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Anthologie

Les Destinées dans le texte

Les Destinées

Alfred de Vigny, Les Destinées. 
Premier poème

Depuis le premier jour de la création,
Les pieds lourds et puissants de chaque Destinée
Pesaient sur chaque tête et sur toute action.

Chaque front se courbait et traçait sa journée,
Comme le front d’un bœuf creuse un sillon profond
Sans dépasser la pierre où sa ligne est bornée.

Ces froides déités liaient le joug de plomb
Sur le crâne et les yeux des hommes leurs esclaves,
Tous errants, sans étoile, en un désert sans fond ;

Levant avec effort leurs pieds chargés d’entraves,
Suivant le doigt d’airain dans le cercle fatal,
Le doigt des Volontés inflexibles et graves.

Tristes divinités du monde oriental,
Femmes au voile blanc, immuables statues,
Elles nous écrasaient de leur poids colossal.

Comme un vol de vautours sur le sol abattues,
Dans un ordre éternel, toujours en nombre égal
Aux têtes des mortels sur la terre épandues,

Elles avaient posé leur ongle sans pitié
Sur les cheveux dressés des races éperdues,
Traînant la femme en pleurs et l’homme humilié.

Un soir il arriva que l’antique planète
Secoua sa poussière. − Il se fit un grand cri :
« Le Sauveur est venu, voici le jeune athlète,

« Il a le front sanglant et le côté meurtri,
« Mais la Fatalité meurt au pied du Prophète,
« La Croix monte et s’étend sur nous comme un abri ! »

Avant l’heure où, jadis, ces choses arrivèrent,
Tout homme était courbé, le front pâle et flétri.
Quand ce cri fut jeté, tous ils se relevèrent.

Détachant les nœuds lourds du joug de plomb du Sort,
Toutes les Nations à la fois s’écrièrent :
« O Seigneur ! est-il vrai ? le Destin est-il mort ? »

Alfred de Vigny, Les Destinées, Michel Lévy frères, 1864. 

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La Maison du berger

Alfred de Vigny, Les Destinées. 
Troisième section

Éva, qui donc es-tu ? Sais-tu bien ta nature ?
Sais-tu quel est ici ton but et ton devoir ?
Sais-tu que, pour punir l'homme, sa créature,
D'avoir porté la main sur l'arbre du savoir,
Dieu permit qu'avant tout, de l'amour de soi-même
En tout temps, à tout âge, il fît son bien suprême,
Tourmenté de s'aimer, tourmenté de se voir ?
 
Mais, si Dieu près de lui t'a voulu mettre, ô femme !
Compagne délicate ! Éva ! sais-tu pourquoi ?
C'est pour qu'il se regarde au miroir d'une autre âme,
Qu'il entende ce chant qui ne vient que de toi :
 L'enthousiasme pur dans une voix suave.
C'est afin que tu sois son juge et son esclave
Et règnes sur sa vie en vivant sous sa loi.

Ta parole joyeuse a des mots despotiques,
Tes yeux sont si puissants, ton aspect est si fort,
Que les rois d'Orient ont dit dans leurs cantiques
Ton regard redoutable à l'égal de la mort ;
Chacun cherche a fléchir tes jugements rapides…
 Mais ton cœur, qui dément tes formes intrépides,
Cède sans coup férir aux rudesses du sort.
 
Ta pensée a des bonds comme ceux des gazelles,
Mais ne saurait marcher sans guide et sans appui.
Le sol meurtrit ses pieds, l'air fatigue ses ailes,
Son œil se ferme au jour dès que le jour a lui ;
Parfois, sur les hauts lieux d'un seul élan posée,
Troublée au bruit des vents, ta mobile pensée
Ne peut seule y veiller sans crainte et sans ennui.

Mais aussi tu n'as rien de nos lâches prudences,
Ton cœur vibre et résonne au cri de l'opprimé,
Comme dans une église aux austères silences
L'orgue entend un soupir et soupire alarmé.
Tes paroles de feu meuvent les multitudes,
Tes pleurs lavent l'injure et les ingratitudes,
Tu pousses par le bras l'homme… il se lève armé.

Alfred de Vigny, Les Destinées, Michel Lévy frères, 1864. 

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La Mort du loup

Alfred de Vigny, Les Destinées. 

Le père était debout, et plus loin, contre un arbre,
Sa Louve reposait comme celle de marbre
Qu’adoraient les Romains, et dont les flancs velus
Couvaient les demi-dieux Rémus et Romulus.
Le Loup vient et s’assied, les deux jambes dressées,
Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées.
Il s’est jugé perdu, puisqu’il était surpris,
Sa retraite coupée et tous ses chemins pris ;
Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante,
Du chien le plus hardi la gorge pantelante,
Et n’a pas desserré ses mâchoires de fer,
Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair,
Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles,
Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles,
Jusqu’au dernier moment où le chien étranglé,
Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé.
 
Le Loup le quitte alors et puis il nous regarde.
Les couteaux lui restaient au flanc jusqu’à la garde,
Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang,
Nos fusils l’entouraient en sinistre croissant.
Il nous regarde encore, ensuite il se recouche,
Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche,
Et, sans daigner savoir comment il a péri,
Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri.

Alfred de Vigny, Les Destinées, Michel Lévy et frères, 1864. 

