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Extrait

Circé, divine magicienne

Homère, Odyssée, chant 10, 133-568
Dans l'Odyssée, Ulysse et ses compagnons arrivent sur l'île de Circé. Magicienne rusée, elle transforme les guerriers grecs en cochons ; mais lorsqu'Ulysse parvient à résister à ses enchantements avec l'aide des dieux, elle se transforme en une amante et une hôtesse divine, incarnant une forme de dualité féminine.

Bientôt nous arrivons à l’île d’Éa, où habite Circé à la belle chevelure ; Circé, vénérable déesse à la voix mélodieuse : Circé, sœur du puissant Éétès. — Circé et Éétès naquirent tous deux du Soleil, qui donne la lumière aux hommes, et de Persée, fille de l’Océan. — Nous conduisons en silence notre navire dans un port commode : et sans doute un dieu nous guidait alors ! Nous descendons à terre et nous restons en ces lieux pendant deux jours et deux nuits, le corps accablé de fatigue et l’âme navrée de douleur. Lorsque le troisième jour est ramené par la brillante Aurore, je m’arme d’un javelot et d’un glaive aigu, je m’éloigne de mon navire, et je monte sur un rocher pour découvrir quelques vestiges humains, ou entendre la voix de quelque mortel. Je m’arrête au sommet de cette montagne et j’aperçois la fumée qui s’élevait du sein de la terre, dans le palais de Circé, à travers les arbres touffus de la forêt. Ma première pensée fut de me rendre à l’endroit où je voyais sortir cette épaisse fumée ; mais le parti qui me sembla préférable fut de retourner au rivage pour prendre mon repas avec mes compagnons et pour les envoyer ensuite à la découverte.

[…]

Mais dès que la fille du matin, Aurore aux doigts de rose, a brillé dans les cieux, je réunis tous mes guerriers et je leur dis : « Ô vous, compagnons d’infortune, écoutez-moi. Nous ne savons plus retrouver ni le couchant, ni le lever du jour ; nous ignorons même où le soleil, flambeau des humains, passe sous la terre, et jusqu’aux lieux où cet astre se lève. Voyons donc quel parti nous avons à prendre ; quant à moi, je pense qu’il n’en existe plus : car, en gravissant une montagne escarpée, j’ai vu l’île environnée par l’immense surface des eaux. La terre où nous sommes est basse, et du milieu s’élèvent des tourbillons de fumée à travers les arbres touffus de la forêt. »

[…]

Alors je divise en deux parties mes guerriers aux belles cnémides, et je donne un chef à chacune d’elles. Moi, je commande la première troupe, et le divin Euryloque marche à la tête de la seconde. J’agite aussitôt les sorts dans un casque afin de savoir quelle troupe irait à la découverte : le sort qui paraît le premier est celui du magnanime Euryloque. Ce héros s’éloigne suivi de vingt-deux Achéens qui nous quittent les yeux baignés de larmes, nous qui poussons de longs gémissements ! Ces guerriers découvrent, au sein d’un vallon, les palais de Circé bâtis en pierres polies et situés sur un tertre élevé. Autour de cette demeure étaient des loups sauvages et des lions que la déesse avait domptés en leur donnant de funestes breuvages. Ces animaux, loin de se précipiter sur mes compagnons, se dressent au contraire pour les caresser de leurs longues queues. Ainsi, des chiens fidèles flattent leur maître quand il revient d’un festin ; car il leur rapporte toujours quelques mets friands : de même ces lions et ces loups aux fortes griffes caressent mes guerriers qui sont cependant effrayés à la vue de ces monstres terribles. La troupe d’Euryloque s’arrête sous les portiques de la déesse à la belle chevelure, et écoute Circé, qui, dans l’intérieur du palais, chante d’une voix mélodieuse en tissant une toile immense et divine, une toile semblable aux magnifiques travaux délicats et éblouissants des divinités célestes. Polytès, l’un des chefs, et celui de tous mes compagnons que j’honorais le plus, parle en ces termes : « Ô mes amis, j’entends une femme, déesse ou mortelle, chanter avec délices dans l’intérieur de ce palais en tissant une grande toile (les parois en retentissent); hâtons-nous donc d’appeler cette femme. »

