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Extrait

Les deux sœurs Edgermond

Germaine de Staël, Corinne ou l’Italie, Livre XVII, chapitre IX, 1807
Oswald pense toujours à Corinne, mais la raison le conduit à se rapprocher de sa sœur cadette, Lucile, dont le caractère sied davantage à une vie domestique. Corinne, toujours éprise d’Oswald, voit avec inquiétude ce rapprochement mais décide de s’effacer pour ne pas nuire au bonheur d’une sœur qu’elle chérit.

Lady Edgermond était depuis deux jours à sa terre, et ce soir-là même il y avait un grand bal chez elle.
Tous ses voisins, tous ses vassaux lui avaient demandé de se réunir pour célébrer son arrivée ; Lucile l’avait aussi désiré, peut-être dans l’espoir qu’Oswald y viendrait ; en effet, il y était lorsque Corinne arriva.
Elle vit beaucoup de voitures dans l’avenue, et fit arrêter la sienne à quelques pas ; elle descendit, et reconnut le séjour où son père lui avait témoigné les sentiments les plus tendres. Quelle différence entre ces temps qu’elle croyait alors malheureux et sa situation actuelle ! C’est ainsi que dans la vie on est puni des peines de l’imagination par les chagrins réels, qui n’apprennent que trop à connaître le véritable malheur.
Corinne fit demander pourquoi le château était illuminé et quelles étaient les personnes qui s’y trouvaient dans ce moment. Le hasard fit que le domestique de Corinne interrogea l’un de ceux que lord Nelvil avait pris à son service en Angleterre, et qui se trouvait là dans ce moment. Corinne entendit sa réponse. C’est un bal, dit-il, que donne aujourd’hui lady Edgermond ; et lord Nelvil, mon maître, ajouta-t-il, a ouvert ce bal avec miss Lucile Edgermond, l’héritière de ce château. À ces mots, Corinne frémit, mais elle ne changea point de résolution.
Une âpre curiosité l’entraînait à se rapprocher des lieux où tant de douleurs la menaçaient ; elle fit signe à ses gens de s’éloigner, et elle entra seule dans le parc, qui se trouvait ouvert, et dans lequel à cette heure l’obscurité permettait de se promener longtemps sans être vue. Il était dix heures ; et depuis que le bal avait commencé, Oswald dansait avec Lucile ces contredanses anglaises que l’on recommence cinq ou six fois dans la soirée ; mais toujours le même homme danse avec la même femme, et la plus grande gravité règne quelquefois dans cette partie de plaisir. Lucile dansait noblement, mais sans vivacité. Le sentiment même qui l’occupait ajoutait à son sérieux naturel : comme on était curieux dans le canton de savoir si elle aimait lord Nelvil, tout le monde la regardait avec plus d’attention encore que de coutume, ce qui l’empêchait de lever les yeux sur Oswald ; et sa timidité était telle, qu’elle ne voyait ni n’entendait rien. Ce trouble et cette réserve touchèrent beaucoup lord Nelvil dans le premier moment ; mais comme cette situation ne variait pas, il commençait un peu à s’en fatiguer, et comparait cette longue rangée d’hommes et de femmes, et cette musique monotone, avec la grâce animée des airs et des danses d’Italie. Cette réflexion le fit tomber dans une profonde rêverie, et Corinne eût encore goûté quelques instants de bonheur si elle avait pu connaître alors les sentiments de lord Nelvil. Mais l’infortunée qui se sentait étrangère sur le sol paternel, isolée près de celui qu’elle avait espéré pour époux, parcourait au hasard les sombres allées d’une demeure qu’elle pouvait autrefois considérer comme la sienne.
La terre manquait sous ses pas, et l’agitation de la douleur lui tenait seule lieu de force ; peut-être pensait-elle qu’elle rencontrerait Oswald dans le jardin ; mais elle ne savait pas elle-même ce qu’elle désirait.
