L’estampe originale

Une publication inédite

Réunissant soixante-quatorze artistes, L’Estampe originale compte neuf albums distribués en quatre livraisons par an, plus un album de clôture, qui paraissent du printemps 1893 à l’été 1895. L’initiative en revient à André Marty, directeur du Journal des artistes entre 1891 et 1894, qui a sollicité le critique Roger Marx qui intervient directement dans le choix des artistes. La publication s’appuie sur la foi de cet éditeur et de ce critique, ainsi que sur le désintéressement des artistes. Le prix de la souscription (150 francs par an) couvre en effet tout juste les frais d’un tirage restreint et artisanal, la rémunération des diffuseurs et l’indemnisation donnée aux artistes.

Inédite, L’Estampe originale se distingue des portfolios précédemment publiés à maints égards. Elle réunit fraternellement ceux qui s’adonnent plus spécifiquement à l’estampe, tels Henri Guérard, Auguste Lepère, Félix Bracquemond ou Norbert Goeneutte, et des artistes dénués d’une expérience dans ce domaine. À cet effet, elle intègre même des procédés photomécaniques de reproduction, qui permettent à de grands artistes non graveurs ou lithographes d’y participer.

Contrairement aux publications de la Société des aquafortistes (1862-1867) ou aux albums des Peintres-Lithographes (1892-1897), L’Estampe originale accueille toutes les techniques. En ce sens, elle s’inscrit dans la continuité de la Société de l’Estampe originale, qui avait publié en 1888 un ensemble de planches originales, qu’il s’agisse de gravures sur métal, sur bois ou de lithographies sur pierre. André Marty a d’ailleurs racheté le titre de son album à cette Société.

Cette publication est également inédite pour son ouverture à l’estampe en couleurs et plus particulièrement à la lithographie. Dans l’orthodoxie classique, le dessin et la gravure étaient considérés comme des arts du noir et blanc. La couleur était assimilée à l’imagerie d’Épinal, aux papiers peints, à des planches reproduisant la peinture et le dessin ou aux affiches publicitaires. Or, L’Estampe originale rompt avec cette conception classique de l’estampe en donnant à voir des œuvres éminemment colorées.
Enfin, la publication vise à être un organe fédérateur des artistes indépendants, qu’ils soient graveurs, peintres ou sculpteurs, qu’ils représentent les tendances les plus avancées ou s’expriment dans un langage plus traditionnel. En choisissant Henri de Toulouse-Lautrec pour deux des trois couvertures, Marty et Marx affichent toutefois une ligne esthétique qui valorise la lithographie en couleur.

La mise à l’honneur des jeunes peintres nabis

En 1893, l’avant-gardisme de la publication est d’autant plus affirmé que la première livraison, exposée au Salon des Indépendants, comprend des œuvres de Pierre Bonnard, Maurice Denis, Henri-Gabriel Ibels, Paul Ranson, Ker-Xavier Roussel, Félix Vallotton et Édouard Vuillard, ainsi que des planches par Louis Anquetin, Charles Maurin et Henri de Toulouse-Lautrec. Le critique Roger Marx a donc privilégié et isolé un groupe d’artistes qu’il défend plus particulièrement. Paul Sérusier, Vallotton et Ibels élaborent d’autres planches pour les albums ultérieurs.

Si Bonnard, Denis, Ranson, Roussel et Sérusier et Vuillard ont fait le choix de la lithographie en couleurs, Vallotton se distingue par ses gravures sur bois qui opposent le noir et le blanc dans des mises en page originales et un jeu d’arabesques qui peut être contrebalancé par la géométrie d’un damier (Le bain). Il se distingue aussi par ses sujets plus politiques, à l’image de La Manifestation.

De même, Ibels réalise une eau-forte en noir et blanc à la thématique plus sociale (Les paveurs), gravure qui contraste avec la coloration de sa lithographie Au cirque. Roussel a dessiné une scène hivernale dans une mise en page japonisante, propice aux courbes sinueuses et aux contrastes (L’éducation du chien). À l’exemple des zincographies de Gauguin, Sérusier a choisi un papier jaune pour l’impression de Paysage, la fin du jour, lithographie qui met en scène une humble figure paysanne dans un champ bordé de pommiers. Bonnard et Vuillard saisissent avec délicatesse l’intimisme de scènes familiales avec des cadrages et des palettes différenciées (Scène de famille ; La sieste).

Superposant deux niveaux de lecture dans une sorte d’indétermination, Tendresse de Maurice Denis renvoie tant à la figure biblique de Marie-Madeleine, recueillie auprès du Christ, qu’aux visages du peintre et de sa jeune épouse, Marthe. Quant au Tigre dans les jungles de Ranson, il est fortement inspiré de gravures par Kitagawa Utamaro et Katsushika Hokusai, tout en étant en rapport avec l’illustration d’un conte mystico-érotique paru dans la revue La Plume en janvier 1893. Le peintre a densifié sa composition de lignes serpentines d’épaisseurs différenciées qui hiérarchisent le motif principal – l’animal – et le décor végétal.

Diversité stylistique

Dans sa préface aux albums de L’Estampe originale, Roger Marx justifie l’éclectisme sélectif de la publication en présentant la fin du 19^e siècle comme une ère d’affranchissement face aux dogmes et aux écoles. De fait, L’Estampe originale réunit à la fois une génération plus ancienne (Pierre Puvis de Chavannes, Henri Fantin-Latour, James Abbott McNeill Whistler, Félicien Rops, Jules Chéret, Auguste Rodin), des impressionnistes (Auguste Renoir, Camille Pissarro), des néo-impressionnistes (Paul Signac, Théo Van Rysselberghe), ainsi que des peintres rattachés par la critique au mouvement symboliste (Odilon Redon, Eugène Carrière, Albert Besnard, Émile Bernard, Paul Gauguin et les Nabis). La publication accueille également des artistes qui s’expriment dans une veine plus naturaliste tels qu’Auguste Lepère ou Constantin Meunier.

À l’exemple des planches différenciées des Nabis, les albums de L’Estampe originale font office de cimaise idéale pour montrer la diversité de l’art indépendant. Ils reflètent néanmoins certaines tensions – Mary Cassatt n’y participe pas –, et probablement des échecs : de grands isolés, tels Cézanne, Degas et Monet, en sont absents. Par ailleurs, l’apolitisme de la publication est clair et les images anarchistes en sont exclues. Enfin, le tirage à 100 exemplaires de chacune des 95 planches indique la volonté de la destiner à un petit réseau élitiste d’amateurs.