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Anthologie

Le Légataire universel (1708) dans le texte

Une sélection d'extraits pour découvrir la comédie de Jean-Français Regnard, Le Légataire universel (1708). Représentée pour la première fois le lundi 09 janvier 1708, elle connut un grand succès malgré la sévérité de la critique qui reprocha à l'auteur d'avoir représenté sur scène des personnages vicieux. Héritier de Molière, Regnard utilise en effet le type du valet rusé, Crispin, qui use d'une supercherie pour abuser Géronte, un vieillard malade, avare et égoïste. Le maître de Crispin, Éraste, a en effet besoin de l'argent de son oncle pour pouvoir épouser Isabelle que convoite également le mourant...

« Je suis plus vigoureux que l'on ne s'imagine... » (Acte I, scène 4)

Jean-François Regnard, Le Légataire universel, I, 4, 1708
La scène 4 de l'acte I s'ouvre sur une annonce surprenante : Géronte, vieillard malade et avare, annonce à son neveu Éraste et à sa servante Lisette son désir d'épouser la jeune Isabelle. Or, Éraste est amoureux d'Isabelle et convoite l'héritage de son oncle fortuné pour pouvoir l'épouser...

GÉRONTE
J'ai, cette nuit, été secoué comme il faut,
Et je viens d'essuyer un dangereux assaut :
Un pareil, à coup sûr, emporterait la place.
 
ÉRASTE
Vous voilà beaucoup mieux ; et le ciel, par sa grâce,
Pour vos jours en péril nous permet d'espérer.
Il faut présentement songer à réparer
Les désordres qu'a pu causer la maladie,
Vous faire désormais un régime de vie,
Prendre de bons bouillons, de sûrs confortatifs,
Nettoyer l'estomac par de bons purgatifs,
Enfin ne vous laisser manquer de nulles choses.
 
GÉRONTE
Oui, j'aimerais assez ce que tu me proposes ;
Mais il faut tant d'argent pour se faire soigner,
Que, puisqu'il faut mourir, autant vaut l'épargner.
Ces porteurs de seringue ont pris des airs si rogues !...
Ce n'est qu'au poids de l'or qu'on achète leurs drogues.
Qui pourrait s'en passer et mourir tout d'un coup,
De son vivant, sans doute, épargnerait beaucoup.
 
ÉRASTE
Oui, vous avez raison ; c'est une tyrannie :
Mais je ferai les frais de votre maladie.
La santé dans le monde étant le premier bien,
Un homme de bon sens n'y doit ménager rien.
De vos maux négligés vous guérirez sans doute.
Tâchons à réparer vos forces, quoi qu'il coûte.
 
GÉRONTE
C'est tout argent perdu dans cette occasion ;
La maison ne vaut pas la réparation.
Je veux, mon cher neveu, mettre ordre à mes affaires.
À Lisette.
As-tu dit qu'on allât me chercher deux notaires ?


LISETTE
Oui, monsieur, et dans peu vous les verrez ici.
 
GÉRONTE.
Et dans peu vous saurez mes sentiments aussi ;
Je veux, en bon parent, vous les faire connaître.
 
ÉRASTE
Je me doute à peu près de ce que ce peut être.
 
GÉRONTE
J'ai des collatéraux...
 
LISETTE
Oui vraiment, et beaucoup.
 
GÉRONTE
Qui, d'un regard avide, et d'une dent de loup,
Dans le fond de leur cœur dévorent par avance
Une succession qui fait leur espérance.
 
ÉRASTE
Ne me confondez pas, mon oncle, s'il vous plaît,
Avec de tels parents.
 
GÉRONTE
Je sais ce qu'il en est.
 
ÉRASTE
Votre santé me touche, et me plaît davantage
Que tout l'or qui pourrait me tomber en partage.
 
GÉRONTE
J'en suis persuadé. Je voudrais me venger
D'un vain tas d'héritiers, et les faire enrager ;
Choisir une personne honnête et qui me plaise,
Pour lui laisser mon bien et la mettre à son aise.
 
ÉRASTE
Vous devez là-dessus suivre votre désir.
 
LISETTE
Non, je ne comprends pas de plus charmant plaisir
Que de voir d'héritiers une troupe affligée,
Le maintien interdit, et la mine allongée,
Lire un long testament où, pâles, étonnés,
On leur laisse un bonsoir avec un pied de nez.
Pour voir au naturel leur tristesse profonde,
Je reviendrais, je crois, exprès de l'autre monde.
 
