailles, et ne gonfle mes paupières par des larmes toutes divines et inexplicables. Je crois fermement en une vocation ineffable qui m'est donnée, et j'y crois, à cause de la pitié sans bornes que m'inspirent les hommes, mes compagnons en misère, et aussi à cause du désir que je me sens de leur tendre la main et de les élever sans cesse par des paroles de commisération et d'amour. Comme une lampe toujours allumée ne jette qu' une flamme très incertaine et vacillante lorsque l'huile qui l'anime cesse de se répandre dans ses veines avec abondance, et puis lance, jusqu' au faîte du temple, des éclairs, des splendeurs et des rayons, lorsqu'elle est pénétrée de la substance qui la nourrit ; de même je sens s' éteindre les éclairs de l’inspiration et les clartés de la pensée, lorsque la force indéfinissable qui soutient ma vie, l'amour, cesse de me remplir de sa chaleureuse puissance ; et, lorsqu'il circule en moi, toute mon âme en est illuminée ; je crois comprendre tout à la fois l' éternité, l'espace, la création, les créatures et la destinée ; c'est alors que l'illusion, phénix au plumage doré, vient se poser sur mes lèvres, et chante. Mais je crois que, lorsque le don de fortifier les faibles commencera de tarir dans le poète, alors aussi tarira sa vie ; car, s'il n'est bon à tous, il n'est plus bon au monde.
Je crois au combat éternel de notre vie intérieure, qui féconde et appelle, contre la vie extérieure, qui tarit et repousse, et j'invoque la pensée d'en haut, la plus propre à concentrer et rallumer les forces poétiques de ma vie, le dévouement et la pitié.

 Tout cela ne prouve qu'un bon instinct, dit le docteur noir ; cependant il n'est pas impossible que vous soyez poète, et je continuerai.

Alfred de Vigny, Stello, Gosselin et Renduel, 1832.

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Kitty Bell face au Docteur noir

Alfred de Vigny, Stello.
Le Docteur noir raconte avec humour comment il était incapable de communiquer dans une langue étrangère avec l’hôtesse de Chatterton.

J'avais toujours été frappé de la beauté et de la longueur de ses cheveux blonds, d'autant plus qu'en 1770 les femmes anglaises ne mettaient plus, sur leur tête, qu' un léger nuage de poudre, et qu'en 1770 j'étais assez disposé à admirer les beaux cheveux attachés, en large chignon, derrière le cou, et détachés, en longs repentirs, devant le cou. J'avais d'ailleurs une foule de comparaisons agréables au service de cette belle et chaste personne. Je parlais assez ridiculement l'anglais, comme nous faisons d'habitude, et je m'installais devant le comptoir, mangeant ses petits gâteaux et la comparant. Je la comparais à Pamela, ensuite à Clarisse, un instant après à Ophélia, quelques heures plus tard à Miranda. Elle me faisait verser du soda-water, et me souriait avec un air de douceur et de prévenance, comme s'attendant toujours à quelque saillie extrêmement gaie de la part du Français ; elle riait même quand j'avais ri. Cela durait une ou deux heures, après quoi elle me disait qu'elle me demandait bien pardon, mais ne comprenait pas l'allemand. N'importe, j'y revenais, sa figure me reposait à voir. Je lui parlais toujours avec la même confiance, et elle m'écoutait avec la même résignation. D'ailleurs ses enfants m'aimaient pour ma canne à la Tronchin qu'ils sculptaient à coups de couteau ; un beau jonc pourtant !
Il m'arriva quelquefois de rester dans un coin de sa boutique à lire le journal, entièrement oublié d'elle et des acheteurs, causeurs, disputeurs, mangeurs et buveurs qui s'y trouvaient ; c'était alors que j'exerçais mon métier chéri d'observateur. Voici une des choses que j'observai : tous les jours, à l'heure où le brouillard était assez épais pour cacher cette espèce de lanterne sourde que les Anglais prennent pour le soleil, et qui n'est que la caricature du nôtre, comme le nôtre est la parodie du soleil d'Égypte, cette heure, qui est souvent deux heures après midi ; enfin dès que venait l'entre-chien-et-loup, entre le jour et les flambeaux, il y avait une ombre qui passait une fois sur le trottoir, devant les vitres de la boutique ; Kitty Bell se levait sur-le-champ de son comptoir, l'aîné de ses enfants ouvrait la porte, elle lui donnait quelque chose qu'il courait porter dehors ; l'ombre disparaissait, et la mère rentrait chez elle.

