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Anthologie

Mademoiselle de Maupin dans le texte

Une sélection d’extraits pour découvrir l'étonnante modernité du roman Mademoiselle de Maupin qui fit scandale lors de sa publication en 1835. Si l'on réduit souvent ce roman à sa préface, il est temps de redécouvrir cette audacieuse héroïne féminine et "féministe" avant l'heure qui se travestit en homme pour mieux éprouver les libertés de la condition masculine.

Portrait de Mademoiselle de Maupin travestie en homme

Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, chapitre V, 1835
Dans ce texte, d'Albert, un jeune homme en quête du beau Idéal, tombe sous les charme de Théodore, un jeune chevalier dont il loue la délicatesse et les grâce féminines. Il ne sait pas encore qu'il s'agit en réalité de Mademoiselle de Maupin travestie en homme.

Il y a quelques femmes assez jolies et un ou deux jeunes gens assez aimables et fort gais ; mais, dans tout cet essaim provincial, ce qui me charme le plus est un jeune cavalier qui est arrivé depuis deux ou trois jours ; – il m’a plu tout d’abord, et je l’ai pris en affection, rien qu’à le voir descendre de son cheval. Il est impossible d’avoir meilleure grâce ; il n’est pas très grand, mais il est svelte et bien pris dans sa taille ; il a quelque chose de moelleux et d’onduleux dans la démarche et dans les gestes, qui est on ne peut plus agréable ; bien des femmes lui envieraient sa main et son pied. Le seul défaut qu’il ait, c’est d’être trop beau et d’avoir des traits trop délicats pour un homme. Il est muni d’une paire d’yeux les plus beaux et les plus noirs du monde, qui ont une expression indéfinissable et dont il est difficile de soutenir le regard ; mais, comme il est fort jeune et n’a pas d’apparence de barbe, la mollesse et la perfection du bas de sa figure tempèrent un peu la vivacité de ses prunelles d’aigle ; ses cheveux bruns et lustrés flottent sur son cou en grosses boucles, et donnent à sa tête un caractère particulier. – Voilà donc enfin un des types de beauté que je rêvais réalisé et marchant devant moi ! Quel dommage que ce soit un homme, ou quel dommage que je ne sois pas une femme ! – Cet Adonis, qui, à sa belle figure, joint un esprit très vif et très étendu, jouit encore de ce privilège d’avoir à mettre au service de ses bons mots et de ses plaisanteries une voix d’un timbre argentin et mordant qu’il est difficile d’entendre sans être ému. – Il est vraiment parfait. – Il parait qu’il partage mes goûts pour les belles choses, car ses habits sont très riches et très recherchés, son cheval très fringant et de race ; et, pour que tout fût complet et assorti, il avait derrière lui, monté sur un petit cheval, un page de quatorze à quinze ans, blond, rose, joli comme un séraphin, qui dormait à moitié, et était si fatigué de la course qu’il venait de faire que son maître a été obligé de l’enlever de sa selle et de l’emporter dans ses bras jusqu’à sa chambre. Rosette lui a fait beaucoup d’accueil, et je pense qu’elle a formé le dessein de s’en servir pour éveiller ma jalousie et faire sortir ainsi le peu de flamme qui dort sous les cendres de ma passion éteinte. – Tout redoutable cependant que soit un pareil rival, je suis peu disposé à en être jaloux, et je me sens tellement entraîné vers lui que je me désisterais assez volontiers de mon amour pour avoir son amitié.

Gérard de Nerval, Mademoiselle de Maupin : Paris, Charpentier, 1878.

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Eloge de l'androgynie

Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, chapitre IX, 1835
Ce texte constitue l'une des digressions esthétiques qui foisonnent dans le roman. Le travestissement en homme de l'héroïne, Mademoiselle de Maupin, est le prétexte  à une réflexion sur le beau idéal. On assiste ici à un éloge de la beauté androgyne qui remonte à la figure antique de l'hermaphrodite.