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Le Mont des oliviers

Alfred de Vigny, Les Destinées

Alors il était nuit et Jésus marchait seul,
Vêtu de blanc ainsi qu'un mort de son linceul ;
Les disciples dormaient au pied de la colline.
Parmi les oliviers qu'un vent sinistre incline
Jésus marche à grands pas en frissonnant comme eux ;
Triste jusqu'à la mort ; l'œil sombre et ténébreux,
Le front baissé, croisant les deux bras sur sa robe
Comme un voleur de nuit cachant ce qu'il dérobe ;
Connaissant les rochers mieux qu'un sentier uni,
Il s'arrête en un lieu nommé Gethsémani :
Il se courbe, à genoux, le front contre la terre,
Puis regarde le ciel en appelant : Mon Père ! 
 Mais le ciel reste noir, et Dieu ne répond pas.
Il se lève étonné, marche encore à grands pas,
Froissant les oliviers qui tremblent. Froide et lente
Découle de sa tête une sueur sanglante.
Il recule, il descend, il crie avec effroi :
« Ne pourriez-vous prier et veiller avec moi ! »
Mais un sommeil de mort accable les apôtres.
Pierre à la voix du maître est sourd comme les autres.
Le Fils de l’Homme alors remonte lentement ;
Comme un pasteur d’Égypte il cherche au firmament
Si l’Ange ne luit pas au fond de quelque étoile.
Mais un nuage en deuil s’étend comme le voile
D’une veuve, et ses plis entourent le désert.
Jésus, se rappelant ce qu’il avait souffert
Depuis trente-trois ans, devint homme, et la crainte
Serra son cœur mortel d’une invincible étreinte.
Il eut froid. Vainement il appela trois fois :
« Mon Père ! » — Le vent seul répondit à sa voix.
Il tomba sur le sable assis, et, dans sa peine,
Eut sur le monde et l’homme une pensée humaine.
 Et la terre trembla, sentant la pesanteur
Du Sauveur qui tombait aux pieds du Créateur.

Alfred de Vigny, Les Destinées, Michel Lévy et frères, 1864. 

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La Bouteille à la mer

Alfred de Vigny, Les Destinées
Conseil à un jeune homme inconnu

II

Quand un grave Marin voit que le vent l’emporte
Et que les mâts brisés pendent tous sur le pont,
Que dans son grand duel la mer est la plus forte
Et que par des calculs l’esprit en vain répond ;
Que le courant l’écrase et le roule en sa course,
Qu’il est sans gouvernail et partant, sans ressource,
Il se croise les bras dans un calme profond.
 
III

Il voit les masses d’eau, les toise et les mesure,
Les méprise en sachant qu’il en est écrasé,
Soumet son âme au poids de la matière impure
Et se sent mort ainsi que son vaisseau rasé.
 À de certains moments, l’âme est sans résistance ;
Mais le penseur s’isole et n’attend d’assistance
Que de la forte foi dont il est embrasé.
 
IV

Dans les heures du soir, le jeune Capitaine
A fait ce qu’il a pu pour le salut des siens.
Nul vaisseau n’apparaît sur la vague lointaine,
La nuit tombe, et le brick court aux rocs indiens.
 Il se résigne, il prie ; il se recueille, il pense
À celui qui soutient les pôles et balance
L’équateur hérissé des longs méridiens.
 
V

Son sacrifice est fait ; mais il faut que la terre
Recueille du travail le pieux monument.
C’est le journal savant, le calcul solitaire,
Plus rare que la perle et que le diamant ;
C’est la carte des flots faite dans la tempête,
La carte de l’écueil qui va briser sa tête :
Aux voyageurs futurs sublime testament.
 
VI

Il écrit : « Aujourd’hui, le courant nous entraîne,
Désemparés, perdus, sur la Terre-de-Feu.
Le courant porte à l’est. Notre mort est certaine :
Il faut cingler au nord pour bien passer ce lieu.
 Ci-joint est mon journal, portant quelques études
Des constellations des hautes latitudes.
Qu’il aborde, si c’est la volonté de Dieu ! »
[…]
 
XIV

Le Capitaine encor jette un regard au pôle
Dont il vient d’explorer les détroits inconnus.
L’eau monte à ses genoux et frappe son épaule ;
Il peut lever au ciel l’un de ses deux bras nus.
Son navire est coulé, sa vie est révolue :
Il lance la Bouteille à la mer, et salue
Les jours de l’avenir qui pour lui sont venus.
[…]
 
XXV

Cet arbre est le plus beau de la terre promise,
C’est votre phare à tous, Penseurs laborieux !
Voguez sans jamais craindre ou les flots ou la brise
Pour tout trésor scellé du cachet précieux.
L’or pur doit surnager, et sa gloire est certaine ;
Dites en souriant comme ce Capitaine :
« Qu’il aborde, si c’est la volonté des Dieux ! »
 
XXVI

Le vrai Dieu, le Dieu fort est le Dieu des idées.
Sur nos fronts où le germe est jeté par le sort,
Répandons le Savoir en fécondes ondées ;
Puis, recueillant le fruit tel que de l’âme il sort,
Tout empreint du parfum des saintes solitudes,
Jetons l’œuvre à la mer, la mer des multitudes :
 Dieu la prendra du doigt pour la conduire au port.

Alfred de Vigny, Les Destinées, Michel Lévy et frères, 1864. 

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