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Anthologie

Les paradis artificiels dans le texte

Une sélection d'extraits pour plonger dans l'onirisme sombre et mélancolique des Paradis artificiels de Charles Baudelaire. Méditant sur les faiblesses de l’âme humaine, accablée par le spleen et tentée par le Mal, Baudelaire y dénonce la recherche obsessionnelle de l’idéal et de l’ivresse facile que procurent les stupéfiants
 

Le poème du haschich : « le bonheur avec toutes ses ivresses »

Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels, 1860. Chap. III, « Le Théâtre de Séraphin »
L'ouvrage de Baudelaire est structuré en deux parties. La première partie, intitulée Le poème du haschisch, est un essai sur cette drogue. S'inspirant de sa propre consommation ainsi que de celle de ses amis il relate ici la prise de « la confiture verte ». Celle-ci ne promet qu'un bonheur fugace...

Voici la drogue sous vos yeux : un peu de confiture verte, gros comme une noix, singulièrement odorante, à ce point qu’elle soulève une certaine répulsion et des velléités de nausées, comme le ferait, du reste, toute odeur fine et même agréable, portée à son maximum de force et pour ainsi dire de densité. Qu’il me soit permis de remarquer, en passant, que cette proposition peut être inversée, et que le parfum le plus répugnant, le plus révoltant, deviendrait peut-être un plaisir, s’il était réduit à son minimum de quantité et d’expansion. – Voilà donc le bonheur ! il remplit la capacité d’une petite cuiller ! le bonheur avec toutes ses ivresses, toutes ses folies, tous ses enfantillages ! Vous pouvez avaler sans crainte ; on n’en meurt pas. Vos organes physiques n’en recevront aucune atteinte. Plus tard peut-être un trop fréquent appel au sortilège diminuera-t-il la force de votre volonté, peut-être serez-vous moins homme que vous ne l’êtes aujourd’hui ; mais le châtiment est si lointain, et le désastre futur d’une nature si difficile à définir ! Que risquez-vous ? demain un peu de fatigue nerveuse. Ne risquez-vous pas tous les jours de plus grands châtiments pour de moindres récompenses ? Ainsi, c’est dit : vous avez même, pour lui donner plus de force et d’expansion, délayé votre dose d’extrait gras dans une tasse de café noir ; vous avez pris soin d’avoir l’estomac libre, reculant vers neuf ou dix heures du soir le repas substantiel, pour livrer au poison toute liberté d’action ; tout au plus dans une heure prendrez-vous une légère soupe. Vous êtes maintenant suffisamment lesté pour un long et singulier voyage. La vapeur a sifflé, la voilure est orientée, et vous avez sur les voyageurs ordinaires ce curieux privilège d’ignorer où vous allez. Vous l’avez voulu ; vive la fatalité !

Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels : Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1860.

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Le Théâtre de Séraphin : « j'avais vécu longtemps, oh ! très longtemps... »

Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels, Chapitre III, « Le Théâtre de Séraphin »,1860.
Le titre de ce chapitre « Le théâtre de Séraphin » est une allusion au théâtre d’ombres chinoises du Palais-Royal qui était réservé aux enfants de trois à dix ans. Les hallucinations produites par le hachisch sont assimilées à un spectacle fantasmagorique. Charles Baudelaire relate dans cet extrait une expérience hallucinatoire rendue possible par l'usage du miroir qui accroit les perpectives à l'infini.

