Marivaux, une vie de littérature

© Collection Comédie-Française
Pierre Carlet de Marivaux
Pierre Carlet de Marivaux (1688-1763) est resté discret sur sa vie et ses origines. Il fut journaliste, romancier, mais surtout auteur dramatique fécond qui, amoureux du théâtre et de la vérité, observait en spectateur lucide le monde en pleine évolution. Ses comédies, écrites sur un ton nouveau, montrent comment tomber amoureux par les ressources du langage et de la conversation : c’est le fameux « marivaudage ». Marivaux fut aussi célèbre en tant que romancier, que comme dramaturge. Ses romans ont été passionnément lus, discutés, imités en France et à l’étranger jusqu’à la fin du 18e siècle.
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Pierre Carlet naît à Paris en février 1688. Sa mère, Marie-Anne Bullet, est la sœur de Pierre Bullet, architecte du Roi, et son père Nicolas Carlet appartient à une famille comprenant plusieurs magistrats du Parlement de Rouen. Ancien fonctionnaire dans l’administration de la Marine, trésorier des vivres en Allemagne, Nicolas Carlet est nommé contrôleur-contregarde à la Monnaie de Riom, en Auvergne, où la famille s’installe en 1698. Dans cette ville de province, Pierre Carlet passe son adolescence au sein d’une famille au train de vie modeste. Le futur dramaturge prend cependant tôt conscience de ses privilèges au contact de la misère du monde paysan auvergnat. En parallèle à ses études au Collège des Oratoriens de Riom, Pierre Carlet développe par ses lectures son goût pour le baroque, le précieux mais aussi pour la parodie.
Débuts d'un littérateur
En 1710, il quitte Riom pour Paris afin d’intégrer sans vocation, mais pour satisfaire son père, la Faculté de droit où il s’inscrit sous le nom de Pierre Decarlet. À la capitale, il est logé en la famille de sa mère qui l’introduit auprès de la bonne société parisienne dont il découvre les mœurs. Guère appliqué à ses études, le jeune homme se réinscrit deux ans plus tard à l’École de droit pour complaire à son père ; c’est en réalité la littérature qui l’intéresse. En 1712 est publiée sa première comédie, Le Père prudent et équitable ; il dépose au bureau de la censure un premier roman Les Aventures de… ou les Effets surprenants de la sympathie (publié en 1713-1714). Dans l’Avis au lecteur, le jeune auteur prend position contre la tradition établie par Boileau et les règles de la composition. Fontenelle en fait l’éloge et c’est aguerri par ce prestigieux avis que Marivaux soumet un deuxième puis un troisième roman au libraire Prault, dans lesquels la veine parodique se fait de plus en plus sentir. Elle est encore plus manifeste dans son Télémaque travesti, parodie du roman de Fénelon, et dans son Homère travesti ou l’Iliade en vers burlesques : il prend ainsi fait et cause pour les Modernes dans la Querelle qui les opposent aux Anciens.
Son mariage en 1717 avec la fille d’un riche avocat, Colombe Bollogne, lui garantit une situation financière confortable qui lui permet de se consacrer à l’écriture et à la vie littéraire. Observateur de la vie parisienne, Marivaux rédige à partir de 1717 des Lettres sur les habitants de Paris pour le Nouveau Mercure. Il y dépeint des scènes authentiques, drôles, empreintes de revendications sociales. En 1719, dans Cinq lettres contenant une aventure qui abordent les thématiques développées dans ses pièces ultérieures, Marivaux y emploie pour faire parler ses protagonistes non pas le langage des romans à la mode mais celui usité dans les salons. Surnommé malgré lui le « Théophraste moderne », son style et ses sujets lui valent de nombreuses critiques auxquelles il répond dans un article intitulé Sur la clarté du discours (1719).
Un auteur de salons ?

Salon de Mme de Tencin
Aux « précieuses ridicules » du 17e siècle succède l’esprit des Lumières, que le salon de Mme de Tencin incarne à merveille : il mêle l’intrigue politique aux discussions philosophiques les plus hardies.
Claudine Guérin de Tencin (1682-1749) s’installe à Paris en 1711. Maîtresse du Régent, elle fréquente les cercles du pouvoir et ouvre, en 1717, un des salons les plus réputés de l’époque. Ce salon, appelé « le bureau d’esprit », est d’abord essentiellement consacré à la politique et à la finance avec les spéculateurs de la banque de Law. En 1733, il évolue pour devenir un centre littéraire et philosophique de premier plan. Les plus grands écrivains du moment le fréquentent : Fontenelle, Marivaux, l’abbé Prévost, Marmontel ou Montesquieu. Mme de Tencin est la mère de d’Alembert. Elle a également publié avec succès quelques romans.
Bibliothèque nationale de France
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Victime en 1720 de la banqueroute de Law, Marivaux reprend ses études de droit dans l’optique d’obtenir en Auvergne la charge de son père décédé en 1719. Bien que reçu avocat au Parlement de Paris, il n’exercera jamais, car en dépit de l’échec rencontré par L’Amour et la vérité, et par sa tragédie Annibal à la Comédie-Française, le succès d’Arlequin poli par l’amour à la Comédie-Italienne l’encourage à vivre de sa plume. Alors que le cercle littéraire dans lequel il évolue jusqu’alors est celui des cafés, Marivaux est introduit par Fontenelle dans les Salons.
Refusant d’être étiqueté comme un auteur à la mode et divertissant, Marivaux lance un périodique en 1721 : Le Spectateur français. Il est l’unique rédacteur de ce titre inspiré du journal britannique de Joseph Addison et Ricard Steele The Spectator (1711-1712, 1714). Vingt-cinq feuilles verront ainsi le jour entre 1721 et 1724, période pendant laquelle Marivaux connaît une série de succès au théâtre à la Comédie-Italienne : La Surprise de l’amour (1722), La Double Inconstance (1723), Le Prince travesti (1724), La Fausse suivante (1724) et L’Île des Esclaves (1725). En 1727, il publie les feuilles de L’Indigent philosophe où il assoit son discours critique vis-à-vis de la société.

