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Extrait

Disparition d'une partie de l'espèce humaine

Alfred Bonnardot, Archéopolis, 1858, p. 76-82.
Dans Archéopolis d’Alfred Bonnardot, le narrateur est projeté en l’an 9957. Il arpente les ruines des anciennes Tuileries quand il rencontre une expédition de savants africains qui l’emmènent comme spécimen. La civilisation du 21e siècle a sombré dans des cataclysmes technologiques dont l’inspiration est aussi manifestement huzarienne, comme le montre la récitation par un jeune enfant des « Grandes Annales de France ».  

« Vers le milieu du XXIe siècle, les sciences, les arts et l’industrie avaient atteint leur apogée chez les nations civilisées du globe, reliées entre elles par des voies de fer, des télégraphes électriques et des tunnels sous-marins. Les machines, multipliées à l’infini, appliquées à tout, avaient supprimé, ou à peu près, l’emploi de la force humaine. Elles élevaient presque seules les maisons, opéraient le labour, les semailles et les récoltes ; confectionnaient le pain, les meubles, les vêtements ; tuaient et dépeçaient les animaux destinés à l’alimentation publique. Le plus pauvre se procurait tous les objets de première nécessité, à la charge, bien légère, de surveiller, à tour de rôle, les mouvements de quelques machines placées sous la direction d’un ingénieur : il n’y avait plus que des indigents volontaires.

C’était, allez-vous dire, le retour de l’antique âge d’or ; détrompez-vous : cette époque fut l’âge de fer, au moral comme au physique. De l’état de bien-être matériel acquis à l’humanité devait naître sa ruine. Il semblait que Dieu voulût châtier l’homme pour avoir dérobé trop de fruits à l’arbre de la Science. La multiplication sur certains points du globe des chemins de fer et des fils télégraphiques contrariait l’action normale de l’électricité de l’atmosphère. Ces immenses réseaux métalliques, dans certaines conditions, repoussaient, l’hiver, la neige fertilisante ; l’été, les orages bienfaisants. Des maladies jusqu’alors inconnues sévissaient sur l’espèce humaine, comme sur les plantes et le bétail qui servent à l’alimenter. Dans les entrailles du globe grondait une marée de vagues incandescentes qui ébranlaient des portions, jadis épargnées, de l’écorce terrestre. Vers le commencement du XXIe siècle, les grandes capitales de l’Europe, secouées par des efforts volcaniques, virent s’écrouler une partie de leurs habitations, et, vers ce même temps, le contact d’une comète asphyxiait tous les peuples de l’Amérique.

La foi religieuse s’était réfugiée au fond de quelques intelligences d’élite, comme dans son dernier sanctuaire ; mais le culte public n’était plus qu’une forme pour le plus grand nombre. Dépossédées du bienfait du travail manuel, des populations entières vivaient inactives, au jour le jour, l’ennui et le froid sentiment du réalisme dans l’âme. Partout l’oisiveté, passée à l’état chronique, avait engendré un dégoût de la vie, qui se traduisait par des milliers de suicides. Fatale inertie du corps et du cœur ! Les cerveaux seuls travaillaient chez les masses, et non plus les bras : c’était le renversement de la loi naturelle. Jamais plus ardente soif du superflu, du merveilleux, des projets irréalisables n’avait altéré l’imagination humaine. L’étude des arts, des lettres et des sciences n’était plus l’exception, mais le but banal de tous. Chacun se croyait appelé à un grand rôle intellectuel ; chacun voulait être l’enchanteur : il n’y avait plus d’enchantement. Les imprimeries, partout multipliées, vomissaient sans relâche et à vil prix des millions de livres. Toutes les mauvaises passions apportaient leur contingent de poisons redoutables dans ces vastes artères de la vie sociale, qu’on nomme la littérature.

De grandes convulsions morales suivirent de près l’absorption de ce virus mortel. La raison déserta les cerveaux, comme la religion s’était retirée des consciences. Les rivalités d’amour, de richesse, de commerce, de célébrité, d’influence politique, dégénérèrent en luttes acharnées, bassement hypocrites, égoïstes et perfides. Vers l’an 2050, une folie épidémique se propagea de proche en proche. Les nations civilisées étaient alors régies par des gouvernements impuissants à maîtriser les passions en l’absence du frein religieux, et composés de rouages étrangement compliqués. Leurs éléments hétérogènes, associés d’une manière factice, constituaient un pouvoir comparable aux poudres qui fulminent au moindre froissement : c’étaient des monarchies démocratiques, ou, si l’on préfère, des démocraties monarchiques. Il suffisait, pour qu’il y eût explosion, que le principe monarchique tournât à l’extrême tyrannie, ou que la base démocratique dégénérât en démagogie. Ce fut ce dernier élément qui amena la catastrophe. Une voix accusatrice s’éleva, on ne sait d’où, pour signaler à la haine des masses les ingénieurs en chef, qui représentaient la puissance financière et la classe aristocratique.

Des milliers de journaux se firent l’écho de cette voix fatale. Alors se réalisa l’antique apologue des Membres et de l’Estomac. Vu la faiblesse d’une autorité fictive et la rapidité des moyens de communication, tous les peuples se ruèrent à la fois vers le même abîme. Il s’organisa une conspiration, qui éclata simultanément sur tous les points. Partout les ingénieurs furent dépouillés, leurs biens furent confisqués ou les ingénieurs massacrés, et les machines anéanties, hormis celles destinées à la destruction, les seules qui devaient survivre pour le malheur des hommes.

Dans ces jours de fureurs sans limites, on incendia les châteaux et les fermes. Le feu épargna à peine une partie des réserves de grains, établies d’après des systèmes ingénieux que l’intelligence humaine avait mis des siècles à enfanter.

Quelques sages tentèrent en vain d’éclairer cette rage aveugle : que pouvait un atome de raison jeté au milieu de la démence générale ? Bientôt la nécessité fit tomber le bandeau. On voulut rétablir les machines agricoles, mais les sommités agricoles avaient été abattues. On décida que le labour serait provisoirement confié aux muscles de l’homme, comme aux temps barbares ; par malheur, les courages, si ardents à détruire, faiblirent devant le travail lent et pénible qui avait nourri les générations précédentes.

Les dernières ressources alimentaires furent gaspillées par les plus forts, comme sur un radeau de naufragés. Survint la famine, qui sème les cadavres ; puis la peste, qui les dévore.

Ainsi disparut une partie considérable de l’espèce humaine. Les populations survivantes, après d’effroyables convulsions sociales, reprirent peu à peu, mais sous une forme nouvelle, le cours de la civilisation. Toutefois, ce fut au prix d’innombrables souffrances et d’une longue régression avant que l’humanité ne retrouve une relative stabilité. »

Alfred Bonnardot, Archéopolis : Paris, Castel, 1859.