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Extrait

Les tourments de René

François-René de Chateaubriand, René, 1802
Après avoir voyagé dans toute l’Europe, René constate n’avoir éprouvé aucun réconfort à la découverte des grands monuments ou des merveilles de la nature. À son retour en France, ni la société, ni le silence de la religion n’apaisent ses tourments, qui ne se calment qu’en présence de sa sœur Amélie.

René avait les yeux attachés sur un groupe d’Indiens qui passaient gaiement dans la plaine. Tout à coup sa physionomie s’attendrit, des larmes coulent de ses yeux ; il s’écrie :
Heureux sauvages ! oh ! que ne puis-je jouir de la paix qui vous accompagne toujours ! Tandis qu’avec si peu de fruit je parcourais tant de contrées, vous, assis tranquillement sous vos chênes, vous laissiez couler les jours sans les compter. Votre raison n’était que vos besoins, et vous arriviez mieux que moi au résultat de la sagesse, comme l’enfant, entre les jeux et le sommeil. Si cette mélancolie qui s’engendre de l’excès du bonheur atteignait quelquefois votre âme, bientôt vous sortiez de cette tristesse passagère et votre regard levé vers le ciel cherchait avec attendrissement ce je ne sais quoi inconnu qui prend pitié du pauvre sauvage.
Ici la voix de René expira de nouveau, et le jeune homme pencha la tête sur sa poitrine. Chactas, étendant les bras dans l’ombre et prenant le bras de son fils, lui cria d’un ton ému : « Mon fils ! mon cher fils ! » À ces accents, le frère d’Amélie, revenant à lui et rougissant de son trouble, pria son père de lui pardonner.
Alors le vieux sauvage : « Mon jeune ami, les mouvements d’un cœur comme le tien ne sauraient être égaux ; modère seulement ce caractère qui t’a déjà fait tant de mal. Si tu souffres plus qu’un autre des choses de la vie, il ne faut pas t’en étonner : une grande âme doit contenir plus de douleurs qu’une petite. Continue ton récit. Tu nous as fait parcourir une partie de l’Europe, fais-nous connaître ta patrie. Tu sais que j’ai vu la France et quels liens m’y ont attaché ; j’aimerais à entendre parler de ce grand chef qui n’est plus et dont j’ai visité la superbe cabane. Mon enfant, je ne vis plus que pour la mémoire. Un vieillard avec ses souvenirs ressemble au chêne décrépit de nos bois : ce chêne ne se décore plus de son propre feuillage, mais il couvre quelquefois sa nudité des plantes étrangères qui ont végété sur ses antiques rameaux. »
Le frère d’Amélie, calmé par ces paroles, reprit ainsi l’histoire de son cœur :
Hélas, mon père ! je ne pourrai t’entretenir de ce grand siècle dont je n’ai vu que la fin dans mon enfance, et qui n’était plus lorsque je rentrai dans ma patrie. Jamais un changement plus étonnant et plus soudain ne s’est opéré chez un peuple. De la hauteur du génie, du respect pour la religion, de la gravité des mœurs, tout était subitement descendu à la souplesse de l’esprit, à l’impiété, à la corruption.
C’était donc bien vainement que j’avais espéré retrouver dans mon pays de quoi calmer cette inquiétude, cette ardeur de désir qui me suit partout. L’étude du monde ne m’avait rien appris, et pourtant je n’avais plus la douceur de l’ignorance.
Ma sœur, par une conduite inexplicable, semblait se plaire à augmenter mon ennui ; elle avait quitté Paris quelques jours avant mon arrivée. Je lui écrivis que je comptais l’aller rejoindre ; elle se hâta de me répondre pour me détourner de ce projet, sous prétexte qu’elle était incertaine du lieu où l’appelleraient ses affaires. Quelles tristes réflexions ne fis-je point alors sur l’amitié, que la présence attiédit, que l’absence efface, qui ne résiste point au malheur, et encore moins à la prospérité !
Je me trouvai bientôt plus isolé dans ma patrie que je ne l’avais été sur une terre étrangère. Je voulus me jeter pendant quelque temps dans un monde qui ne me disait rien et qui ne m’entendait pas. Mon âme, qu’aucune passion n’avait encore usée, cherchait un objet qui pût l’attacher ; mais je m’aperçus que je donnais plus que je ne recevais. Ce n’était ni un langage élevé ni un sentiment profond qu’on demandait de moi. Je n’étais occupé qu’à rapetisser ma vie, pour la mettre au niveau de la société. Traité partout d’esprit romanesque, honteux du rôle que je jouais, dégoûté de plus en plus des choses et des hommes, je pris le parti de me retirer dans un faubourg pour y vivre totalement ignoré.
Je trouvai d’abord assez de plaisir dans cette vie obscure et indépendante. Inconnu, je me mêlais à la foule : vaste désert d’hommes !
Souvent assis dans une église peu fréquentée, je passais des heures entières en méditation. Je voyais de pauvres femmes venir se prosterner devant le Très-Haut, ou des pécheurs s’agenouiller au tribunal de la pénitence. Nul ne sortait de ces lieux sans un visage plus serein, et les sourdes clameurs qu’on entendait au dehors semblaient être les flots des passions et les orages du monde qui venaient expirer au pied du temple du Seigneur. Grand Dieu, qui vis en secret couler mes larmes dans ces retraites sacrées, tu sais combien de fois je me jetai à tes pieds pour te supplier de me décharger du poids de l’existence, ou de changer en moi le vieil homme ! Ah ! qui n’a senti quelquefois le besoin de se régénérer, de se rajeunir aux eaux du torrent, de retremper son âme à la fontaine de vie ! Qui ne se trouve quelquefois accablé du fardeau de sa propre corruption et incapable de rien faire de grand, de noble, de juste !

François-René de Chateaubriand, Œuvres complètes, tome 3, Nendeln (Liechtenstein), Kraus reprint, 1828, pp. 79-81.
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