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Extrait

Sur le caractère des Français

Françoise de Graffigny, Lettres d'une péruvienne, Lettre seizième, 1747.
Le vaisseau espagnol sur lequel voyageait Zilia après son enlèvement est pris par des Français. Après une longue traversée en mer, elle arrive à Paris. Ici, dans la lettre seize, elle fait part à son amant Aza de son étonnement face aux mœurs des Français. Elle s'interroge notamment sur leur goût pour le théâtre : comment un peuple qui affecte des dehors si policés en société peut-il se délecter du spectacle de la cruauté et du désespoir ?

Dans les commencements, en excitant la curiosité des autres, j'amusais la mienne ; mais, quand on ne peut faire usage que des yeux, ils sont bientôt satisfaits. Toutes les femmes se peignent le visage de la même couleur : elles ont toujours les mêmes manières, et je crois qu'elles disent toujours les mêmes choses. Les apparences sont plus variées dans les hommes. Quelques-uns ont l'air de penser ; mais en général je soupçonne cette nation de n'être point telle qu'elle paraît; je pense que l'affectation est son caractère dominant.

Si les démonstrations de zèle et d'empressement, dont on décore ici les moindres devoirs de la société étaient naturels, il faudrait, mon cher Aza, que ces peuples eussent dans le cœur plus de bonté, plus d'humanité que les nôtres : cela se peut-il penser ?

S'ils avaient autant de sérénité dans l'âme que sur le visage, si le penchant à la joie, que je remarque dans toutes leurs actions, était sincère, choisiraient-ils pour leurs amusements des spectacles tels que celui que l'on m'a fait voir ?

On m'a conduite dans un endroit, où l'on représente à peu près, comme dans ton palais, les actions des hommes qui ne sont plus ; avec cette différence que si nous ne rappelons que la mémoire des plus sages et des plus vertueux, je crois qu'ici on ne célèbre que les insensés et les méchants. Ceux qui les représentent, crient et s'agitent comme des furieux ; j'en ai vu un pousser sa rage jusqu'à se tuer lui-même. De belles femmes, qu'apparemment ils persécutent, pleurent sans cesse, et font des gestes de désespoir, qui n'ont pas besoin des paroles dont ils sont accompagnés, pour faire connaître l'excès de leur douleur.

Pourrait-on croire, mon cher Aza, qu'un peuple entier, dont les dehors sont si humains, se plaise à la représentation des malheurs ou des crimes qui ont autrefois avili ou accablé leurs semblables ?

Mais peut-être a-t-on besoin ici de l'horreur du vice pour conduire à la vertu. Cette pensée me vient sans la chercher : si elle était juste, que je plaindrais cette nation ! La nôtre, plus favorisée de la nature, chérit le bien par ses propres attraits ; il ne nous faut que des modèles de vertu pour devenir vertueux, comme il ne faut que t'aimer pour devenir aimable.

Françoise de Graffigny, Lettres d'une péruvienne : Paris, Caille et Ravier, 1819
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