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Extrait

Le salon des Refusés

Émile Zola, L’Œuvre, chapitre V, 1886.
 
Au Salon des Refusés, la toile de Claude Lantier, Plein Air, suscite les quolibets. Par ses motifs, elle ressemble au fameux Déjeuner sur l'herbe d'Édouard Manet qui avait créé le scandale lors du Salon des Refusés de 1863.
 

Maintenant qu'il [Claude] avait jugé son œuvre, il écoutait et regardait la foule. L'explosion continuait, s’aggravait dans une gamme ascendante de fous rires. Dès la porte, il voyait se fendre les mâchoires des visiteurs, se rapetisser les yeux, s'élargir le visage ; et c'étaient des souffles tempétueux d'hommes gras, des grincements rouillés d'hommes maigres, dominés par les petites flûtes aiguës des femmes. En face, contre la cimaise, des jeunes gens se renversaient, comme si on leur avait chatouillé les côtes. Une dame venait de se laisser tomber sur une banquette, les genoux serrés, étouffant, tâchant de reprendre haleine dans son mouchoir. Le bruit de ce tableau si drôle devait se répandre, on se ruait des quatre coins du Salon, des bandes arrivaient, se poussaient, voulaient en être […] Ceux qui ne riaient pas, entraient en fureur : ce bleuissement, cette notation nouvelle de la lumière, semblaient une insulte. Est-ce qu'on laisserait outrager l'art ? De vieux messieurs brandissaient des cannes. Un personnage grave s'en allait, vexé, en déclarant à sa femme qu'il n'aimait pas les mauvaises plaisanteries. Mais un autre, un petit homme méticuleux, ayant cherché dans le catalogue l’explication du tableau, pour l’instruction de sa demoiselle, et lisant à voix haute le titre : Plein Air, ce fut autour de lui une reprise formidable, des cris, des huées. Le mot courait, on le répétait, on le commentait : plein air, oh ! oui, plein air, le ventre à l'air, tout en l'air, tra la la laire ! Cela tournait au scandale, la foule grossissait encore, les faces se congestionnaient dans la chaleur croissante, chacune avec la bouche ronde et bête des ignorants qui jugent de la peinture, exprimant à elles toutes la somme d'âneries, de réflexions saugrenues de ricanements stupides et mauvais, que la vue d'une œuvre originale peut tirer à l'imbécillité bourgeoise.

Émile Zola, L’Œuvre : Paris, Charpentier, 1886.