GÉRONTE
Quoique déjà je sois atteint et convaincu,
Par les maux que je sens, d'avoir longtemps vécu ;
Quoiqu'un sable brûlant cause ma néphrétique,
Que j'endure les maux d'une âcre sciatique,
Qui, malgré le bâton que je porte en tout lieu,
Fait souvent qu'en marchant je dissimule un peu ;
Je suis plus vigoureux que l'on ne s'imagine,
Et je vois bien des gens se tromper à ma mine.
 
LISETTE
Il est de certains jours de barbe, où, sur ma foi,
Vous ne paraissez pas plus malade que moi.
 
GÉRONTE
Est-il vrai ?
 
LISETTE
Dans vos yeux un certain éclat brille.
 
GÉRONTE
J'ai toujours reconnu du bon dans cette fille.
Je veux pourtant songer à mettre ordre à mon bien,
Avant qu'un prompt trépas m'en ôte le moyen.
Tu connais et tu vois parfois madame Argante ?
 
ÉRASTE
Oui : dans ses procédés elle est toute charmante.
 
GÉRONTE
Et sa fille Isabelle, euh, la connais-tu ?
 
ÉRASTE
Fort.
C'est une fille sage, et qui charme d'abord.
 
GÉRONTE
Tu conviens que le ciel a versé dans son âme
Les qualités qu'on doit chercher en une femme ?
 
ÉRASTE
Je ne vois point d'objet plus digne d'aucuns vœux,
Ni de fille plus propre à rendre un homme heureux.
 
GÉRONTE
Je m'en vais l'épouser.
 
ÉRASTE
Vous, mon oncle ?
 
GÉRONTE
Moi-même.
 
ÉRASTE
J'en ai, je vous l'avoue, une allégresse extrême.
 
LISETTE
Miséricorde ! Hélas ! Ah ciel ! Assiste-nous.
De quelle malheureuse allez-vous être époux ?
 
GÉRONTE
D'Isabelle, en ce jour ; et, par ce mariage,
Je lui donne, à ma mort, tout mon bien en partage.
 
ÉRASTE
Vous ne pouvez mieux faire, et j'en suis très content :
Je voudrais, comme vous, en pouvoir faire autant.
 
LISETTE
Quoi ! Vous, vieux et cassé, fiévreux, épileptique,
Paralytique, étique, asthmatique, hydropique,
Vous voulez de l'hymen allumer le flambeau,
Et ne faire qu'un saut de la noce au tombeau !
 
GÉRONTE
Je sais ce qu'il me faut : apprenez, je vous prie,
Que même ma santé veut que je me marie.
Je prends une compagne, et de qui tous les jours
Je pourrai, dans mes maux, tirer de grands secours.
Que me sert-il d'avoir une avide cohorte
D'héritiers, qui toujours veille et dort à ma porte ;
De gens qui, furetant les clefs du coffre-fort,
Me détendront mon lit peut-être avant ma mort ?
Une femme, au contraire, à son devoir fidèle,
Par des soins conjugaux me marquera son zèle ;
Et de son chaste amour recueillant tout le fruit,
Je me verrai mourir en repos et sans bruit.
 
ÉRASTE
Mon oncle parle juste, et ne saurait mieux faire
Que de se ménager un secours nécessaire.
Une femme économe et pleine de raison,
Prendra seule le soin de toute la maison.
 
GÉRONTE, l'embrassant
Ah ! Le joli garçon ! Aurais-je dû m'attendre
Qu'il eût pris cette affaire ainsi qu'on lui voit prendre ?
 
ÉRASTE
Votre bien seul m'est cher.
 
GÉRONTE
Va, tu n'y perdras rien ;
Quoi qu'il puisse- arriver, je te ferai du bien,
Et tu ne seras pas frustré de ton attente.

Jean-François Regnard, Le Légataire universel : Paris, P. Didot l'aîné et J. Didot fils, 1819

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« C'est votre léthargie » (Acte V, scène 7)

Jean-François Regnard, Le Légataire universel, 1708
Crispin, le valet rusé d'Éraste, a contrefait Géronte et, sous ce déguisement, a commandé son testament au notaire Monsieur Scrupule afin de favoriser Éraste. Or, cette supercherie risque d'être découverte par Géronte qui reçoit ici Monsieur Scrupule...