Il dit, et tous mes compagnons élèvent la voix. Circé accourt aussitôt, ouvre ses portes brillantes, nous invite à la suivre, et tous mes guerriers entrent imprudemment dans le palais. Mais Euryloque, soupçonnant quelque embûche, reste seul sous les portiques. Circé les introduit, et les fait asseoir sur des trônes et sur des sièges ; puis elle môle du fromage, de la farine d’orge et du miel nouveau avec du vin de Pramne, et elle ajoute ensuite à cette préparation des plantes funestes afin que mes compagnons perdent entièrement le souvenir de leur patrie. Quand elle leur a donné ce breuvage, qu’ils boivent avec avidité, elle les frappe de sa baguette et les enferme dans l’étable ; car mes guerriers étaient alors semblables à des porcs par la tête, la voix, les poils et le corps, mais leur esprit conserva toujours la même force. Malgré leurs gémissements, ils sont enfermés dans une étable. Circé leur jette pour nourriture des glands, des faines et des fruits du cornouiller, seuls mets que mangent les porcs qui couchent sur la terre.

Aussitôt Euryloque accourt vers le sombre navire nous annoncer le triste destin de nos malheureux compagnons. […]

À ces mots je suspends à mes épaules un long glaive d’airain enrichi de clous d’argent ; je saisis mon arc et mon carquois, et j’ordonne à Euryloque de me conduire par le même chemin. Mais ce héros embrassant mes genoux de ses deux mains, laisse échapper de ses lèvres ces rapides paroles : « Fils de Jupiter, ne m’entraîne point malgré moi vers ce palais ; laisse-moi plutôt sur ce rivage. Je sais que tu ne reviendras plus. »

Mais je lui réponds aussitôt : « Euryloque, tu peux rester ici pour manger et pour boire ; quant à moi, je pars, car la dure nécessité m’y contraint. »

J’allais arriver au vaste palais de l’enchanteresse Circé, lorsque, sur ma route, Mercure au sceptre d’or se présente à moi sous les traits d’un jeune homme à la fleur de l’âge et brillant de grâce et de fraîcheur. Le dieu me prend la main et me dit : « Malheureux, pourquoi gravis-tu seul ces montagnes, toi qui ne connais point ces contrées ? Tous tes compagnons, retenus auprès de Circé, sont comme de vils troupeaux enfermés dans des étables. Viens-tu pour les délivrer ? Oh ! alors je crains bien que tu ne puisses t’en retourner toi-même, et que tu ne restes où sont tes autres compagnons ! Mais écoute : je veux te préserver de ces maux et te sauver. Prends cette plante salutaire, qui écartera de toi le jour sinistre, et rends-toi au palais de Circé. Maintenant je vais t’apprendre tous les pernicieux desseins de la déesse. Circé te préparera d’abord un breuvage dans lequel elle jettera des charmes funestes qui seront impuissants, car cette plante salutaire te préservera de tout malheur. Écoute-moi encore : lorsque Circé t’aura touché de sa longue baguette, saisis à l’instant ton glaive aigu et fonds sur elle comme si tu voulais la tuer. Circé, toute tremblante, désirera s’unir à toi ; mais ne refuse point de partager sa couche, afin qu’elle délivre tes amis et qu’elle t’accueille favorablement. Fais-lui jurer alors par le serment des dieux qu’elle ne tramera pas quelque ruse contre toi, de peur que, t’ayant désarmé, elle ne t’enlève à la fois et tes forces et ton courage. »

En disant ces mots, Mercure me donne une plante qu’il vient d’arracher du sein de la terre, et il m’en fait connaître la nature ; sa racine était noire, mais sa couleur était blanche comme le lait : les dieux la nomment moly​​. Les hommes ne peuvent arracher cette plante, mais tout est possible aux immortels.

Mercure quitte l’île ombragée d’arbres et dirige ses pas vers l’Olympe. Moi, je me rends aux demeures de la déesse, l’âme agitée de mille pensées. Je m’arrête sous les portiques, et j’appelle l’enchanteresse, qui entend ma voix : elle accourt aussitôt, ouvre ses portes brillantes et m’invite à la suivre ; moi, j’entre dans le palais, le cœur accablé de tristesse. Circé m’introduit ; elle me fait asseoir sur un trône magnifique orné de clous d’argent, place une escabelle sous mes pieds, apprête un breuvage dans une coupe d’or, y mêle des plantes funestes en méditant au fond de son âme d’affreux desseins, et me présente la coupe. Je prends ce breuvage, mais il ne me charme point. Alors Circé, me frappant de sa baguette, me dit : « Va maintenant dans l’étable rejoindre tes autres compagnons ! »