A ortho-typo

Depuis le Christ on n’a plus fait une seule statue d’homme où la beauté adolescente fût idéalisée et rendue avec ce soin qui caractérise les anciens sculpteurs. – La femme est devenue le symbole de la beauté morale et physique : l’homme est réellement déchu du jour où le petit enfant est né à Bethléem. La femme est la reine de la création ; les étoiles se joignent en couronne sur sa tête, le croissant de la lune se fait une gloire de s’arrondir sous son pied, le soleil cède son or le plus pur pour lui en faire des joyaux, les peintres qui veulent flatter les anges leur donnent des figures de femmes, et certes ce n’est pas moi qui les en blâmerai. – Avant le doux et galant conteur de paraboles, c’était tout le contraire ; on ne féminisait pas les dieux ou les héros que l’on voulait faire séduisants ; ils avaient leur type, vigoureux et délicat en même temps, mais toujours mâle, si amoureux que fussent leurs contours, si polis et si dénués de muscles et de veines que l’ouvrier eût fait leurs jambes et leurs bras divins. On faisait plus volontiers revenir à ce caractère la beauté spéciale de la femme. On élargissait les épaules, on atténuait les hanches, on donnait peu de saillie à la gorge, on accentuait plus robustement les attaches des bras et des cuisses. – Il n’y a presque pas de différence entre Paris et Hélène. Aussi l’hermaphrodite est-il une des chimères les plus ardemment caressées de l’antiquité idolâtre.

C’est en effet une des plus suaves créations du génie païen que ce fils d’Hermès et d’Aphrodite. Il ne se peut rien imaginer de plus ravissant au monde que ces deux corps tous deux parfaits, harmonieusement fondus ensemble, que ces deux beautés si égales et si différentes qui n’en forment plus qu’une supérieure à toutes deux, parce qu’elles se tempèrent et se font valoir réciproquement : pour un adorateur exclusif de la forme, y a-t-il une incertitude plus aimable que celle où vous jette la vue de ce dos, de ces reins douteux, et de ces jambes si fines et si fortes que l’on ne sait si l’on doit les attribuer à Mercure prêt à s’envoler ou à Diane sortant du bain ? Le torse est un composé des monstruosités les plus charmantes : sur la poitrine potelée et pleine de l’éphèbe s’arrondit avec une grâce étrange la gorge d’une jeune vierge. Sous les flancs bien enveloppés et d’une mollesse toute féminine, on devine les dentelés et les côtes, comme aux flancs d’un jeune garçon ; le ventre est un peu plat pour une femme, un peu rond pour un homme, et toute l’habitude du corps a quelque chose de nuageux et d’indécis qu’il est impossible de rendre, et dont l’attrait est tout particulier. –  héodore serait à coup sûr un excellent modèle de ce genre de beauté ; cependant je trouve que la portion féminine l’emporte chez lui, et qu’il lui est plus resté de Salmacis qu’à l’Hermaphrodite des Métamorphoses.
 

Gérard de Nerval, Mademoiselle de Maupin : Paris, Charpentier, 1878.

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Servitudes de la condition féminine

Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, chapitre X, 1835
Mademoiselle de Maupin se livre à une réflexion lucide et approfondie sur les servitudes de la condition féminine. Ce texte, d'une modernité frappante, permet aussi d'approfondir les mobiles du personnage éponyme : si Mademoiselle  de Maupin use du travestissement, c'est pour mieux connaître et comprendre les hommes, cette catégorie de l'humanité dont « l'existence réelle nous est aussi parfaitement inconnue que s'ils étaient des habitants de Saturne ou d'une autre planète.  »

Mon idée était folle, mais ce qui est fait est fait, et l’on ne peut désapprendre ce qu’on a appris. Je ne t’ai pas écoutée, ma chère Graciosa, je m’en repens ; mais on n’écoute pas toujours la raison, surtout quand elle sort d’une aussi jolie bouche que la tienne, car je ne sais pourquoi on ne se peut figurer qu’un conseil soit sage, à moins qu’il ne soit donné par quelque vieille tête toute chenue et toute grise, comme si avoir été bête soixante ans pouvait vous rendre spirituel.

Mais tout cela me tourmentait trop, et je n’y pouvais tenir, je grillais dans ma petite peau comme une châtaigne sur la poêle. La pomme fatale s’arrondissait dans le feuillage au-dessus de ma tête, et il fallait bien finir par y donner un coup de dent, sauf à la jeter après, si la saveur m’en paraissait amère.

