Découvrir, comprendre, créer, partager

Extrait

Ils entendront parler les morts !

Charles Malherbe et Adrien Bernheim, « Nouveaux documents d’histoire musicale aux archives de l’Opéra », dans la Revue musicale, Paris, t. 8, n° 2

Il est intéressant de revenir, en reproduisant les discours ci-dessous, sur la très originale cérémonie qui eut lieu récemment à l'Opéra, grâce à la générosité de M. Alfred Clark, directeur de la Cie française du Gramophone. Jusqu'ici, on ne conservait dans un musée consacré aux musiciens et aux artistes du chant que des choses muettes, sans vie, ou à côté : un bâton de chef d'orchestre, un accessoire de costume, des portraits et des autographes, etc. Désormais c'est la voix elle-même des chanteurs et des cantatrices célèbres qu'on est assuré de conserver. On voit combien se réjouiront plus tard ceux qui étudieront l'histoire de notre temps !
Voici le discours prononcé par M. Malherbe au moment de cette précieuse acquisition :
C'est une cérémonie d'un caractère étrange qui nous rassemble aujourd'hui dans les profondeurs de l'Opéra. Vous en pouvez constater, d'un premier coup d'œil, l'originalité ; j'espère, au prix de quelques explications, vous en démontrer l'utilité.
Sous ces voûtes habituellement obscures et silencieuses, dans ces vastes souterrains qui forment les assisses d'un palais, et que l'on pourrait prendre pour les hypogées d'un temple antique, nous avons l'air de procéder, en attendant les formules cabalistiques, à quelques funérailles mystérieuses, ou bien de préparer, loin des regards indiscrets, la trame d'un noir complot. Or, cette apparence se rapproche un peu de la réalité. Oui, nous allons enfouir ici, non pas un être qui a cessé de vivre, mais une chose qui parle, et qui parlera longtemps encore après que se tairont tous ceux qui l'ont fait parler.
Et c'est bien une conspiration à laquelle nous nous trouvons ainsi mêlés, une conspiration de la science au profit de l'art en général et de la musique en particulier.
Vous connaissez tous cette invention récente et merveilleuse qui consiste à capter, pour ainsi dire, le son, à fixer par des moyens mécaniques la voix humaine, à l'enregistrer, à en permettre, à de multiples exemplaires, la reproduction et la transmission : démenti fameux donné au vers classique : Verba volant. Non, les paroles ne s'envolent plus, on peut les recueillir et les garder comme les écrits. Le principe initial fut, comme il arrive souvent pour les grandes découvertes, trouvé et étudié presque à la même époque sous des cieux différents ; la France eut sa part dans cette glorieuse conquête, et le prodige s'est réalisé, prodige tel, qu'en des temps lointains où la science n'avait pas le droit de faire des miracles sans passer pour diabolique, l'inventeur aurait expié dans les flammes la hardiesse de son génie. Toutefois la critique ne manqua pas, au début, de se mêler à l'admiration. La perfection n'avait pu être atteinte du premier coup, et certains défauts, parfois pénibles pour l'auditeur, le laissaient indifférent ou même hostile. Un déplorable nasillement altérait le timbre vocal, et cette déformation relevait de la caricature : Polichinelle semblait parler pour tout le monde. On put craindre un instant que la machine parlante demeurât un objet de curiosité, propre à intéresser les savants et à divertir les enfants, mais non à rendre de réels services. Le travail a dissipé les doutes, en amenant le progrès. On a marché, et dix années de cette marche ont permis de parcourir un long chemin vers l'idéal ; sans l'atteindre encore, on l'entrevoit déjà ; peu à peu les défauts s'atténuent et disparaissent, une à une les qualités se développent et grandissent, simplicité de mécanisme, résonance de l'appareil, formes des plaques, variété des enregistrations, tout a été, et est chaque jour, l'objet d'une étude qui porte ses fruits. On ne risque plus de compromettre la beauté d'une pièce musicale par l'insuffisance ou les défectuosités de son interprétation, et les artistes les plus renommés peuvent soumettre leur organe à l'épreuve délicate de cette matière sonore, sans craindre qu'elle les trompe et que ce traduttore devienne un traditore.
