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Extrait

L’enfance de Corinne

Germaine de Staël, Corinne ou l’Italie, Livre XIV, chapitre I, 1807
Corinne raconte à Oswald ses jeunes années malheureuses en Angleterre, avec sa belle-mère qui l’exhorte à oublier ses passions artistiques pour se conformer aux usages de la société en s’adonnant aux devoirs domestiques.

Ma belle-mère, à souper, me dit assez doucement qu’il n’était pas d’usage que les jeunes personnes parlassent, et que, surtout, elles ne devaient jamais se permettre de citer des vers où le mot d’amour était prononcé. « Miss Edgermond, ajouta-t-elle, vous devez tâcher d’oublier tout ce qui tient à l’Italie, c’est un pays qu’il serait à désirer que vous n’eussiez jamais connu. » Je passai la nuit à pleurer ; mon cœur était oppressé de tristesse ; le matin j’allai me promener ; il faisait un brouillard affreux ; je n’aperçus pas le soleil, qui du moins m’aurait rappelé ma patrie ; je rencontrai mon père ; il vint à moi et me dit : « Ma chère enfant, ce n’est pas ici comme en Italie, les femmes n’ont d’autre vocation parmi nous que les devoirs domestiques ; les talents que vous avez vous désennuieront dans la solitude ; peut-être même aurez-vous un mari qui s’en fera plaisir ; mais dans une petite ville comme celle-ci, tout ce qui attire l’attention excite l’envie, et vous ne trouverez pas du tout à vous marier, si l’on croyait que vous avez des goûts étrangers à nos mœurs ; ici la manière d’exister doit être soumise aux anciennes habitudes d’une province éloignée. J’ai passé avec votre mère douze ans en Italie, et le souvenir m’en est très doux ; j’étais jeune alors, et la nouveauté me plaisait ; à présent je suis rentré dans ma case, et je m’en trouve bien ; une vie régulière, même un peu monotone, fait passer le temps sans qu’on s’en aperçoive. Mais il ne faut pas lutter contre les usages du pays où l’on est établi, l’on en souffre toujours ; car dans une ville aussi petite que celle où nous sommes, tout se sait, tout se répète. […]
Mon père, vers la fin de l’automne, allait beaucoup à la chasse, et nous l’attendions quelquefois jusqu’à minuit. Pendant son absence, je restais dans ma chambre la plus grande partie de la journée, pour cultiver mes talents, et ma belle-mère en avait de l’humeur. « À quoi bon tout cela, me disait-elle, en serez-vous plus heureuse ? » Et ce mot me mettait au désespoir. Qu’est-ce donc que le bonheur, me disais-je, si ce n’est pas le développement de nos facultés. Ne vaut-il pas autant se tuer physiquement que moralement ? Et s’il faut étouffer mon esprit et mon âme, que sert de conserver le misérable reste de vie qui m’agite en vain ? Mais je me gardais bien de parler ainsi à ma belle-mère. Je l’avais essayé une ou deux fois ; mais elle m’avait répondu qu’une femme était faite pour soigner le ménage de son mari et la santé de ses enfants ; que toutes les autres prétentions ne faisaient que du mal, et que le meilleur conseil qu’elle avait à me donner c’était de les cacher si je les avais ; et ce discours, tout commun qu’il était, me laissait absolument sans réponse ; car l’émulation, l’enthousiasme, tous ces moteurs de l’âme et du génie ont singulièrement besoin d’être encouragés, et se flétrissent comme les fleurs sous un ciel triste et glacé.

Germaine de Staël, Œuvres de madame la baronne de Staël-Holstein, Tome 2, Paris, Lefevre, 1838, pp. 683-685.
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