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Extrait

Échec de Mazulhim

Crébillon fils, Le Sopha, chapitre XI, 1742

 Quoi ! lui dit-il, ne m’aimez-vous pas ? Allez-vous avoir un caprice ? N’avons-nous pas tout réglé ?
 Eh ! mais... oui, répondit-elle, mais.. Ah ! Mazulhim, vous me déplaisez !
 C’est un conte, répartit-il froidement ; cela ne se peut pas !
Alors il la posa doucement sur moi .
 Je vous assure, Mazulhim, lui dit-elle en s’y arrangeant, que je suis outrée contre vous ; je vous le dis, c’est que je ne vous le pardonnerai jamais !
Malgré ces terribles menaces de Zulica, Mazulhim voulut achever de lui déplaire. Comme, entr’autres choses, il avait la mauvaise habitude de ne s’attendre jamais, et qu’elle avait apparemment celle de ne jamais attendre personne, il lui déplut en effet à un point qu’on ne saurait imaginer. Cependant, malgré sa colère, elle attendit, et sa vanité lui fit suspendre son jugement. Dans toutes les occasions où elle s’était trouvée (et elles avaient été fréquentes assurément), on ne lui avait jamais manqué ; c’était pour elle une preuve incontestable de ce qu’elle valait. D’ailleurs, ce Mazulhim qu’elle trouvait si peu digne d’estime, de quels prodiges, si l’on en croyait le public, n’était-il pas capable ! Si (comme la chose lui paraissait assez avérée) elle n’avait rien à se reprocher, par quel hasard Mazulhim qui, disait-on, n’avait jamais eu tort avec personne, en avait-il avec elle un si singulier ? Elle avait ouï-dire à tout le monde qu’elle était charmante ; la réputation de Mazulhim était trop belle pour qu’il ne la méritât pas, au moins, par quelque endroit ; donc, ce qui lui faisait faire tant de réflexions, n’était point naturel, et ne pouvait pas durer.
Avec ces consolantes idées, et d’ouï-dire en ouï-dire, Zulica s’était armée de patience, et cachait son dépit le mieux qu’il lui était possible. Mazulhim cependant tenait les propos du monde les plus galants sur les beautés qui semblaient le toucher si peu. Il fallait, disait-il, que pour le rendre tel qu’il se trouvait, tous les magiciens des Indes eussent travaillé contre lui : mais, continuait-il, que peuvent leurs charmes contre les vôtres ? Aimable Zulica ! ils en ont différé le pouvoir, mais ils n’en triompheront pas.
À tout cela, Zulica, plus fâchée que Mazulhim n’était déconcerté, ne lui répondit que par des sourires malins mais auxquels, de peur de l’achever, elle n’osait donner toute l’expression qu’elle aurait voulu.
 Vous êtes, demanda-t-elle d’un air railleur, brouillé avec des magiciens ? Je vous conseille de vous raccommoder avec eux ; des gens capables de jouer de pareils tours, sont de dangereux ennemis !
 Ils le seraient moins, si vous vous étiez bien mis en tête de leur en donner le démenti, répondit-il ; et je doute aussi que, malgré leur mauvaise volonté, si je vous aimais avec moins d’ardeur, j’eusse éprouvé…
 Oh ! c’est un propos auquel j’ajoute assez peu de foi que celui que vous me tenez là, interrompit Zulica, qui, ayant déterminé en elle-même le temps que l’on pouvait rester enchanté, croyait alors avoir accordé assez de répit.
 Je sais bien, reprit-il, que, si vous me jugez à la rigueur, vous ne devez pas être contente ; mais moins vous l’êtes, plus vous devriez achever de me mettre dans mon tort !
 Je doute, répliqua-t-elle, que cela fut convenable.
 Je vous croyais moins attachée à la décence, reprit-il d’un air railleur, et j’osais espérer…
 Vous prenez assurément bien votre temps pour railler, interrompit-elle. Vous avez raison ; rien n’est si glorieux, pour vous, que cette aventure !
 Mais, Zulica, reprit-il, ne voudriez-vous donc jamais sentir que le ton que vous prenez ne peut que me nuire et perpétuer mon humiliation ?
 C’est, je vous jure, dit-elle, ce dont je me soucie le moins.
 Mais, lui demanda-t-il, si vous vous en souciez si peu, de quoi vous fâchez-vous tant ?
 Vous me permettrez de vous dire, Monsieur, que c’est une fort sotte question que celle que vous me faites.
À ces mots, elle se leva malgré tous les efforts qu’il fit pour la retenir :
 Laissez-moi, lui dit-elle d’un ton aigre ; je ne veux ni vous voir, ni vous entendre.
 Assurément ! s’écria-t-il, j’en ai vu d’aussi malheureuses, mais je n’en ai jamais vu d’aussi fâchées !

Crébillon fils, Le Sopha, Tome II, Paris : E. Flammarion, 1894, p. 6-9.
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