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Extrait

La rencontre entre Arsène Lupin et Herlock Sholmes
 

Maurice Leblanc, « Herlock Sholmes arrive trop tard », 1907
 
Herlock Sholmes, célèbre détective anglais à l'origine transparente, est un personnage récurrent des aventures d'Arsène Lupin. Lorsqu'ils se rencontrent pour la première fois, la tension est à son comble.

Le parc était désert. Cependant, près du pavillon qui commande l’entrée, se tenait un groupe de gendarmes. Il s’enfonça dans les taillis, escalada le mur d’enceinte et prit, pour se rendre à la gare la plus proche, un sentier qui serpentait parmi les champs. Il n’avait point marché durant dix minutes que le chemin se rétrécit, encaissé entre deux talus, et comme il arrivait dans ce défilé, quelqu’un s’y engageait qui venait en sens inverse.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années peut-être, assez fort, la figure rasée, et dont le costume précisait l’aspect étranger. Il portait à la main une lourde canne, et une sacoche pendait à son cou.

Ils se croisèrent. L’étranger dit, avec un accent anglais à peine perceptible :

— Excusez-moi, Monsieur… est-ce bien ici la route du château ?

— Tout droit, Monsieur, et à gauche dès que vous serez au pied du mur. On vous attend avec impatience.

— Ah !

— Oui, mon ami Devanne nous annonçait votre visite dès hier soir.

— Tant pis pour M. Devanne s’il a trop parlé.

— Et je suis heureux d’être le premier à vous saluer. Herlock Sholmès n’a pas d’admirateur plus fervent que moi.

Il y eut dans sa voix une nuance imperceptible d’ironie qu’il regretta aussitôt, car Herlock Sholmès le considéra des pieds à la tête, et d’un œil à la fois si enveloppant et si aigu, qu’Arsène Lupin eut l’impression d’être saisi, emprisonné, enregistré par ce regard, plus exactement et plus essentiellement qu’il ne l’avait jamais été par aucun appareil photographique.

— Le cliché est pris, pensa-t-il. Plus la peine de me déguiser avec ce bonhomme-là. Seulement… m’a-t-il reconnu ?

Ils se saluèrent. Mais un bruit de pas résonna, un bruit de chevaux qui caracolent dans un cliquetis d’acier. C’étaient les gendarmes. Les deux hommes durent se coller contre le talus, dans l’herbe haute, pour éviter d’être bousculés. Les gendarmes passèrent, et comme ils se suivaient à une certaine distance, ce fut assez long. Et Lupin songeait :

— Tout dépend de cette question : m’a-t-il reconnu ? Si oui, il y a bien des chances pour qu’il abuse de la situation. Le problème est angoissant.

Quand le dernier cavalier les eut dépassés, Herlock Sholmès se releva et, sans rien dire, brossa son vêtement sali de poussière. La courroie de son sac était embarrassée d’une branche d’épines. Arsène Lupin s’empressa. Une seconde encore ils s’examinèrent. Et, si quelqu’un avait pu les surprendre à cet instant, c’eût été un spectacle émouvant que la première rencontre de ces deux hommes, si étranges, si puissamment armés, tous deux vraiment supérieurs, et destinés fatalement par leurs aptitudes spéciales à se heurter comme deux forces égales que l’ordre des choses pousse l’une contre l’autre à travers l’espace.

Puis l’Anglais dit :

— Je vous remercie, Monsieur.

— Tout à votre service, répondit Lupin.

Ils se quittèrent. Lupin se dirigea vers la station Herlock Sholmès vers le château.

Arsène Lupin, gentleman cambrioleur, « Herlock Sholmes arrive trop tard », Maurice Leblanc, 1907

Maurice Leblanc, Arsène Lupin, gentleman cambrioleur, Paris : Librairie Générale Française et Claude Leblanc, 1972, p. 31-33.
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