Le château était placé sur une hauteur, au pied de laquelle coulait une rivière. Il y avait beaucoup d’arbres sur l’un des bords, mais l’autre n’offrait que des rochers arides et couverts de bruyère. Corinne en marchant se trouva près de la rivière ; elle entendit là tout à la fois la musique de la fête et le murmure des eaux. La lueur des lampions du bal se réfléchissait d’en haut jusqu’au milieu des ondes, tandis que le pâle reflet de la lune éclairait seul les campagnes désertes de l’autre rive. On eût dit que dans ces lieux, comme dans la tragédie de Hamlet, les ombres erraient autour du palais où se donnaient les festins.
L’infortunée Corinne, seule, abandonnée, n’avait qu’un pas à faire pour se plonger dans l’éternel oubli. « Ah ! s’écria-t-elle, si demain, lorsqu’il se promènera sur ces bords avec la bande joyeuse de ses amis, ses pas triomphants heurtaient contre les restes de celle qu’une fois pourtant il a aimée, n’aurait-il pas une émotion qui me vengerait, une douleur qui ressemblerait à ce que je souffre ? Non, non, reprit-elle, ce n’est pas la vengeance qu’il faut chercher dans la mort, mais le repos. »
Elle se tut, et contempla de nouveau cette rivière qui coulait si vite et néanmoins si régulièrement, cette nature si bien ordonnée, quand l’âme humaine est tout en tumulte ; elle se rappela le jour où lord Nelvil se précipita dans la mer pour sauver un vieillard. « Qu’il était bon alors ! s’écria Corinne ; hélas ! dit-elle en pleurant, peut-être l’est-il encore ! Pourquoi le blâmer, parce que je souffre ? peut-être ne le sait-il pas, peut-être s’il me voyait… »
Et tout à coup elle prit la résolution de faire demander lord Nelvil, au milieu de cette fête, et de lui parler à l’instant. Elle remonta vers le château avec l’espèce de mouvement que donne une décision nouvellement prise, une décision qui succède à de longues incertitudes ; mais en approchant elle fut saisie d’un tel tremblement, qu’elle fut obligée de s’asseoir sur un banc de pierre qui était devant les fenêtres. La foule des paysans rassemblés pour voir danser empêcha qu’elle ne fût remarquée.
Lord Nelvil, dans ce moment, s’avança sur le balcon : il respira l’air frais du soir ; quelques rosiers qui se trouvaient là lui rappelèrent le parfum que portait habituellement Corinne, et l’impression qu’il en ressentit le fit tressaillir. Cette fête longue et ennuyeuse le fatiguait ; il se souvint du bon goût de Corinne dans l’arrangement d’une fête, de son intelligence dans tout ce qui tenait aux beaux-arts, et il sentit que c’était seulement dans la vie régulière et domestique qu’il se représentait avec plaisir Lucile pour compagne. Tout ce qui appartenait le moins du monde à l’imagination, à la poésie, lui retraçait le souvenir de Corinne, et renouvelait ses regrets. Pendant qu’il était dans cette disposition, un de ses amis s’approcha de lui, et ils s’entretinrent quelques moments ensemble. Corinne alors entendit la voix d’Oswald.
Inexprimable émotion que la voix de ce qu’on aime ! Mélange confus d’attendrissement et de terreur ! car il est des impressions si vives que notre pauvre et faible nature se craint elle-même en les éprouvant.
Un des amis d’Oswald lui dit :
 Ne trouvez-vous pas ce bal charmant ?
 Oui, répondit-il avec distraction ; oui, en vérité, répéta-t-il en soupirant.
Ce soupir et l’accent mélancolique de sa voix causèrent à Corinne une vive joie : elle se crut certaine de retrouver le cœur d’Oswald, de se faire encore entendre de lui, et se levant avec précipitation, elle s’avança vers un des domestiques de la maison, pour le charger de demander lord Nelvil. Si elle avait suivi ce mouvement, combien sa destinée et celle d’Oswald eût été différente !