LISETTE, bas, à Crispin
Mais j'aperçois quelqu'un. C'est un des deux Notaires.
 
GÉRONTE
Bonjour, monsieur Scrupule.
 
CRISPIN, à part
Ah ! Me voilà perdu !
 
GÉRONTE.
Ici depuis longtemps vous êtes attendu.
 
MONSIEUR SCRUPULE
Certes, je suis ravi, monsieur, qu'en moins d'une heure
Vous jouissiez déjà d'une santé meilleure.
Je savais bien qu'ayant fait votre testament,
Vous sentiriez bientôt quelque soulagement.
Le corps se porte mieux lorsque l'esprit se trouve
Dans un parfait repos.
 
GÉRONTE
Tous les jours je l'éprouve.
 
MONSIEUR SCRUPULE
Voici donc le papier que, selon vos desseins,
Je vous avais promis de remettre en vos mains.
 
GÉRONTE
Quel papier, s'il vous plaît ? Pour quoi ? Pour quelle affaire ?
 
MONSIEUR SCRUPULE
C'est votre testament que vous venez de faire.
 
GÉRONTE
J'ai fait mon testament !
 
MONSIEUR SCRUPULE
Oui, sans doute, monsieur.
 
LISETTE, bas
Crispin, le cœur me bat.
 
CRISPIN, bas
Je frissonne de peur.
 
GÉRONTE
Eh ! Parbleu, vous rêvez, monsieur ; c'est pour le faire
Que j'ai besoin ici de votre ministère.
 
MONSIEUR SCRUPULE
Je ne rêve, monsieur, en aucune façon ;
Vous nous l'avez dicté plein de sens et raison.
Le repentir si tôt saisirait-il votre âme ?
Monsieur était présent, aussi bien que madame :
Ils peuvent là-dessus dire ce qu'ils ont vu.
 
ÉRASTE, bas
Que dire ?
 
LISETTE, bas
Juste ciel !
 
CRISPIN, bas
Me voilà confondu !
 
GÉRONTE
Éraste était présent ?
 
MONSIEUR SCRUPULE
Oui, monsieur, je vous jure.
 
GÉRONTE
Est-il vrai, mon neveu ? Parle, je t'en conjure.
 
ÉRASTE
Ah ! Ne me parlez point, monsieur, de testament ;
C'est m'arracher le cœur trop tyranniquement.
 
GÉRONTE
Lisette, parle donc.
 
LISETTE
Crispin, parle en ma place ;
Je sens, dans mon gosier, que ma voix s'embarrasse.
 
CRISPIN, à Géronte
Je pourrais là-dessus vous rendre satisfait ;
Nul ne sait mieux que moi la vérité du fait.
 
GÉRONTE
J'ai fait mon testament ?
 
CRISPIN
On ne peut pas vous dire
Qu'on vous l'ait vu tantôt absolument écrire ;
Mais je suis très certain qu'au lieu où vous voilà,
Un homme, à peu près mis comme vous êtes là ;
Assis dans un fauteuil auprès de deux notaires,
A dicté mot à mot ses volontés dernières.
Je n'assurerai pas que ce fût vous ; pourquoi ?
C'est qu'on peut se tromper. Mais c'était vous, ou moi.
 
MONSIEUR SCRUPULE, à Géronte
Rien n'est plus véritable, et vous pouvez m'en croire.
 
GÉRONTE
Il faut donc que mon mal m'ait ôté la mémoire ;
Et c'est ma léthargie.
 
CRISPIN
Oui, c'est elle en effet.
 
LISETTE
N'en doutez nullement ; et, pour prouver le fait,
Ne vous souvient-il pas que, pour certaine affaire,
Vous m'avez dit tantôt d'aller chez le notaire ?
 
GÉRONTE
Oui.
 
LISETTE
Qu'il est arrivé dans votre cabinet ;
Qu'il a pris aussitôt sa plume et son cornet,
Et que vous lui dictiez à votre fantaisie ?
 
GÉRONTE
Je ne m'en souviens point.
 
LISETTE
C'est votre léthargie.
 
CRISPIN
Ne vous souvient-il pas, monsieur, bien nettement,
Qu'il est venu tantôt certain neveu normand,
Et certaine baronne, avec un grand tumulte
Et des airs insolents, chez vous vous faire insulte ?
 
GÉRONTE
Oui.
 
