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Extrait

La définition du Beau

Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, 1881
Après avoir lu plusieurs ouvrages sur l’esthétique, Bouvard et Pécuchet discutent entre eux des notions de beau, de sublime et de goût.

D’abord, qu’est-ce que le Beau ?
Pour Schelling, c’est l’infini s’exprimant par le fini ; pour Reid, une qualité occulte ; pour Jouffroy, un trait indécomposable ; pour De Maistre, ce qui plaît à la vertu ; pour le P. André, ce qui convient à la raison.
Et il existe plusieurs sortes de Beau : un beau dans les sciences, la géométrie est belle ; un beau dans les mœurs, on ne peut nier que la mort de Socrate ne soit belle. Un beau dans le règne animal : la beauté du chien consiste dans son odorat. Un cochon ne saurait être beau, vu ses habitudes immondes ; un serpent non plus, car il éveille en nous des idées de bassesse.
Les fleurs, les papillons, les oiseaux peuvent être beaux. Enfin la condition première du Beau, c’est l’unité dans la variété, voilà le principe.
« Cependant, dit Bouvard, deux yeux louches sont plus variés que deux yeux droits et produisent moins bon effet, ordinairement. »
Ils abordèrent la question du sublime.
Certains objets sont d’eux-mêmes sublimes, le fracas d’un torrent, des ténèbres profondes, un arbre battu par la tempête. Un caractère est beau quand il triomphe, et sublime quand il lutte.
 « Je comprends, dit Bouvard, le Beau est le Beau, et le Sublime le très Beau. Comment les distinguer ? »
 Au moyen du tact, répondit Pécuchet.
 Et le tact, d’où vient-il ?
 Du goût !
 Qu’est-ce que le goût ? »
On le définit : un discernement spécial, un jugement rapide, l’avantage de distinguer certains rapports.
« Enfin le goût c’est le goût, et tout cela ne dit pas la manière d’en avoir. »
Il faut observer les bienséances, mais les bienséances varient ; et si parfaite que soit une œuvre, elle ne sera pas toujours irréprochable. Il y a pourtant un Beau indestructible, et dont nous ignorons les lois, car sa genèse est mystérieuse. […]
Des doutes l’agitaient, car si les esprits médiocres (comme observe Longin) sont incapables de fautes, les fautes appartiennent aux maîtres, et on devra les admirer ? C’est trop fort ! Cependant les maîtres sont les maîtres ! Il aurait voulu faire s’accorder les doctrines avec les œuvres, les critiques et les poètes, saisir l’essence du Beau ; et ces questions le travaillèrent tellement que sa bile en fut remuée. Il y gagna une jaunisse.

Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Paris, Lemerre, 1881, pp. 186-188.
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