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Extrait

Être aimé d'une courtisane

Alexandre Dumas fils, La Dame aux camélias, 1848.
La narration constitue un récit dans le récit puisque Armand Duval raconte son aventure au narrateur initial du roman. Ce jeune homme issu d'une famille bourgeoise et respectée tombe amoureux de Marguerite Gautier, une courtisane luxueuse jusqu'ici entretenue par un duc.

À cinq heures du matin, quand le jour commença à paraître à travers les rideaux, Marguerite me dit :
« Pardonne-moi si je te chasse, mais il le faut. Le duc vient tous les matins ; on va lui répondre que je dors, quand il va venir, et il attendra peut-être que je me réveille.

Je pris dans mes mains la tête de Marguerite, dont les cheveux défaits ruisselaient autour d’elle, et je lui donnai un dernier baiser, en lui disant :

 Quand te reverrai-je ?

 Écoute, reprit-elle, prends cette petite clé dorée qui est sur la cheminée, va ouvrir cette porte ; rapporte la clef ici et va-t’en. Dans la journée, tu recevras une lettre et mes ordres, car tu sais que tu dois obéir aveuglément.

 Oui, et si,je demandais déjà quelque chose ?

 Quoi donc ?

 Que tu me laissasses cette clef.

 Je n’ai jamais fait pour personne ce que tu me demandes là.

 Eh bien, fais-le pour moi, car je te jure que moi, je ne t’aime pas comme les autres t’aimaient.

 Eh bien, garde-la, mais je te préviens qu’il ne dépend que de moi que cette clef ne te serve à rien.

 Pourquoi ?

 Il y a des verrous en dedans de la porte.

 Méchante !

 Je les ferai ôter.

 Tu m’aimes donc un peu ?

 Je ne sais pas comment cela se fait, mais il me semble que oui. Maintenant va-t’en ; je tombe de sommeil. Nous restâmes quelques secondes dans les bras l’un de l’autre et je partis.

Les rues étaient désertes, la grande ville dormait encore, une douce fraîcheur courait dans ces quartiers que le bruit des hommes allait envahir quelques heures plus tard.

Il me sembla que cette ville endormie m’appartenait ; je cherchais dans mon souvenir les noms de ceux dont j’avais jusqu’alors envié le bonheur ; et je ne m’en rappelais pas un sans me trouver plus heureux que lui.

Être aimé d’une jeune fille chaste, lui révéler le premier cet étrange mystère de l’amour, certes, c’est une grande félicité, mais c’est la chose du monde la plus simple [...]

Mais être réellement aimé d’une courtisane, c’est une victoire autrement difficile. Chez elles, le corps a usé l’âme, les sens ont brûlé le cœur, la débauche a cuirassé les sentiments. Les mots qu’on leur dit, elles les savent depuis longtemps, les moyens que l’on emploie, elles les connaissent, l’amour même qu’elles inspirent, elles l’ont vendu. Elles aiment par métier et non par entraînement. Elles sont mieux gardées par leurs calculs qu’une vierge par sa mère et son couvent ; aussi ont-elles inventé le mot caprice pour ces amours sans trafic qu’elles se donnent de temps en temps comme repos, comme excuse, ou comme consolation ; semblables à ces usuriers qui rançonnent mille individus, et qui croient tout racheter en prêtant un jour vingt francs à quelque pauvre diable qui meurt de faim, sans exiger d’intérêt et sans lui demander de reçu.
Puis, quand Dieu permet l’amour à une courtisane, cet amour, qui semble d’abord un pardon, devient presque toujours pour elle un châtiment. Il n’y a pas d’absolution sans pénitence. Quand une créature, qui a tout son passé à se reprocher, se sent tout à coup prise d’un amour profond, sincère, irrésistible, dont elle ne se fût jamais crue capable ; quand elle a avoué cet amour, comme l’homme aimé ainsi la domine ! Comme il se sent fort avec ce droit cruel de lui dire : « Vous ne faites pas plus pour de l’amour que vous n’avez fait pour de l’argent. »


Alors elles ne savent quelles preuves donner. Un enfant, raconte la fable, après s’être longtemps amusé dans un champ à crier : « Au secours ! » pour déranger des travailleurs, fut dévoré un beau jour par un ours, sans que ceux qu’il avait trompés si souvent crussent cette fois aux cris réels qu’il poussait. Il en est de même de ces malheureuses filles, quand elles aiment sérieusement. Elles ont menti tant de fois qu’on ne veut plus les croire, et elles sont, au milieu de leurs remords, dévorées par leur amour.

Alexandre Dumas fils, La Dame aux camélias : Paris, Alexandre Cadot, 1848
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