J’ai fait comme Ève la blonde, ma très-chère grand’mère, — j’ai mordu.

La mort de mon oncle, le seul parent qui me restât, me laissant libre de mes actions, j’exécutai ce que je rêvais depuis si longtemps. — Mes précautions étaient prises avec le plus grand soin pour que nul ne se doutât de mon sexe : j’avais appris à tirer l’épée et le pistolet ; je montais parfaitement à cheval et avec une hardiesse dont peu d’écuyers eussent été capables ; j’étudiai bien la manière de porter le manteau et de faire siffler la cravache, et, en quelques mois, je parvins à faire d’une fille qu’on trouvait assez jolie, un cavalier beaucoup plus joli, et à qui il ne manquait guère que la moustache. — Je réalisai ce que j’avais de bien, et je sortis de la ville, décidée à n’y revenir qu’avec l’expérience la plus complète.

C’était le seul moyen d’éclaircir mes doutes : avoir des amants ne m’aurait rien appris, ou du moins cela ne m’eût donné que des lueurs incomplètes, et je voulais étudier l’homme à fond, l’anatomiser fibre par fibre avec un scalpel inexorable et le tenir tout vif et tout palpitant sur ma table de dissection ; pour cela il fallait le voir seul à seul chez lui, en déshabillé, le suivre à la promenade, à la taverne et ailleurs. — Avec mon déguisement, je pouvais aller partout sans être remarquée ; on ne se cachait pas devant moi, on jetait de côté toute réserve et toute contrainte, je recevais des confidences et j’en faisais de fausses pour en provoquer de vraies. Hélas ! les femmes n’ont lu que le roman de l’homme et jamais son histoire.

C’est une chose effrayante à penser et à laquelle on ne pense pas, combien nous ignorons profondément la vie et la conduite de ceux qui paraissent nous aimer et que nous épouserons. Leur existence réelle nous est aussi parfaitement inconnue que s’ils étaient des habitants de Saturne ou de quelque autre planète à cent millions de lieues de notre boule sublunaire : on dirait qu’ils sont d’une autre espèce, et il n’y a pas le moindre lien intellectuel entre les deux sexes ; — les vertus de l’un font les vices de l’autre, et ce qui fait admirer l’homme fait honnir la femme.


Nous autres, notre vie est claire et se peut pénétrer d’un regard. — Il est facile de nous suivre de la maison au pensionnat, du pensionnat à la maison ; — ce que nous faisons n’est un mystère pour personne ; chacun peut voir nos mauvais dessins à l’estompe, nos bouquets à l’aquarelle composés d’une pensée et d’une rose grosse comme un chou, et galamment noués par la queue avec un ruban de couleur tendre : les pantoufles que nous brodons pour la fête de nos pères ou de nos grands-pères n’ont rien en soi de bien occulte et de bien inquiétant. — Nos sonates et nos romances sont exécutées avec la plus désirable froideur. Nous sommes bien et dûment cousues à la jupe de nos mères, et, à neuf ou dix heures au plus, nous rentrons dans nos petits lits tout blancs, au fond de nos cellules proprettes et discrètes, où nous sommes vertueusement verrouillées et cadenassées jusqu’au lendemain matin. La susceptibilité la plus éveillée et la plus jalouse ne trouverait rien à cela.

Le cristal le plus limpide n’a pas la transparence d’une pareille vie.

Celui qui nous prend sait ce que nous avons fait à partir de la minute où nous avons été sevrées et même avant, s’il veut pousser ses recherches jusque-là. — Notre vie n’est pas une vie, c’est une espèce de végétation comme celle de la mousse et des fleurs ; l’ombre glaciale de la tige maternelle flotte autour de nous, pauvres boutons de rose étouffés qui n’osons pas nous ouvrir. Notre affaire principale, c’est de nous tenir bien droites, bien corsées, bien busquées, l’œil convenablement baissé, et de surpasser en immobilité et en roideur les mannequins et les poupées à ressorts.