La banqueroute de Law
La France se trouve dans une situation financière désastreuse quand meurt Louis XIV : sa dette représente dix ans de recettes fiscales ! Le duc Philippe d’Orléans, qui assure la régence, est séduit par l’économiste écossais John Law (1671-1729), dont les théories audacieuses pourraient permettre de régler le problème de l’endettement et relancer l’économie. Il l’autorise à créer en 1716 une banque privée qui émette du papier-monnaie, puis le nomme contrôleur général des Finances. Mais la banque, devenue banque d’État, s’engage dans des spéculations sur le commerce des colonies en Amérique, spéculations que bientôt personne ne parvient plus à contrôler.
Saint Simon exprime au duc d’Orléans sa méfiance envers le système de Law : « ... depuis la fable du roi Midas, je n’avais lu nulle part, et encore moins vu, que personne eût la faculté de convertir en or tout ce qu’il touchait ; que je ne croyais pas aussi que cette vertu fût donnée à Law, mais que je pensais que tout son savoir était un savant jeu, un habile et nouveau tour de passe-passe, qui mettait le bien de Pierre dans la poche de Jean, et qui n’enrichissait les uns que des dépouilles des autres ; que tôt ou tard cela tarirait, le jeu se verrait à découvert, qu’une infinité de gens demeureraient ruinés, que je sentais toute la difficulté, souvent l’impossibilité des restitutions, et de plus à qui restituer cette sorte de gain ; que j’abhorrais le bien d’autrui, et que pour rien je ne m’en voulais charger, même d’équivoque. »
Le 17 juillet 1720, à suite d’une panique digne d’un krach boursier, la bousculade est si forte au siège de la banque que « quinze à seize personnes furent étouffées ». Si le système de Law permet à certains, dont l’avisé Voltaire, de s’enrichir, il en ruine beaucoup d’autres et laisse pour longtemps un doute planer sur la fiabilité du papier-monnaie.
Bibliothèque nationale de France
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Le Spectateur français
Le Spectateur français de Marivaux s’inspire du Spectator de Joseph Addison et de Richard Steele. Ce journal anglais donne lieu à une mode qui passe par la Hollande (Le Misanthrope et Le Censeur, La Haye, 1711 et 1714) avant d’essaimer en France. Marivaux lance Le Spectateur français en 1721, après la banqueroute de Law qui le ruina. Les différentes feuilles sont regroupées en deux volumes et publiées chez Pierre Prault en 1728. Ces « feuilles volantes » se multiplient, parfois sous-titrées « journal de mœurs » : on peut citer Le Spectateur suisse (1723), Le Spectateur inconnu (1723-1725) et Le Spectateur français, pour servir de suite à celui de M. de Marivaux (1770-1772).
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Marivaux propose l’année suivante la première partie d’un roman : La Vie de Marianne. Devant le succès rencontré, une seconde partie paraît en 1734. Mais parallèlement l’auteur se consacre à un tout autre roman Le Paysan parvenu qui connaît lui aussi le succès. Cela l’encourage à poursuivre la Vie de Marianne dont les trois dernières parties sont publiées en 1737 chez Neaulme, un libraire hollandais en raison de la proscription des romans. Ces deux romans restant inachevés, une suite à la Vie de Marianne est écrite par Mme Riccoboni et un auteur anonyme est mandaté par un libraire pour achever Le Paysan parvenu.
Le Jeu de l’amour et du hasard triomphe en janvier 1730 à la Comédie-Italienne. C’est aussi à cette époque que Marivaux fréquente le Salon de Mme de Tencin qui soutient sa candidature à l’Académie française avec Mme de Pompadour.
Une reconnaissance sclérosante
En 1733, Marivaux entame une nouvelle aventure avec Le Cabinet du philosophe. Alors qu’il souhaite faire de ce périodique le héraut de ses choix stylistiques, l’auteur reçoit de nombreuses oppositions y compris la moquerie de proches comme Crébillon dans Tanzaï et Néadarné connu aussi sous le titre L’Écumoire, histoire japonaise (1734).
Après deux échecs en 1732 et 1736, notamment parce que certains académiciens étaient hostiles à son style, Marivaux est in fine élu à l’Académie le 24 décembre 1742. Il doit son élection au soutien de Mme de Tencin mais aussi parce tout Marivaux qu’il est, il est perçu comme un moindre mal en comparaison à Voltaire. Devenu Immortel, sa production littéraire se tarit, ses romans demeurent inachevés. Marivaux n’écrit plus que quelques pièces en un acte à destination de la Comédie-Française et plusieurs discours à l'Académie : des Réflexions sur le progrès de l'Esprit humain (1744), sur Corneille et Racine (1749), sur les Romains et les anciens Perses (1751).
Sa fille entre dans les ordres en 1746 grâce à une pension accordée par le duc d’Orléans. Marivaux fut gratifié aussi d’une pension du Roi en 1753. Malade à partir de 1758, Marivaux organise ses affaires en faveur de Mlle de Saint-Jean, sa logeuse et compagne. Il décède d'une pleurésie à l’âge de 75 ans le 12 février 1763.
Provenance
Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2015).
Lien permanent
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