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Extrait

Le jugement de Chactas et du père Souël

François-René de Chateaubriand, René, 1802
Après avoir conté son histoire, René écoute le jugement de Chactas et du père Souël. Si le premier, se souvenant de sa propre histoire d’amour avec Atala, semble compatir à sa douleur, le second l’exhorte à maîtriser ses sentiments et à se rapprocher à la fois de Dieu et des hommes pour reprendre le cours d’une vie normale.

Jusque alors le père Souël, sans proférer une parole, avait écouté d’un air austère l’histoire de René. Il portait en secret un cœur compatissant, mais il montrait au dehors un caractère inflexible ; la sensibilité du Sachem le fit sortir du silence :
« Rien, dit-il au frère d’Amélie, rien ne mérite dans cette histoire la pitié qu’on vous montre ici. Je vois un jeune homme entêté de chimères, à qui tout déplaît, et qui s’est soustrait aux charges de la société pour se livrer à d’inutiles rêveries. On n’est point, monsieur, un homme supérieur parce qu’on aperçoit le monde sous un jour odieux. On ne hait les hommes et la vie que faute de voir assez loin. Étendez un peu plus votre regard, et vous serez bientôt convaincu que tous ces maux dont vous vous plaignez sont de purs néants. Mais quelle honte de ne pouvoir songer au seul malheur réel de votre vie sans être forcé de rougir ! Toute la pureté, toute la vertu, toute la religion, toutes les couronnes d’une sainte rendent à peine tolérable la seule idée de vos chagrins. Votre sœur a expié sa faute ; mais, s’il faut ici dire ma pensée, je crains que, par une épouvantable justice, un aveu sorti du sein de la tombe n’ait troublé votre âme à son tour. Que faites-vous seul au fond des forêts où vous consumez vos jours, négligeant tous vos devoirs ? Des saints, me direz-vous, se sont ensevelis dans les déserts. Ils y étaient avec leurs larmes, et employaient à éteindre leurs passions le temps que vous perdez peut-être à allumer les vôtres. Jeune présomptueux, qui avez cru que l’homme se peut suffire à lui-même, la solitude est mauvaise à celui qui n’y vit pas avec Dieu ; elle redouble les puissances de l’âme en même temps qu’elle leur ôte tout sujet pour s’exercer. Quiconque a reçu des forces doit les consacrer au service de ses semblables : s’il les laisse inutiles, il en est d’abord puni par une secrète misère, et tôt ou tard le ciel lui envoie un châtiment effroyable. »
Troublé par ces paroles, René releva du sein de Chactas sa tête humiliée. Le Sachem aveugle se prit à sourire, et ce sourire de la bouche, qui ne se mariait plus à celui des yeux, avait quelque chose de mystérieux et de céleste. « Mon fils, dit le vieil amant d’Atala, il nous parle sévèrement ; il corrige et le vieillard et le jeune homme, et il a raison. Oui, il faut que tu renonces à cette vie extraordinaire qui n’est pleine que de soucis : il n’y a de bonheur que dans les voies communes.
Un jour, le Meschacebé, encore assez près de sa source, se lassa de n’être qu’un limpide ruisseau. Il demande des neiges aux montagnes, des eaux aux torrents, des pluies aux tempêtes, il franchit ses rives, et désole ses bords charmants. L’orgueilleux ruisseau s’applaudit d’abord de sa puissance ; mais, voyant que tout devenait désert sur son passage, qu’il coulait abandonné dans la solitude, que ses eaux étaient toujours troublées, il regretta l’humble lit que lui avait creusé la nature, les oiseaux, les fleurs, les arbres et les ruisseaux, jadis modestes compagnons de son paisible cours. »

François-René de Chateaubriand, Œuvres complètes, tome 3, Nendeln (Liechtenstein), Kraus reprint, 1828, pp. 95-96.
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