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Extrait

Reproches faits aux émigrés (Lettre LXXXV)

Gabriel Sénac de Meilhan, L'Émigré, tome second, 1797.
Dans cette lettre adressée au Marquis de St. Alban, le Président de Longueil répond aux reproches qui sont faits aux aristocrates ayant fui le pays : ils auraient, selon leurs détracteurs, « quitté le royaume et abandonné le Roi ». Mais pouvait-il en être autrement alors que la sécurité même du Louis XVI n'était plus garantie et que celui-ci était retenu prisonnier aux Tuileries ?

LETTRE LXXXV

Le Président de Longueil au Marquis de St. Alban.


L’officier de votre régiment que vous avez chargé d’une lettre pour moi, me l’a remise exactement, mon cher et jeune ami, et nous avons causé ensemble du sujet dont elle traite. Vous n’êtes pas le seul devant qui l’on ait blâmé les Émigrés d’avoir quitté le royaume et abandonné le Roi ; mais ceux qui leur font ce reproche, ne songent pas à la position de ce monarque, à son caractère et à sa constante opposition à tout emploi de ses forces. Si l’on excepte le petit nombre des serviteurs attaches à sa personne, aucun de ceux qui avaient possédé des places n’avait d’accès auprès de lui, et n’était en droit de lui parler d’affaires ; ses ministres étaient subordonnés à Necker que son ambition et ses craintes rendaient dépendant de l’Assemblée. Le Roi paraissait faire volontairement le sacrifice de son autorité, et favoriser le nouvel ordre de choses qui s’établissait. Que faire en pareille circonstance, rester dans le royaume ? mais alors il fallait prêter des sermens qui répugnaient, et afficher des sentimens contraires à sa conscience ; il fallait même pour être en sureté prendre un rôle actif dans la Révolution ; le danger croissait de jour en jour et la fuite seule pouvait y dérober ; on aurait en vain cherché à signaler son attachement pour le Roi, toute démonstration de zèle, intérieurement approuvée de lui, en aurait été blâmée publiquement, et pouvait préjudicier à ses intérêts, animer ses ennemis, redoubler leur surveillance. Qu’on se rappelle ce qui s’est passé le 28 Février 1792, et l’on verra s’il était possible de veiller même à sa défense. Un grand nombre de gentilshommes, d’officiers généraux, de gens de la plus haute naissance allaient chaque jour aux  Thuilleries pour veiller à sa sureté. Le bruit s’étant répandu un jour que l’on avait formé pour le lendemain des projets contre sa personne, tous ceux qu’on lui savait dévoués furent avertis de se rendre auprès de lui à une heure indiquée pour s’opposer aux attentats qu’on avait lieu de craindre ; quatre cents gentilshommes pourvus d’armes cachées, se trouvent aux Thuilleries le lendemain. Le chef de la milice accourt du faubourg St. Antoine et exige du malheureux monarque, qu’il donne lui-même l’ordre à ses serviteurs de remettre leurs armes : ils obéissent en frémissant, et on les fait passer devant les satellites de la nation, qui les fouillent avec autant d’insolence que de brutalité, et plusieurs joignent des coups aux injures. Un maréchal de France, de quatre-vingts ans, un premier gentilhomme de la chambre sont renversés et meurtris de coups de crosses de fusil. Que pouvait-on espérer après cette fatale et honteuse journée, et quels moyens restait-il pour servir un Roi captif, dont les factieux dirigeaient tous les mouvemens et dictaient les réponses, un monarque qui était devenu entre leurs mains l’instrument de leurs attentats, et de sa perte ?

Gabriel Sénac de Meilhan, L'Émigré : Brunsvick, P.F. Fauche et compagnie, tome second, 1797.