Dans cet instant Lucile s’approcha de la fenêtre, et voyant passer dans le jardin, à travers l’obscurité, une femme vêtue de blanc, mais sans aucun ornement de fête, sa curiosité fut excitée. Elle avança la tête, et regardant attentivement, elle crut reconnaître les traits de sa sœur ; mais comme elle ne doutait pas qu’elle ne fût morte depuis sept années, la frayeur que lui causa cette vue la fit tomber évanouie.
Tout le monde courut à son secours. Corinne ne trouva plus le domestique auquel elle voulait parler, et se retira plus avant dans l’allée, afin de ne pas être remarquée.
Lucile revint à elle, et n’osa point avouer ce qui l’avait émue. Mais, comme dès l’enfance sa mère avait fortement frappé son esprit par toutes les idées qui tiennent à la dévotion, elle se persuada que l’image de sa sœur lui était apparue, marchant vers le tombeau de leur père, pour lui reprocher l’oubli de ce tombeau ; le tort qu’elle avait eu de recevoir une fête dans ces lieux, sans remplir au moins d’avance un pieux devoir envers des cendres révérées. Au moment donc où Lucile se crut sûre de n’être pas observée, elle sortit du bal.
Corinne s’étonna de la voir seule ainsi dans le jardin, et s’imagina que lord Nelvil ne tarderait pas à la rejoindre, et que peut-être il lui avait demandé un entretien secret, pour obtenir d’elle la permission de faire connaître ses vœux à sa mère. Cette idée la rendit immobile ; mais bientôt elle remarqua que Lucile tournait ses pas vers un bosquet qu’elle savait devoir être le lieu où le tombeau de son père avait été élevé, et s’accusant, à son tour, de n’avoir pas commencé par y porter ses regrets et ses larmes, elle suivit sa sœur à quelque distance, se cachant à l’aide des arbres et de l’obscurité. Elle aperçut enfin de loin le sarcophage noir élevé sur la place où les restes de lord Edgermond étaient ensevelis. Une profonde émotion la força de s’arrêter et de s’appuyer contre un arbre.
Lucile aussi s’arrêta et se pencha respectueusement à l’aspect du tombeau.
Dans ce moment Corinne était prête à se découvrir à sa sœur, à lui redemander, au nom de leur père, et son rang et son époux ; mais Lucile fit quelques pas avec précipitation pour s’approcher du monument, et le courage de Corinne défaillit. Il y a dans le cœur d’une femme tant de timidité réunie à l’impétuosité des sentiments, qu’un rien peut la retenir comme un rien l’entraîner. Lucile se mit à genoux devant la tombe de son père : elle écarta ses blonds cheveux qu’une guirlande de fleurs tenait rassemblés, et leva les yeux au ciel pour prier avec un regard angélique. Corinne était placée derrière les arbres, et sans pouvoir être découverte, elle voyait facilement sa sœur qu’un rayon de la lune éclairait doucement ; elle se sentit tout à coup saisie par un attendrissement purement généreux. Elle contempla cette expression de piété si pure, ce visage si jeune, que les traits de l’enfance s’y faisaient remarquer encore ; elle se retraça le temps où elle avait servi de mère à Lucile ; elle réfléchit sur elle-même ; elle pensa qu’elle n’était pas loin de trente ans, de ce moment où le déclin de la jeunesse commence, tandis que sa sœur avait devant elle un long avenir indéfini, un avenir qui n’était troublé par aucun souvenir, par aucune vie passée dont il fallût répondre ni devant les autres, ni devant sa propre conscience.
« Si je me montre à Lucile, se dit-elle, si je lui parle, son âme encore paisible sera bientôt troublée, et la paix n’y rentrera peut-être jamais. J’ai déjà tant souffert, je saurai souffrir encore ; mais l’innocente Lucile va passer, dans un instant, du calme à l’agitation la plus cruelle ; et c’est moi qui l’ai tenue dans mes bras, qui l’ai fait dormir sur mon sein ; c’est moi qui la précipiterais dans le monde des douleurs ! » Ainsi pensait Corinne. Cependant l’amour livrait dans son cœur un cruel combat à ce sentiment désintéressé, à cette exaltation de l’âme qui la portait à se sacrifier elle-même.