 Ah ! Kitty ! Kitty ! dis-je en moi-même, cette ombre est celle d'un jeune homme, d'un adolescent imberbe ! Qu'avez-vous fait, Kitty Bell, que faites-vous Kitty Bell ? Kitty Bell, que ferez-vous ? Cette ombre est élancée et leste dans sa démarche. Elle est enveloppée d'un manteau noir qui ne peut réussir à la rendre grossière dans sa forme. Cette ombre porte un chapeau triangulaire dont un des côtés est rabattu sur les yeux, mais on voit deux flammes sous ce large bord, deux flammes comme Prométhée les dut puiser au soleil.

Je sortis en soupirant, la première fois que je vis ce petit manège, parce que cela me gâtait l'idée que j'avais de ma paisible et vertueuse Kitty ; et puis vous savez que jamais un homme ne voit, ou ne croit voir, le bonheur d'un autre homme auprès d'une femme sans le trouver haïssable, n'eût-il nulle prétention pour lui-même ?... La seconde fois, je sortis en souriant, je m'applaudissais de ma finesse pour avoir deviné cela, tandis que tous les gros Lords et les longues Ladyes sortaient sans avoir rien découvert. La troisième fois je m'y intéressai, et je me sentis un tel désir de recevoir la confidence de ce joli petit secret, que je crois que je serais devenu complice de tous les crimes de la famille d'Agamemnon, si Kitty Bell m'eût dit : Oui, monsieur, c'est cela même.

Mais non, Kitty Bell ne me disait rien. Toujours paisible, toujours placide comme au sortir du prêche, elle ne daignait pas même me regarder avec embarras, comme pour me dire : je suis sûr que vous êtes un homme trop bien élevé et trop délicat pour en rien dire ; je voudrais bien que vous n'eussiez rien vu ; il est bien mal à vous de rester si tard, chaque jour. Elle ne me regardait pas non plus d'un air de mauvaise humeur et d'autorité  comme pour me dire : lisez toujours ceci ne vous regarde pas. Une Française impatiente n'y eût pas manqué, comme bien vous savez, mais elle avait trop d'orgueil ou de confiance en elle-même, ou de mépris pour moi ; elle se remettait à son comptoir, avec un sourire aussi pur, aussi calme et aussi religieux que si rien ne se fût passé. Je fis de vains efforts pour attirer son attention. J'avais beau me pincer les lèvres, aiguiser mes regards malins, tousser avec importance et gravité, comme un abbé qui réfléchit sur la confession d'une fille de dix-huit ans, ou un juge qui vient d'interroger un faux-monnayeur ; j'avais beau ricaner dans mes dents en marchant vite et me frottant les mains, comme un fin matois qui se rappelle ses petites fredaines, et se réjouit de voir faire certains petits tours où il est expert ; j'avais beau m'arrêter tout à coup devant elle, lever les yeux au ciel, laisser tomber mes bras avec abattement, comme un homme qui voit une jeune femme se noyer de gaieté de cœur et se jeter à l'eau du haut du pont ; j' avais beau jeter mon journal tout à coup et le chiffonner comme un mouchoir de poche, ainsi que pourrait faire un philanthrope désespéré, renonçant à conduire les hommes au bonheur par la vertu ; j' avais beau passer devant elle d'un air de grandeur, marchant sur les talons et baissant les yeux dignement, comme un monarque offensé de la conduite trop leste qu'ont tenue en sa présence un page et une fille d'honneur ; j' avais beau courir à la porte vitrée un instant après la disparition de l'ombre, et m'arrêter là, comme un voyageur parisien au bord d'un torrent, arrangeant ses cheveux rares, de manière à ce qu'ils aient l'air dérangés par les zéphyrs, et parlant du vague des passions, tandis qu'il ne pense qu'au positif des intérêts ; j'avais beau prendre mon parti tout à coup, et marcher vers elle comme un poltron qui fait le brave et qui se lance sur son adversaire, jusqu'à ce qu'étant à portée, il s'arrête, manquant à la fois de pensée, de parole et d'action. – Toutes mes grimaces de réflexion, de pénétration, de confusion, de contrition, de componction, de renonciation, d'abnégation, de méditation, de désolation, de consomption, de résolution, de domination et d'explication ; toute ma pantomime enfin vînt échouer devant ce doux visage de marbre, dont l'inaltérable sourire et le regard candide et bienfaisant ne me permirent pas de dire une seule parole intelligible.