Les choses en étaient à ce point lorsque je reçus la visite d'un personnage que, malgré les exigences de sa modestie, je devrai tout à l'heure vous nommer. Chez cet étranger, depuis longtemps acclimaté parmi nous, se retrouvent les qualités de la race saxonne dont le sang coule dans ses veines : hardiesse de conception, énergie de réalisation. Anglais et Américains, ceux-là vont droit au but et sèment pour recueillir : parler peu, mais beaucoup agir est leur règle de conduit ; leur volonté sait dompter la fortune. Voici donc, ou à peu près, ce qui me fut dit : « Croyez-vous qu'il y aurait pour nous intérêt à savoir d'une manière précise comment Molière récitait ses comédies, comment Talma déclamait les vers de Corneille ou de Racine, comment Mozart exécutait une de ses sonates, comment Sophie Arnould chantait un air de Rameau ou de Gluck ? Oui, n'est-ce pas ? Eh bien, ce que nos ascendants n'ont pu faire pour nous, nos pouvons le faire pour nos descendants. Nous pouvons enregistrer une collection de pièces instrumentales et vocales figurant au répertoire de l'Opéra, par exemple, et les transmettre de telle manière que les Français de 21e siècle connaissent exactement dans quel mouvement le chef d'orchestre faisait prendre ce morceau-ci, et avec quelle expression le chanteur interprétait ce morceau-là. Je vais vous remettre un appareil et des disques ; nous les enfermerons dans une boîte scellée dont la clef restera dans vos archives, et qu'on ouvrira dans cent ans ; donnez-moi la place nécessaire ; et je me charge du reste. All right »
Vous pouvez croire que j'accueillis avec empressement une telle proposition ; je la transmis aussitôt à M. le sous-secrétaire d'Etat aux Beaux-Arts, M. Dujardin-Beaumetz, qui, non moins enthousiasmé, me donna toute facilité pour en poursuivre l'exécution, et l'on se mit à l'œuvre. Quelle œuvre ? direz-vous. Est-il donc si malaisé de placer des disques dans une boîte, et cette boîte dans un lieu sûr ? Oui, certes, car, pratiquée avec cette simplicité primitive, l'opération courait grandement le risque d'aller à l'encontre du but. Nos successeurs, à l'époque convenue, auraient ouvert le fameux colis, et n'y trouvant peut-être qu'une poussière informe, se seraient demandé quel genre de plaisanterie leur était faite. Tout, ici-bas, en effet, est soumis à l'action du temps et voué à la destruction, hommes et choses. Comment donc échapper à ce danger certain ? Comment protéger cette fatale échéance ?
Heureusement la science veillait, la science, représentée par un chimiste distingué, M. Bardy, qui, s'attaquant au problème, a su le résoudre. Tout a été examiné dans les plus infimes détails, tout a été combiné en vue du résultat favorable. Ce qu'il s'agit de conserver le sera, n'en doutez pas, à moins d'un cataclysme imprévu ou d'une destruction volontaire.
Je ne vous dirai point toutes les précautions que la prudence a rendues nécessaires ; il nous manquerait, à moi la compétence pour en parler, à vous la patience pour m'écouter. Cependant, il vous intéressera de savoir que les disques sont disposés de manière à ne pas être en contact immédiat les uns avec les autres ; le poids résultant de la superposition aurait pu avec le temps altérer la fine gravure qui représente ce que j'appellerai le tracé sonore, et compromettre ainsi l'exécution future. De plus, entre ces plaques isolées, il fallait empêcher l'introduction de l'air. L'air est l'ami de tout ce qui respire, il est l'ennemi de tout ce qui ne vit pas, il est le grand destructeur par excellence, si subtil qu'il se glisse en les coins les plus étroits, si obstiné qu'on a beau le chasser par la porte : il trouve toujours le moyen de revenir par la fenêtre. Il fallait donc soustraire les objets à son action délétère, et l'on a construit une première boîte en cuivre, ce métal se laissant moins pénétrer que les autres   dans cette boîte on fait le vide, et l'on dresse contre tout retour offensif la barrière d'une soudure. Le précieux objet prend place dans une seconde boîte, que l'on soumet  une opération analogue, en ayant soin que les soudures de l'une ne fassent pas vis-à-vis aux soudures de l'autre, afin d'éviter l'action directe de l'air, dans le cas où quelques atomes pousseraient l'indiscrétion jusqu'à forcer la consigne qui les éloigne. Notons aussi que les disques sont établis avec des matières résineuses, et que trop de