À peine a-t-elle prononcé ces mots que je tire mon glaive aigu et que je me précipite sur la déesse comme si je voulais la tuer. Soudain Circé poussant un grand cri se baisse, embrasse mes genoux, et m’adresse ces paroles entrecoupées par les sanglots : « Qui donc es-tu ? Quelle est ta ville et quels sont tes parents ? Je suis vraiment frappée de surprise, car tu as bu ce philtre sans en être charmé. Cependant nul homme jusqu’à ce jour n’a pu résister aux effets de ce breuvage, soit qu’il l’ait pris, soit même qu’il l’ait approché de ses lèvres (tu portes dans dans ta poitrine un cœur indomptable ?). Serais-tu cet ingénieux Ulysse qui devait venir dans cette île à son retour d’Ilion, comme me l’avait annoncé Mercure, le dieu au sceptre d’or ? Eh bien donc, remets ton glaive dans le fourreau, et partageons la même couche. Unissons-nous enfin et chassons la défiance de nos âmes. »

Je réponds aussitôt à la déesse : « Circé, comment oses-tu m’ordonner de calmer ma colère ! Tu as changé mes compagnons en porcs, et maintenant tu veux que je reste dans ta demeure, que je partage ta couche pour m’enlever à la fois mes forces et mon courage lorsque tu m’auras désarmé ! Non, je ne veux point m’unir à toi, déesse perfide, à moins que tu ne me jures de ne point méditer contre moi quelque mauvais dessein. »

À ces mots elle me fait le serment que je lui demande, et je consens alors à partager la belle couche de la divine Circé.

[…]

Circé traverse la salle du palais, en tenant sa baguette à la main ; elle ouvre les portes de l’étable, et elle fait sortir tous mes compagnons qui sont semblables à des porcs âgés de neuf ans. La déesse les enduit tour à tour d’une nouvelle essence, et soudain tombent de leurs membres les poils qu’avaient fait naître les funestes charmes de la puissante Circé. Mes guerriers redeviennent plus jeunes qu’auparavant, et me paraissent plus beaux et plus grands que je ne les avais jamais vus ; ils me reconnaissent aussitôt, me serrent les mains, poussent des cris d’allégresse qui font retentir le palais et touchent de compassion la déesse elle-même. Circé s’approche de moi et me parle en ces termes : « Noble fils de Laërte, ingénieux Ulysse, retourne maintenant auprès de ton navire rapide, et tire-le sur le rivage ; puis dépose dans des grottes tes richesses, les agrès de ton vaisseau, et reviens en amenant ici tous tes compagnons chéris. »

[…]

Pendant ce temps, Circé baigne mes compagnons et les parfume d’huiles odorantes ; puis elle leur donne de superbes manteaux et de riches tuniques. — En entrant dans le palais, nous trouvons nos amis fidèles occupés à prendre leur repas. Quand ils se sont tous regardés, ils se racontent leurs aventures et poussent des gémissements qui font retentir la divine demeure. Alors Circé, la plus noble des déesses, me dit :

« Fils de Laërte, ingénieux Ulysse, et vous, braves guerriers, ne parlez plus de vos douleurs. Je sais tous les maux que vous avez supportés sur la mer poissonneuse, et toutes les souffrances que de cruels ennemis vous ont fait éprouver sur la terre. Maintenant prenez donc de ces mets et buvez de ce vin jusqu’à ce que vous ayez recouvré le courage qui vous animait lorsque, pour la première fois, vous abandonnâtes l’âpre Ithaque, votre chère patrie ! Vous êtes abattus et sans force ; vous songez toujours à vos pénibles voyages, et votre âme ne se livre pas à la joie parce que sans doute vous avez beaucoup souffert !

Nous nous laissons persuader par la déesse, et nous restons en ces lieux une année entière, goûtant avec plaisir des mets abondants et savourant un vin délicieux. Mais lorsque, dans la marche du temps, l’année fut accomplie ; quand les mois eurent succédé les uns aux autres, et que les longues journées furent terminées, mes compagnons chéris m’appelèrent et me dirent : « Malheureux, ressouviens-toi de ta patrie, puisque les dieux ont résolu de te sauver et de te ramener dans les lieux chéris de ta naissance ! »

[…]

Nous, tristes et versant des pleurs, nous retournons alors près de notre vaisseau, qui était resté sur les bords de la mer. La divine Circé, qui s’y était rendue, attache dans notre navire un agneau et une brebis noire ; puis elle se dérobe facilement à nos regards. Qui pourrait en effet suivre des yeux un immortel qui ne veut point être vu ?

Homère, Odyssée, tr. Eugène Bareste, Paris : Lavigne, 1842-43. Lire en ligne : http://remacle.org/bloodwolf/poetes/homere/odyssee/livre10.htm
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