Découvrir, comprendre, créer, partager

Extrait

Le deuil, expérience de mort intérieure
Livre IV, XIII

Victor Hugo, Les Contemplations, 1856
Texte intégral : Paris, Ed. Michel Levy, 1856
La fracture que représente la mort de la fille aimée provoque dans « Veni, vidi, vixi » un renversement total de l’attitude du sujet lyrique face au monde. La nature, qui dans le deuxième livre incitait à l’amour, laisse désormais indifférent le marcheur dont l’ « espoir » est « vaincu », et qui ne sent plus que la « tristesse secrète » de toute chose.

VENI, VIDI, VIXI

J’ai bien assez vécu, puisque dans mes douleurs
Je marche sans trouver de bras qui me secourent,
Puisque je ris à peine aux enfants qui m’entourent,
Puisque je ne suis plus réjoui par les fleurs ;
 
Puisqu’au printemps, quand Dieu met la nature en fête,
J’assiste, esprit sans joie, à ce splendide amour ;
Puisque je suis à l’heure où l’homme fuit le jour,
Hélas ! et sent de tout la tristesse secrète ;
 
Puisque l’espoir serein dans mon âme est vaincu ;
Puisqu’en cette saison des parfums et des roses,
Ô ma fille ! j’aspire à l’ombre où tu reposes,
Puisque mon cœur est mort, j’ai bien assez vécu.
 
Je n’ai pas refusé ma tâche sur la terre.
Mon sillon ? Le voilà. Ma gerbe ? La voici.
J’ai vécu souriant, toujours plus adouci,
Debout, mais incliné du côté du mystère.
 
J’ai fait ce que j’ai pu ; j’ai servi, j’ai veillé,
Et j’ai vu bien souvent qu’on riait de ma peine.
Je me suis étonné d’être un objet de haine,
Ayant beaucoup souffert et beaucoup travaillé.
 
Dans ce bagne terrestre où ne s’ouvre aucune aile,
Sans me plaindre, saignant, et tombant sur les mains,
Morne, épuisé, raillé par les forçats humains,
J’ai porté mon chaînon de la chaîne éternelle.
 
Maintenant, mon regard ne s’ouvre qu’à demi ;
Je ne me tourne plus même quand on me nomme ;
Je suis plein de stupeur et d’ennui, comme un homme
Qui se lève avant l’aube et qui n’a pas dormi.
 
Je ne daigne plus même, en ma sombre paresse,
Répondre à l’envieux dont la bouche me nuit.
O Seigneur ! ouvrez-moi les portes de la nuit,
Afin que je m’en aille et que je disparaisse !
 
Avril 1848.

  • Lien permanent
    ark:/12148/mmdtqhbpntqjt