sécheresse peut leur nuire ; alors vous devinez l'action bienfaisante que doit exercer sur eux un séjour prolongé dans les caves de l'Opéra ; la privation de lumière et d'air contribuera, certes, au bon état de leur santé. C'est donc ici qu'ils vont reposer pour un siècle. Entre deux piliers un mur a été construit, et, dans l'intervalle, des casiers métalliques ont été disposés de manière à recevoir les caisses de disques à mesure qu'elles nous parviendront. Car le généreux donateur, qui a pris à sa charge tous les frais de l'entreprise, ne se contente pas d'un premier cadeau, il en promet d'autres ; il veut que, lorsqu'un progrès aura été réalisé, le témoignage en soit apporté ici, et que ces armoires se garnissent afin d'aboutir à ces deux résultats pour nos descendants :
1° Montrer quel était l'un des aspects de la musique du vingtième siècle, ce que chantaient et comment chantaient les principaux artistes de notre époque, à l'Opéra ;
2° Montrer quelle aura été la marche ascendante d'une des inventions les plus géniales de ce temps, en suivant, pour ainsi dire, pas à pas, ses progrès pendant une centaine d'années.
Un parchemin spécial donnera, bien entendu, la liste détaillée de tous les morceaux contenus dans les caisses, et toutes les indications nécessaires pour mettre en mouvement la machine et ses accessoires, puisque, au cours d'un si long espace de temps, bien des détails se verront forcément modifiés, et il importe que les ouvriers d'alors, munis des outils nouveaux, ne soient pas embarrassés pour manier ceux que l'âge aura plus ou moins démodés.
A cette liste une autre sera jointe, où se liront les noms de ceux qui, par leur initiative, par leur aide, par leurs travaux, ont contribué à la réussite de l'entreprise et en deviennent les véritables parrains. Alors on remerciera, comme j'ai l'honneur de remercier ici :
M. Aristide Briand, ministre de l'instruction publique, et M. Dujardin-Beaumetz, sous-secrétaire d'Etat aux Beaux-Arts, qui ont bien voulu accorder à l'œuvre leur haut patronage, et qui se sont fait aujourd'hui représenter par leurs chefs de cabinet, M. Etienne Port et M. Gabriel Faure ;
M. Adrien Bernheim, commissaire du gouvernement auprès des théâtres subventionnés, que rien ne laisse indifférent de tout ce qui touche à la musique et à l'art dramatique ;
M. P. Gailhard, directeur de l'Opéra, assisté de son sous-directeur, M. P.-V. Gheusi, et de son secrétaire général, M. Georges Boyer ; je suis personnellement heureux que cette cérémonie ait eu lieu assez à temps pour compter encore parmi les actes de sa longue et brillante direction ;
M. Bardy, qui n'a pas craint de braver l'action du temps, et dont les recherches scientifiques permettent de compter sur la victoire finale ;
M. Cassien Bernard, l'éminent architecte, qui, après avoir choisi l'emplacement convenable, a disposé la mise en œuvre et dirigé la partie matérielle de l'opération ;
MM. les membres de la presse, ici présents, qui veulent bien nous prêter le concours de leur grande et utile publicité ;
Enfin et surtout (n'aurais-je point dû le nommer déjà ?) le sympathique directeur de la Société du Gramophone à Paris, M. Clark, le promoteur de l'idée, celui qui a conçu ce noble projet et qui patiemment en a préparé la réalisation.
Grâce à lui, nos descendants éprouveront une émotion que nous ne connaissons guère, car, le plus souvent, ceux-là vivent encore dont nous entendons, reproduits par l'appareil gramophonique, les paroles ou les chants. Mais dans un siècle, tous, nous aurons disparu. Ce qui fut notre corps et notre esprit ne sera plus qu'une vague poussière, atome dispersé dans l'infini des mondes ; pourtant l'apparence de la vie que nous avons perdue se retrouvera dans ces plaques résineuses que chanteront pour nos successeurs. O merveille ! "Ils entendront parler les morts !"
Telle est la surprise que leur réserve la cérémonie de ce jour. Ils connaîtront votre nom et votre œuvre, ils constateront qu'on a travaillé pour eux, et, pendant quelques instants, vous revivrez dans leur souvenir ; ils vous sauront gré de votre effort et vous féliciteront, car c'est faire œuvre belle et bonne que de négliger quelquefois l'intérêt trop immédiat et d'assurer, en travaillant pour l'avenir, la marche ininterrompue du progrès.

