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Extrait

Non omnis moriar !

J. Leroux, « Au musée de la voix », dans la Revue musicale SIM

Nos lecteurs n'ont pas oublié une curieuse manifestation qui eut lieu il y a cinq ans, dans les caves de l'opéra. La veille de Noël 1907, guidés par notre regretté président Charles Malherbe, alors bibliothécaire de l'Académie nationale de musique, des personnages officiels de l'administration des Beaux-Arts et quelques représentants des grands quotidiens allèrent, dans les profonds sous-sols du monument Garnier, inaugurer le Musée de la Voix, qu'un généreux donateur, M. Clark, offrait à la France et à la musique. Dans des urnes furent disposés des disques de Gramophone, où les plus belles voix de notre répertoire étaient venues se fixer pour jamais. Le tout fut clos hermétiquement et scellé, avec défense d'ouvrir avant cent ans révolus ces tombeaux de la voix. Des discours furent échangés, des vœux émis, des regrets formulés et l'on se sépara en ce promettant de recommencer un jour cette touchante cérémonie.
Ce jour arriva le 14 juin dernier où M. Clark eut la bonne pensée d'enrichir à nouveau la collection du Musée et d'entrouvrir pour quelques instants le caveau dont l'Opéra lui accorda la concession. Cette fois le Sous-secrétaire d'Etat aux Beaux-Arts, M. Léon Bérard [sic] avait tenu à se rendre personnellement au convoi, à suivre nos voix chères jusqu'à leur dernière demeure. Il vint, accompagné du très aimable Maurice Reclus, son chef de cabinet, et d'un attaché au cabinet du Ministre du Commerce, et fut reçu par M. Banès conservateur de la bibliothèque, Henri Quittard archiviste, par l'état major de l'Opéra, M. Messager et Broussan, quelques rares invités, MM. Ecorcheville, Louis Schneider, de Curzon et des membres de la presse, enfin (à tout seigneur tout honneur) M. Clark lui-même et l'administrateur délégué de la Société Française du Gramophone, M. Reich.
Après avoir jeté l'œil du maître sur le Musée de l'Opéra et admiré particulièrement deux Hubert Robert, dignes de la vente Doucet, M. Léon Bérard et le cortège qui le suivait, s'engagèrent dans de sombres dédales. Un arrêt, en passant, à la gigantesque salle des machines électriques, qui fit l'an dernier l'admiration des « Amis de la Musique », et voici le caveau, dont M. Banès remit la clef au Ministre. La porte s'ouvre ; chacun prend place devant une vaste table, où vont se passer les derniers apprêts. Quelle est cette voix ? C'est celle de Gémier. Elle aussi, va descendre au tombeau. Mais elle salue d'abord l'assistance par le pavillon du gramophone :

« Monsieur le Ministre, Messieurs,
Sera-t-il permis au gramophone lui-même de prendre ici la parole, et de remercier en son nom l'éminente assistance, qui a bien voulu le suivre jusque dans ces catacombes de l'Opéra ? Avant de m'introduire, pour cent ans au moins, dans l'urne fatale, qui sera fermée sous vos yeux, je tiens à exprimer une fois encore ma gratitude envers ce Musée de la Voix, et envers son aimable conservateur, M. Banès.
Ne l'oublions pas, Messieurs, c'est en France que naquit, il y a quelques années, l'idée d'une bibliothèque phonographique, idée que toutes les autres nations se sont fait un devoir d'imiter depuis lors, reconnaissant ainsi l'intérêt scientifique d'une pareille collection. Et c'est l'Académie Nationale de Musique qui, avant tout autre, réalisa cet ingénieux projet. N'était-ce pas légitime ? Où les voix endormies auraient-elles trouvé meilleur et plus sûr accueil ? Il appartenait au temple de la musique dramatique française, dont nous saluons ici les grands prêtres MM. Messager et Broussan, de tenter ce miracle de la durée, de conserver à nos arrière-petits-fils ce qu'il y a de plus fugitif au monde, ce qui par excellence n'a ni corps ni durée : la voix humaine.
Comme le peintre, comme l'écrivain et le musicien même, l'artiste lyrique pourra désormais laisser d'autres témoignages de son talent que le souvenir d'une réputation périssable. Cette souveraineté d'un organe précieux, ce charme efficace du mouvement vibratoire, cette voix enfin, si subtile et si chère, nous l'aurons sauvée de l'oubli, et le chanteur pourra dire à son tour : Non omnis moriar !
M. le Ministre, en assistant personnellement à cette cérémonie, vous avez marqué le haut intérêt que vous attachiez à cette œuvre de survie musicale. Lorsque, dans un siècle, ces disques reverront le jour, les artistes vous sauront gré d'avoir donné cette preuve de bienveillante sympathie à leurs grands devanciers de 1912. »
 
À cette allocution succéda un air de Lohengrin chanté par Franz, puis un solo de Kubelik dans lequel les harmoniques des cordes donnèrent l'impression d'un instrument à vent, enfin la plainte de Dalila soupirée par Mlle Brohly. Personne n'élève la voix, le disque seul a la parole. Le moment est solennel. Ligotés dans des feuilles d'amiante, serrés par les bandelettes funéraires, une trentaine de phonogrammes attendent l'enfouissement. Là gisent, en puissance, Chaliapine, Caruso, Amato, le délicieux Reynaldo Hahn, qui mérite bien de passer à la postérité en qualité de ténor, Mmes Farrar, de Montalent [sic], Brohly, Melba etc. Le ministre se lève. Il se découvre et d'une main ferme appose le cachet que nul ne doit briser avant 2012 ! Bruyants et indiscrets, les photographes nous aveuglent de leurs étincelles.

Il n'y a point de sacristie. Le cortège remonte au jour. M. Clark est félicité pour cette journée des Disques, dont on escompte désormais le retour, et chacun s'éloigne en songeant avec mélancolie à ce début du vingt et unième siècle, pour lequel nous venons de témoigner une si louable sollicitude.

J. Leroux, « Au musée de la voix », dans la Revue musicale SIM, Paris, t. 8, n° 7-8, juillet-août 1912, p. 84-85

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