Lucile dit alors tout haut : « Ô mon père, priez pour moi. » Corinne l’entendit, et se laissant aussi tomber à genoux, elle demanda la bénédiction paternelle pour les deux sœurs à la fois, et répandit des pleurs qu’arrachaient de son cœur des sentiments plus purs encore que l’amour. Lucile, continuant sa prière, prononça distinctement ces paroles : « Oh ! ma sœur, intercédez pour moi dans le ciel ; vous m’avez aimée dans mon enfance, continuez à me protéger. » Ah ! combien cette prière attendrit Corinne ! Lucile enfin, d’une voix pleine de ferveur, dit : « Mon père, pardonnez-moi l’instant d’oubli dont un sentiment ordonné par vous-même est la cause. Je ne suis point coupable en aimant celui que vous m’aviez destiné pour époux ; mais achevez votre ouvrage, et faites qu’il me choisisse pour la compagne de sa vie : je ne puis être heureuse qu’avec lui ; mais jamais il ne saura que je l’aime ; jamais ce cœur tremblant ne trahira son secret. Oh, mon Dieu ! oh, mon père ! consolez votre fille, et rendez-la digne de l’estime et de la tendresse d’Oswald. — Oui, répéta Corinne, à voix basse, exaucez-la, mon père, et pour l’autre de vos enfants une mort douce et tranquille ! »
En achevant ce vœu solennel, le plus grand effort dont l’âme de Corinne fût capable, elle tira de son sein la lettre qui contenait l’anneau donné par Oswald, et s’éloigna rapidement. Elle sentait bien qu’en envoyant cette lettre et laissant ignorer à lord Nelvil qu’elle était en Angleterre, elle brisait leurs liens et donnait Oswald à Lucile ; mais, en présence de ce tombeau, les obstacles qui la séparaient de lui s’étaient offerts à sa réflexion avec plus de force que jamais ; elle s’était rappelée les paroles de M. Dickson : son père lui défend d’épouser cette Italienne, et il lui sembla que le sien aussi s’unissait à celui d’Oswald et que l’autorité paternelle tout entière condamnait son amour. L’innocence de Lucile, sa jeunesse, sa pureté exaltaient son imagination, et elle était, un moment du moins, fière de s’immoler pour qu’Oswald fût en paix avec son pays, avec sa famille, avec lui-même.
La musique qu’on entendait en approchant du château soutenait le courage de Corinne. Elle aperçut un pauvre vieillard aveugle qui était assis au pied d’un arbre, écoutant le bruit de la fête. Elle s’avança vers lui en le priant de remettre la lettre qu’elle lui donnait à l’un des gens du château. Ainsi même elle ne courut pas le risque que lord Nelvil pût découvrir qu’une femme l’avait apportée.
En effet, qui eût vu Corinne remettant cette lettre aurait senti qu’elle contenait le destin de sa vie. Ses regards, sa main tremblante, sa voix solennelle et troublée, tout annonçait un de ces terribles moments où la destinée s’empare de nous, où l’être malheureux n’agit plus que comme l’esclave de la fatalité qui le poursuit.
Corinne observa de loin le vieillard, qu’un chien fidèle conduisait : elle le vit donner sa lettre à l’un des domestiques de lord Nelvil, qui par hasard, dans cet instant, en apportait d’autres au château. Toutes les circonstances se réunissaient pour ne plus laisser d’espoir. Corinne fit encore quelques pas en se retournant pour regarder ce domestique avancer vers la porte, et quand elle ne le vit plus, quand elle fut sur le grand chemin, quand elle n’entendit plus la musique, et que les lumières mêmes du château ne se firent plus apercevoir, une sueur froide mouilla son front, un frissonnement de mort la saisit : elle voulut avancer encore, mais la nature s’y refusa, et elle tomba sans connaissance sur la route.

Germaine de Staël, Œuvres de madame la baronne de Staël-Holstein, Tome 2, Paris, Lefevre, 1838, pp. 786-791.
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