Charles Malherbe, archiviste à l'Opéra

***

Allocution de M. Adrien Bernheim, commissaire du gouvernement

Votre idée est charmante, Monsieur Théophile Gautier, qu'il est bon de relire parfois, écrivait, il y a exactement soixante ans, dans un de ses feuilletons du Moniteur : « Un jour, peut-être, lorsque la critique, perfectionnée par le progrès universel, aura à sa disposition des moyens de notation sténographiques pour fixer toutes les nuances du jeu d'un acteur, n'aura-t-on plus à regretter tout ce génie dépensé au théâtre en pure perte pour les absents et la postérité. De même qu'on a forcé la lumière à moirer d'images une plaque polie, l'on parviendra à faire recevoir et garder, par une matière plus subtile et plus sensible encore que l'iode, les ondulations de la sonorité, et à conserver ainsi l'exécution d'un air de Mario, d'une tirade de Mlle Rachel ou d'un couplet de Frédéric Lemaître. »
Vous le voyez, Monsieur, vous avez réalisé l'idée d'un poète exquis et vous avez donné à cette idée une forme pratique.
En cette admirable bibliothèque de l'Opéra que le regretté Charles Nuitter a organisée, et qui est devenue un véritable musée, vous offrez une place d'honneur à ces rouleaux de cire. Et ces rouleaux, apparemment si fragiles, vont nous permettre – n'y a-t-il pas là un admirable et effroyable sujet de drame ? – de garder pieusement et d'entendre – toujours ! – les voix que nous croyions à jamais éteintes. On ne dira plus que les rôles s'évanouissent à mesure que leurs interprètes les jouent ou les chantent. On ne prétendra plus que l'art du comédien ou du chanteur ne laisse pas plus de trace que le papillon qui voltige dans l'air ou la barque qui se promène sur l'eau. Vous rendez ainsi, Monsieur, à l'art dramatique et musical un inappréciable service, et nous félicitons tous le directeur de l'Opéra, mon ami M. Gailhard, de vous avoir aidé à l'accomplissement de vôtre tâche.

Charles Malherbe et Adrien Bernheim, « Nouveaux documents d’histoire musicale aux archives de l’Opéra », dans la Revue musicale, Paris, t. 8, n° 2, mercredi 15 janvier 1908, s. p. [p.12-16] (retranscription des discours de Charles Malherbe et Adrien Bernheim).

Mots-clés

  • Lien permanent
    ark:/12148/mm97d7n8nr1h4