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Extrait

L'eau, destin du monde chez Sénèque

Sénèque, Questions naturelles, livre III, 29, 2-7
Le philosophe romain Sénèque, connu pour ses différents ouvrages moraux, est également l’auteur de Questions naturelles dans lesquelles il examine et formule des théories sur les phénomènes naturels. Selon lui, la fin du monde viendra d’un déséquilibre entre la terre et les eaux, à l’avantage de ces dernières.

Que le monde soit un être animé ou un corps régi par la nature, comme le sont les arbres et les moissons, il a, enfermé en lui, le germe de tout ce qu'il doit faire ou subir de sa naissance à sa mort. Dans le sperme se trouve contenue la raison de tout ce que sera l'homme futur ; la barbe pousse et les cheveux blanchissent en vertu d'une loi qui régit déjà l'embryon, car le corps entier et ses phases successives s'y trouvent esquissées en petit et d'une manière invisible. Il en est de même du monde. Dès qu'il a existé, il a eu en lui non seulement le soleil, la lune, les astres avec leurs diverses révolutions et les germes de ce qui devait prendre vie, mais aussi les causes des bouleversements terrestres. Dans le nombre, il y avait le déluge qui, tout comme l'été et l'hiver, est amené par la loi de l'univers. Il sera la conséquence, non pas de la pluie, mais aussi de la pluie ; non pas de la mer envahissant les continents, mais aussi de cette invasion ; non pas d'un tremblement de terre, mais aussi de cette commotion. Tout aidera la nature, pour que s'accomplissent les desseins de la nature.

Et pourtant, la cause principale de son inondation viendra de la terre même qui, nous l'avons vu, est susceptible de se transformer et de se résoudre en eau. Au jour qui mettra fin à l'humanité, soit que la terre doive périr en partie ou être totalement anéantie pour renaître neuve et innocente, sans qu'il survive un être qui y ramène le mal, ce jour-là l'eau sera en plus grande abondance qu'elle n'a jamais été. La terre et l'eau sont présentement dans la mesure nécessaire pour la tâche qui leur est assignée. Il convient que l'un des deux s'accroisse pour que l'inégalité s'établisse et rompe l'équilibre. C'est l'élément liquide qui recevra un surplus. Il est maintenant assez abondant pour encercler les continents, mais non pour les submerger. Quoi qu'on y ajoute, il envahira nécessairement une place qui ne lui appartient pas. Peut-être faut-il que la terre perde de sa masse, pour que, affaiblie, elle succombe à l'autre élément devenu plus fort qu'elle. On la verra donc d'abord se décomposer, puis se désagréger, se liquéfier, se perdre en un écoulement perpétuel. Des fleuves jailliront alors de dessous les montagnes, les ébranleront de leurs flots impétueux et s'épancheront par l'issue qu'ils se seront donnée. Partout l'eau sortira du sol ; elle sourdra du sommet des montagnes. De même qu'une maladie gagne les parties saines du corps et que l'entourage d'un ulcère s'infecte par contagion, on verra de proche en proche les régions voisines des terres en dissolution se délayer à leur tour, dégoutter, glisser et, comme en bien des endroits des fissures s'ouvriront dans le rocher, les eaux s'y précipiteront et réuniront les mers les unes aux autres.

Sénèque, Questions naturelles, t. I, texte établi et traduit par Paul Oltramare, Paris : Les Belles Lettres, 1973, p. 155-156.
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