CRISPIN
Que pour vous venger de leur emportement,
Vous m'avez promis place en votre testament,
Ou quelque bonne rente au moins pendant ma vie ?
 
GÉRONTE
Je ne m'en souviens point.
 
CRISPIN.
C'est votre léthargie.
 
GÉRONTE
Je crois qu'ils ont raison, et mon mal est réel.
 
LISETTE
Ne vous souvient-il pas que monsieur Clistorel...
 
ÉRASTE
Pourquoi tant répéter cet interrogatoire ?
Monsieur convient de tout, du tort de sa mémoire,
Du notaire mandé, du testament écrit.
 
GÉRONTE
Il faut bien qu'il soit vrai, puisque chacun le dit.
Mais voyons donc enfin ce que j'ai fait écrire.
 
CRISPIN, à part
Ah ! Voilà bien le diable.
 
MONSIEUR SCRUPULE
Il faut donc vous le lire.
Fut présent devant nous, dont les noms sont au bas,
Maître Mathieu Géronte, en son fauteuil à bras,
Étant en son bon sens, comme on a pu connaître
Par le geste et maintien qu'il nous a fait paraître ;
Quoique de corps malade, ayant sain jugement ;
Lequel, après avoir réfléchi mûrement
Que tout est ici-bas fragile et transitoire...
 
CRISPIN
Ah ! Quel cœur de rocher, et quelle âme assez noire
Ne se fendrait en quatre, en entendant ces mots ?
 
LISETTE
Hélas ! Je ne saurais arrêter mes sanglots.
 
GÉRONTE.
En les voyant pleurer, mon âme est attendrie.
La, la, consolez-vous ; je suis encore en vie.
 
MONSIEUR SCRUPULE, continuant de lire
Considérant que rien ne reste en même état,
Ne voulant pas aussi décéder intestat...
 
CRISPIN
Intestat !...
 
LISETTE
Intestat !... Ce mot me perce l'âme.
 
MONSIEUR SCRUPULE
Faites trêve un moment à vos soupirs, madame.
Considérant que rien ne reste en même état,
Ne voulant pas aussi décéder intestat...
 
CRISPIN
Intestat !...
 
LISETTE
Intestat !...
 
MONSIEUR SCRUPULE
Mais laissez-moi donc lire ;
Si vous pleurez toujours, je ne pourrai rien dire.
A fait, dicté, nommé, rédigé par écrit
Son susdit testament, en la forme qui suit.
 
GÉRONTE
De tout ce préambule et de cette légende,
S'il m'en souvient d'un mot, je veux bien qu'on me pende.
 
LISETTE.
C'est votre léthargie.
 
CRISPIN
Ah ! Je vous en réponds.
Ce que c'est que de nous ! Moi, cela me confond.
 
MONSIEUR SCRUPULE, lisant
Je veux, premièrement, qu'on acquitte mes dettes.
 
GÉRONTE
Je ne dois rien.
 
MONSIEUR SCRUPULE
Voici l'aveu que vous en faites :
Je dois quatre cents francs à mon marchand de vin,
Un fripon qui demeure au cabaret voisin.
 
GÉRONTE
Je dois quatre cents francs ! C'est une fourberie.
 
CRISPIN, à Géronte
Excusez-moi, monsieur, c'est votre léthargie.
Je ne sais pas au vrai si vous les lui devez ;
Mais il me les a, lui, mille fois demandés.
 
GÉRONTE
C'est un maraud qu'il faut envoyer en galère.
 
CRISPIN
Quand ils y seraient tous, on ne les plaindrait guère.
 
MONSIEUR SCRUPULE, lisant
Je fais mon légataire unique, universel,
Éraste mon neveu.
 
ÉRASTE
Se peut-il ? Juste ciel !
 
MONSIEUR SCRUPULE, lisant
Déshéritant, en tant que besoin pourrait être,
Parents, nièces, neveux, nés aussi bien qu'à naître,
Et même tous bâtards, à qui Dieu fasse paix,
S'il s'en trouvait aucuns au jour de mon décès.
 
GÉRONTE
Comment ! Moi des bâtards ?
 
CRISPIN, à Géronte
C'est style de notaire.
 
GÉRONTE
Oui, je voulais nommer Éraste légataire.
À cet article-la, je vois présentement
Que j'ai bien pu dicter le présent testament.
 
MONSIEUR SCRUPULE, lisant
Item. Je donne et lègue, en espèce sonnante,
À Lisette...
 