Il nous est défendu de prendre la parole, de nous mêler à la conversation autrement que pour répondre oui et non, si l’on nous interroge. Aussitôt que l’on veut dire quelque chose d’intéressant, l’on nous renvoie étudier notre harpe ou notre clavecin, et nos maîtres de musique ont tous soixante ans pour le moins et prennent horriblement de tabac. Les modèles suspendus dans nos chambres sont d’une anatomie très-vague et très-esquivée. Les dieux de la Grèce, pour se présenter dans un pensionnat de demoiselles, ont soin préalablement d’acheter à la friperie de très-amples carricks et de se faire graver au pointillé, ce qui leur donne l’air de portiers ou de cochers de fiacre, et les rend peu propres à nous enflammer l’imagination.

À force de vouloir nous empêcher d’être romanesques, l’on nous rend idiotes. Le temps de notre éducation se passe non pas à nous apprendre quelque chose, mais à nous empêcher d’apprendre quelque chose.

Nous sommes réellement prisonnières de corps et d’esprit ; mais un jeune homme, libre de ses actions, qui sort le matin pour ne rentrer que le matin, qui a de l’argent, qui peut en gagner et en disposer comme il lui plaît, comment pourrait-il justifier l’emploi de son temps ? — quel est l’homme qui voudrait dire à la personne aimée ce qu’il a fait pendant sa journée et pendant sa nuit ? — Aucun, même de ceux qui sont réputés les plus purs.

Gérard de Nerval, Mademoiselle de Maupin : Paris, Charpentier, 1878.

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Une nuit d'amour lesbien

Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, chapitre XVI, 1835
Le roman s'achève sur une scène qui fit scandale à l'époque de Gautier par son sous-texte lesbien : Rosette passe la nuit avec "Théodore" qui se trouve être Madeleine de Maupin travestie en homme. Cette fameuse nuit n'est pas décrite dans le roman mais "deux perles" retrouvées dans le lit laissent à penser que deux corps de femmes s'y sont livrés au plaisir.

A ortho-typo

Au lieu de retourner dans sa chambre, elle entra chez Rosette. – Ce qu’elle y dit, ce qu’elle y fit, je n’ai jamais pu le savoir, quoique j’aie fait les plus consciencieuses recherches. – Je n’ai trouvé ni dans les papiers de Graciosa, ni dans ceux de d’Albert ou de Silvio, rien qui eût rapport à cette visite. Seulement une femme de chambre de Rosette m’apprit cette circonstance singulière : bien que sa maîtresse n’eût pas couché cette nuit- là avec son amant, le lit était rompu et défait, et portait l’empreinte de deux corps. – De plus, elle me montra deux perles, parfaitement semblables à celles que Théodore portait dans ses cheveux en jouant le rôle de Rosalinde. Elle les avait trouvées dans le lit en le faisant. Je livre cette remarque à la sagacité du lecteur, et je le laisse libre d’en tirer toutes les inductions qu’il voudra ; quant à moi, j’ai fait là-dessus mille conjectures, toutes plus déraisonnables les unes que les autres, et si saugrenues que je n’ose véritablement les écrire, même dans le style le plus honnêtement périphrase.

Il était bien midi lorsque Théodore sortit de la chambre de Rosette. – Il ne parut pas au dîner ni au souper. – D’Albert et Rosette n’en semblèrent point surpris. – Il se coucha de fort bonne heure, et le lendemain matin, dès qu’il fit jour, sans prévenir personne, il sella son cheval et celui de son page, et sortit du château en disant à un laquais qu’on ne l’attendit pas au dîner, et qu’il ne reviendrait peut-être point de quelques jours. D’Albert et Rosette étaient on ne peut plus étonnés, et ne savaient à quoi attribuer cette étrange disparition, d’Albert surtout qui, par les prouesses de  sa première nuit, croyait bien en avoir mérité une seconde. Sur la fin de la semaine, le malheureux amant désappointé reçut une lettre de Théodore, que nous allons transcrire. J’ai bien peur qu’elle ne satisfasse ni mes lecteurs ni mes lectrices ; mais, en vérité, la lettre était ainsi et pas autrement, et ce glorieux roman n’aura pas d’autre conclusion.

Gérard de Nerval, Mademoiselle de Maupin : Paris, Charpentier, 1878.

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