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Extrait

Chevaux de bois

Paul Verlaine, « Bruxelles », Romances sans paroles, 1874

Tournez, tournez, bon chevaux de bois,
Tournez cent tours, tournez mille tours,
Tournez souvent et tournez toujours,
Tournez, tournez au son des hautbois.

Le gros soldat, la plus grosse bonne
Sont sur vos dos comme dans leur chambre ;
Car, en ce jour, au bois de la Cambre,
Les maîtres sont tous deux en personne.

Tournez, tournez, chevaux de leur cœur,
Tandis qu’autour de tous vos tournois
Clignote l’œil du filou sournois,
Tournez au son du piston vainqueur.

C’est ravissant comme ça vous soûle,
D’aller ainsi dans ce cirque bête !
Bien dans le ventre et mal dans la tête,
Du mal en masse et du bien en foule.

Tournez, tournez, sans qu’il soit besoin
D’user jamais de nuls éperons
Pour commander à vos galops ronds,
Tournez, tournez, sans espoir de foin.

Et dépêchez, chevaux de leur âme,
Déjà, voici que la nuit qui tombe
Va réunir pigeon et colombe,
Loin de la foire et loin de madame.

Tournez, tournez ! le ciel en velours
D’astres en or se vêt lentement.
Voici partir l’amante et l’amant.
Tournez au son joyeux des tambours.

Paul Verlaine, Romances sans paroles, Sens : impr. de M. L'Hermitte, 1874, p. 26-27.