LISETTE
Ah ! Grands dieux !
 
MONSIEUR SCRUPULE, lisant
Qui me sert de servante,
Pour épouser Crispin en légitime nœud,
Deux mille écus.
 
CRISPIN, à Géronte
Monsieur... en vérité... pour peu...
Non... jamais... car enfin... ma bouche... quand j'y pense...
Je me sens suffoquer par la reconnaissance,
À Lisette.
Parle donc.
 
LISETTE, embrassant Géronte
Ah ! Monsieur...
 
GÉRONTE
Qu'est-ce à dire cela ?
Je ne suis point l'auteur de ces sottises-là.
Deux mille écus comptant !
 
LISETTE
Quoi ! Déjà, je vous prie,
Vous repentiriez-vous d'avoir fait œuvre pie ?  
Une fille nubile, exposée au malheur,
Qui veut faire une fin en tout bien, tout honneur,
Lui refuseriez-vous cette petite grâce ?
 
GÉRONTE
Comment ! Six mille francs ! Quinze ou vingt écus, passe.
 
LISETTE
Les maris aujourd'hui, monsieur, sont si courus !
Et que peut-on, hélas ! avoir pour vingt écus ?
 
GÉRONTE
On a ce que l'on peut, entendez-vous, ma mie ?
Au Notaire.
Il en est à tout prix. Achevez, je vous prie.
 
MONSIEUR SCRUPULE
Item. Je donne et lègue...
 
CRISPIN, à part
Ah ! C'est mon tour enfin.
Et l'on va me jeter... 
 
MONSIEUR SCRUPULE
À Crispin... 
 
Crispin se fait petit.
 
GÉRONTE, regardant Crispin
À Crispin !
 
MONSIEUR SCRUPULE, lisant
Pour tous les obligeants, bons et loyaux services
Qu'il rend à mon neveu dans divers exercices,
Et qu'il peut bien encor lui rendre à l’avenir... 
 
GÉRONTE
Où donc ce beau discours doit-il enfin venir
Voyons.
 
MONSIEUR SCRUPULE, lisant
Quinze cents francs de rentes viagères,
Pour avoir souvenir de moi dans ses prières.
 
CRISPIN, se prosternant aux pieds de Géronte
Oui, je vous le promets, monsieur, à deux genoux,
Jusqu'au dernier soupir, je prierai Dieu pour vous.
Voilà ce qui s'appelle un vraiment honnête homme !
Si généreusement me laisser cette somme !
 
GÉRONTE
Non ferai-je, parbleu ! Que veut dire ceci ?
Au Notaire.
Monsieur, de tous ces legs je veux être éclairci.
 
MONSIEUR SCRUPULE
Quel éclaircissement voulez-vous qu’on vous donne ?
Et je n'écris jamais que ce que l'on m'ordonne.
 
GÉRONTE
Quoi ! Moi, j'aurais légué, sans aucune raison,
Quinze cents francs de rente à ce maître fripon,
Qu' Éraste aurait chassé s'il m'avait voulu croire !
 
CRISPIN, toujours à genoux
Ne vous repentez pas d'une œuvre méritoire ;
Voulez-vous, démentant un généreux effort,
Être avaricieux même après votre mort ?
 
GÉRONTE
Ne m'a-t-on point volé mes billets dans mes poches ?
Je tremble du malheur dont je sens les approches ;
Je n'ose me fouiller,
 
ÉRASTE, à part
Quel funeste embarras !
Haut, à Géronte.
Vous les cherchez en vain, vous ne les avez pas.
 
GÉRONTE, à Éraste
Où sont-ils donc ? Réponds.
 
ÉRASTE
Tantôt, pour Isabelle,
Je les ai, par votre ordre exprès, portés chez elle.
 
GÉRONTE
Par mon ordre !
 
ÉRASTE
Oui, monsieur.
 
GÉRONTE
Je ne m'en souviens point.
 
CRISPIN
C'est votre léthargie.
 
GÉRONTE
Oh ! Je veux, sur ce point,
Qu'on me fasse raison. Quelles friponneries !
Je suis las, à la fin, de tant de léthargies.
À Éraste.
Cours chez elle ; dis-lui que, quand j'ai fait ce don,
J'avais perdu l'esprit, le sens, et la raison.

Jean-François Regnard, Le Légataire universel : Paris, P. Didot l'aîné et J. Didot fils, 1819

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