Alfred de Vigny, Stello, Gosselin et Renduel, 1832.

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Synthèse et analyse

Alfred de Vigny, Stello.
Après avoir fustigé les théoriciens qui justifient le meurtre, le Docteur noir conclut sur l’esprit de système, de synthèse, qu’il oppose au courage de l’analyse.

Dans cette violente passion de tout rattacher, à tout prix, à une cause, à une synthèse, de laquelle on descend à tout, et par laquelle tout s'explique, je vois encore l'extrême faiblesse des hommes qui, pareils à des enfants qui vont dans l'ombre, se sentent tout saisis de frayeur, parce qu'ils ne voient pas le fond de l'abîme que ni Dieu-créateur ni Dieu-sauveur n'ont voulu nous faire connaître. Ainsi je trouve que ceux-là même qui se croient les plus forts, en construisant le plus de systèmes, sont les plus faibles et les plus effrayés de l'analyse, dont ils ne peuvent supporter la vue, parce qu'elle s'arrête à des effets certains, et ne contemple qu'à travers l'ombre dont le ciel a voulu l'envelopper la Cause… la Cause pour toujours incertaine.
Or, je vous le dis, ce n'est que dans l'Analyse que les esprits justes, les seuls dignes d'estime, ont puisé et puiseront jamais les idées durables, les idées qui frappent par le sentiment de bien-être que donne la rare et pure présence du vrai.
L'Analyse est la destinée de l'éternelle ignorante, l'Âme humaine.
L'Analyse est une sonde. Jetée profondément dans l'Océan, elle épouvante et désespère le Faible ; mais elle rassure et conduit le Fort, qui la tient fermement en main.

Alfred de Vigny, Stello, Gosselin et Renduel, 1832.

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André Chénier guillotiné

Alfred de Vigny, Stello.
Après avoir essayé en vain de le sauver, le Docteur noir doit assister à l’exécution d’André Chénier, impuissant, depuis sa fenêtre.

Je repris la longue-vue, et je revis les malheureux embarqués qui dominaient, de tout le corps, les têtes de la multitude. J'aurais pu les compter en ce moment. Les femmes m'étaient inconnues. J'y distinguai de pauvres paysannes, mais non les femmes que je craignais d'y voir. Les hommes, je les avais vus à Saint-Lazare. André causait en regardant le soleil couchant. Mon âme s'unit à la sienne, et tandis que mon œil suivait de loin le mouvement de ses lèvres, ma bouche disait tout haut ses derniers vers :

Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphire,
Anime la fin d'un beau jour,
Au pied de l'échafaud, j'essaie encore ma lyre.
Peut-être est-ce bientôt mon tour.