Je fus d’abord très étonnée de voir de grands espaces s’étendre devant moi, à côté de moi, de tous côtés ; c’étaient des rivières limpides et des paysages verdoyants se mirant dans des eaux tranquilles. Vous devinez ici l’effet des panneaux répercutés par les miroirs. En levant les yeux, je vis un soleil couchant semblable à du métal en fusion qui se refroidit. C’était l’or du plafond ; mais le treillage me donna à penser que j’étais dans une espèce de cage ou de maison ouverte de tous côtés sur l’espace, et que je n’étais séparée de toutes ces merveilles que par les barreaux de ma magnifique prison. Je riais d’abord de mon illusion ; mais plus je regardais, plus la magie augmentait, plus elle prenait de vie, de transparence et de despotique réalité. Dès lors l’idée de claustration domina mon esprit, sans trop nuire, je dois le dire, aux plaisirs variés que je tirais du spectacle tendu autour et au-dessus de moi. Je me considérais comme enfermée pour longtemps, pour des milliers d’années peut-être, dans cette cage somptueuse, au milieu de ces paysages féeriques, entre ces horizons merveilleux. Je rêvai de Belle aux bois dormant, d’expiation à subir, de future délivrance. Au-dessus de ma tête voltigeaient des oiseaux brillants des tropiques, et, comme mon oreille percevait le son des clochettes au cou des chevaux qui cheminaient au loin sur la grande route, les deux sens fondant leurs impressions en une idée unique, j’attribuais aux oiseaux ce chant mystérieux du cuivre, et je croyais qu’ils chantaient avec un gosier de métal. Évidemment ils causaient de moi et ils célébraient ma captivité. Des singes gambadants, des satyres bouffons semblaient s’amuser de cette prisonnière étendue, condamnée à l’immobilité. Mais toutes les divinités mythologiques me regardaient avec un charmant sourire, comme pour m’encourager à supporter patiemment le sortilège, et toutes les prunelles glissaient dans le coin des paupières comme pour s’attacher à mon regard. J’en conclus que si des fautes anciennes, si quelques péchés inconnus à moi-même, avaient nécessité ce châtiment temporaire, je pouvais compter cependant sur une bonté supérieure, qui, tout en me condamnant à la prudence, m’offrirait des plaisirs plus graves que les plaisirs de poupée qui remplissent notre jeunesse. Vous voyez que les considérations morales n’étaient pas absentes de mon rêve ; mais je dois avouer que le plaisir de contempler ces formes et ces couleurs brillantes, et de me croire le centre d’un drame fantastique, absorbait fréquemment toutes mes autres pensées. Cet état dura longtemps, fort longtemps..... Dura-t-il jusqu’au matin ? je l’ignore. Je vis tout d’un coup le soleil matinal installé dans ma chambre ; j’éprouvai un vif étonnement, et malgré tous les efforts de mémoire que j’ai pu faire, il m’a été impossible de savoir si j’avais dormi ou si j’avais subi patiemment une insomnie délicieuse. Tout à l’heure, c’était la nuit, et maintenant le jour ! Et cependant j’avais vécu longtemps, oh ! très longtemps..... La notion du temps ou plutôt la mesure du temps étant abolie, la nuit entière n’était mesurable pour moi que par la multitude de mes pensées. Si longue qu’elle dût me paraître à ce point de vue, il me semblait toutefois qu’elle n’avait duré que quelques secondes, ou même qu’elle n’avait pas pris place dans l’éternité.

Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1860.

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Morale : « le terrible lendemain »

Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels, Chapitre V « Morale »,1860.
Dans le chapitre V du « Poème du haschich », qui s’intitule « Morale », Charles Baudelaire dénonce le « faux bonheur » procuré par la « confiture verte ». Il y évoque les conséquences néfastes de la drogue sur le corps et l'esprit. Il se démarque ainsi de l’idéalisme romantique, qui cherche dans les substances « addictives » un bonheur utopique.

Mais le lendemain ! le terrible lendemain ! tous les organes relâchés, fatigués, les nerfs détendus, les titillantes envies de pleurer, l’impossibilité de s’appliquer à un travail suivi, vous enseignent cruellement que vous avez joué un jeu défendu. La hideuse nature, dépouillée de son illumination de la veille, ressemble aux mélancoliques débris d’une fête. La volonté surtout est attaquée, de toutes les facultés la plus précieuse. On dit, et c’est presque vrai, que cette substance ne cause aucun mal physique, aucun mal grave, du moins. Mais peut-on affirmer qu’un homme incapable d’action, et propre seulement aux rêves, se porterait vraiment bien, quand même tous ses membres seraient en bon état ? Or, nous connaissons assez la nature humaine pour savoir qu’un homme qui peut, avec une cuillerée de confiture, se procurer instantanément tous les biens du ciel et de la terre, n’en gagnera jamais la millième partie par le travail. Se figure-t-on un État dont tous les citoyens s’enivreraient de haschisch ? Quels citoyens ! quels guerriers ! quels législateurs ! Même en Orient, où l’usage en est si répandu, il y a des gouvernements qui ont compris la nécessité de le proscrire. En effet, il est défendu à l’homme, sous peine de déchéance et de mort intellectuelle, de déranger les conditions primordiales de son existence et de rompre l’équilibre de ses facultés avec les milieux où elles sont destinées à se mouvoir, en un mot, de déranger son destin pour y substituer une fatalité d’un nouveau genre. Souvenons-nous de Melmoth, cet admirable emblème. Son épouvantable souffrance gît dans la disproportion entre ses merveilleuses facultés, acquises instantanément par un pacte satanique, et le milieu où, comme créature de Dieu, il est condamné à vivre. Et aucun de ceux qu’il veut séduire ne consent à lui acheter, aux mêmes conditions, son terrible privilège. En effet, tout homme qui n’accepte pas les conditions de la vie, vend son âme. Il est facile de saisir le rapport qui existe entre les créations sataniques des poètes et les créatures vivantes qui se sont vouées aux excitants. L’homme a voulu être Dieu, et bientôt le voilà, en vertu d’une loi morale incontrôlable, tombé plus bas que sa nature réelle. C’est une âme qui se vend en détail.

Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1860.

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Un mangeur d'opium : « Ô juste, subtil et puissant opium ! »

Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels, Chapitre IV, « Tortures de l’opium », 1860.
Dans « Un mangeur d’opium » Charles Baudelaire envisage les effets néfastes de l’opium sous un angle moraliste. En effet, si dans cet extrait, il s'adresse à l'opium pour vanter son pouvoir consolateur, celui-ci n'est qu'un leurre. L’opium, cette « noire idole », crée la dépendance et anéantit les facultés créatrices.

Ô juste, subtil et puissant opium ! Toi qui, au cœur du pauvre comme du riche, pour les blessures qui ne se cicatriseront jamais et pour les angoisses qui induisent l’esprit en rébellion, apportes un baume adoucissant ; éloquent opium ! toi qui, par ta puissante rhétorique désarmes les résolutions de la rage, et qui, pour une nuit, rends à l’homme coupable les espérances de sa jeunesse et ses anciennes mains pures de sang ; qui, à l’homme orgueilleux, donnes un oubli passager

Des torts non redressés et des insultes non vengées

qui cites les faux témoins au tribunal des rêves, pour le triomphe de l’innocence immolée ; qui confonds le parjure ; qui annules les sentences des juges iniques ; – tu bâtis sur le sein des ténèbres, avec les matériaux imaginaires du cerveau, avec un art plus profond que celui de Phidias et de Praxitèle, des cités et des temples qui dépassent en splendeur Babylone et Hékatompylos ; et du chaos d’un sommeil plein de songes tu évoques à la lumière du soleil les visages des beautés depuis longtemps ensevelies, et les physionomies familières et bénies, nettoyées des outrages de la tombe. Toi seul, tu donnes à l’homme ces trésors, et tu possèdes les clefs du paradis, ô juste, subtil et puissant opium 

Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1860.

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Tortures de l'opium : « une noire mélancolie »
 

Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels, Chapitre IV, « Tortures de l’opium », 1860.
Dans cet extrait des Paradis artificiels, Charles Baudelaire évoque la « fantasmagorie » provoquée par la consommation d'opium : celle-ci plonge dans un état d'angoisse et de mélancolie profondes. La perception du temps et de l'espace y est modifiée.
 

Toute cette fantasmagorie, si belle et si poétique qu’elle fût en apparence, était accompagnée d’une angoisse profonde et d’une noire mélancolie. Il lui semblait, chaque nuit, qu’il descendait indéfiniment dans des abîmes sans lumière, au-delà de toute profondeur connue, sans espérance de pouvoir remonter. Et, même après le réveil, persistait une tristesse, une désespérance voisine de l’anéantissement. Phénomène analogue à quelques-uns de ceux qui se produisent dans l’ivresse du haschisch, le sentiment de l’espace et, plus tard, le sentiment de la durée furent singulièrement affectés. Monuments et paysages prirent des formes trop vastes pour ne pas être une douleur pour l’œil humain. L’espace s’enfla, pour ainsi dire, à l’infini. Mais l’expansion du temps devint une angoisse encore plus vive ; les sentiments et les idées qui remplissaient la durée d’une nuit représentaient pour lui la valeur d’un siècle. En outre les plus vulgaires événements de l’enfance, des scènes depuis longtemps oubliées se reproduisirent dans son cerveau, vivants d’une vie nouvelle. Éveillé, il ne s’en serait peut-être pas souvenu ; mais dans le sommeil, il les reconnaissait immédiatement. De même que l’homme qui se noie revoit, dans la minute suprême de l’agonie, toute sa vie comme dans un miroir ; de même que le damné lit, en une seconde, le terrible compte rendu de toutes ses pensées terrestres ; de même que les étoiles voilées par la lumière du jour reparaissent avec la nuit, de même aussi toutes les inscriptions gravées sur la mémoire inconsciente reparurent comme par l’effet d’une encre sympathique.

Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1860.

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