Tout à coup un mouvement violent, qu'il fit, me força de quitter ma lunette et de regarder toute la place où je n'entendais plus de cris.
Le mouvement de la multitude était devenu rétrograde tout à coup.
Les quais si remplis, si encombrés, se vidaient. Les masses se coupaient en groupes, les groupes en familles, les familles en individus. Aux extrémités de la place, on courait, pour s'enfuir, dans une grande poussière. Les femmes couvraient leurs têtes et leurs enfants de leurs robes. La colère était éteinte… il pleuvait.
Qui connaît Paris comprendra ceci. Moi, je l’ai vu. Depuis encore je l'ai revu dans des circonstances graves et grandes.
Aux cris tumultueux, aux jurements, aux longues vociférations, succédèrent des murmures plaintifs, qui semblaient un sinistre adieu, de lentes et rares exclamations, dont les notes prolongées, basses et descendantes, exprimaient l'abandon de la résistance et gémissaient sur leur faiblesse. La nation humiliée ployait le dos, et roulait par troupeaux, entre une fausse statue, une Liberté, qui n'était que l'image d'une image, et un réel Échafaud teint de son meilleur sang.
Ceux qui se pressaient voulaient voir ou voulaient s'enfuir. Nul ne voulait rien empêcher. Les bourreaux saisirent le moment. La mer était calme, et leur hideuse barque arriva à bon port. La Guillotine leva son bras.
En ce moment plus aucune voix, plus aucun mouvement sur toute l'étendue de la place. Le bruit clair et monotone d'une large pluie était le seul qui se fit entendre, comme celui d'un immense arrosoir. Les larges rayons d'eau s'étendaient devant mes yeux et sillonnaient l'espace. Mes jambes tremblaient : il me fut nécessaire d'être à genoux. Là je regardais et j'écoutais sans respirer. La pluie était encore assez transparente, pour que ma lunette me fît apercevoir la couleur du vêtement qui s'élevait entre les poteaux. Je voyais aussi un jour blanc entre le bras et le billot, et, quand une ombre comblait cet intervalle, je fermais les yeux. Un grand cri des spectateurs m'avertissait de les rouvrir.
Trente-deux fois je baissai la tête ainsi, disant tout haut une prière de désespéré, que nulle oreille humaine n'entendra jamais, et que moi seul j'ai pu concevoir.
Après le trente-troisième cri, je vis l'habit gris tout debout. Cette fois je résolus d'honorer le courage de son génie, en ayant le courage de voir toute sa mort, je me levai.
La tête roula, et ce qu'il avait là s'enfuit avec le sang.

Alfred de Vigny, Stello, Gosselin et Renduel, 1832.

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Ordonnance du Docteur noir

Alfred de Vigny, Stello.

SEUL ET LIBRE, ACCOMPLIR SA MISSION. Suivre les conditions de son être, dégagé de l'influence des associations, même les plus belles,
Parce que la solitude seule est la source des inspirations.
LA SOLITUDE EST SAINTE.
Toutes les Associations ont tous les défauts des couvents.
Elles tendent à classer et diriger les intelligences et fondent peu à peu une autorité tyrannique qui, ôtant aux intelligences la liberté et l'individualité, sans lesquelles elles ne sont rien, étoufferait le génie même sous l'empire d'une communauté jalouse.
Dans les Assemblées, les Corps, les Compagnies, les Écoles, les Académies et tout ce qui leur ressemble, les médiocrités intrigantes arrivent par degrés à la domination, par leur activité grossière et matérielle, et cette sorte d'adresse à laquelle ne peuvent descendre les esprits vastes et généreux.
L'imagination ne vit que d'émotions spontanées et particulières à l'organisation et aux penchants de chacun.
La République des lettres est la seule qui puisse jamais être composée de citoyens vraiment libres, car elle est formée de penseurs isolés, séparés, et souvent inconnus les uns aux autres.
Les Poètes et les Artistes ont seuls, parmi tous les hommes, le bonheur de pouvoir accomplir leur mission dans la solitude. Qu'ils jouissent de ce bonheur, de ne pas être confondus dans une société qui se presse autour de la moindre célébrité, se l'approprie, l'enserre, l'englobe, l'étreint et lui dit : NOUS.
Oui, l'imagination du poète est inconstante autant que celle d'une créature de quinze ans, recevant les premières impressions de l'amour. L’imagination du Poète ne peut être conduite, puisqu'elle n'est pas enseignée. Otez-lui ses ailes et vous la ferez mourir.
La mission du Poète ou de l'artiste est de produire, et tout ce qu'il produit est utile, si cela est admiré.
Un Poète donne sa mesure par son œuvre, un homme attaché au Pouvoir ne la peut donner que par les fonctions qu'il remplit. Bonheur pour le premier, malheur pour l'autre ; car s'il se fait un progrès dans les deux têtes, l'un s'élance tout à coup en avant par une œuvre, l'autre est forcé de suivre la lente progression des occasions de la vie et les pas graduels de sa carrière.

SEUL ET LIBRE, SUIVRE SA VOCATION.

Alfred de Vigny, Stello, 1832, Gosselin et Renduel.

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