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Extrait

Les retrouvailles de Fabrice et Clélia

Stendhal, La Chartreuse de Parme, chapitre XXIII, 1839
La toute fin du roman voit un changement complet de situation. Le duc de Parme est mort, et son jeune fils, amoureux de la Sanseverina, a fini par acquitter Fabrice. Le comte Mosca a quitté son ministère et a épousé la Sanseverina. Clélia s’est mariée avec le marquis Crescenzi. Fidèle à son serment, elle n’a plus cherché à voir Fabrice qu’elle a parfois dû saluer à la cour. Devenu un prédicateur célèbre, Fabrice attire des foules dans l’église où il prêche, en espérant que Clélia viendra un jour assister à l’un de ses sermons. Celle-ci finira par céder à sa curiosité et à son désir, ce qui leur permettra de renouer le fil de leur relation. Mais elle ne voudra plus le rencontrer que dans l’obscurité. Les dernières années des personnages, leur sort tragique et même leur mort, sont ensuite résumés en quelques paragraphes par Stendhal.

Fabrice reçut un billet ainsi conçu :
« On compte sur votre honneur ; cherchez quatre braves de la discrétion desquels vous soyez sûr, et demain, au moment où minuit sonnera à la Steccata, trouvez-vous près d’une petite porte qui porte le numéro 19, dans la rue Saint-Paul. Songez que vous pouvez être attaqué, ne venez pas seul. »
En reconnaissant ces caractères divins, Fabrice tomba à genoux et fondit en larmes : Enfin, s’écria-t-il, après quatorze mois et huit jours ! Adieu les prédications.
Il serait bien long de décrire tous les genres de folies auxquels furent en proie, ce jour-là, les cœurs de Fabrice et de Clélia. La petite porte indiquée dans le billet n’était autre que celle de l’orangerie du palais Crescenzi, et, dix fois dans la journée, Fabrice trouva le moyen de la voir. Il prit des armes, et seul, un peu avant minuit, d’un pas rapide, il passait près de cette porte, lorsqu’à son inexprimable joie, il entendit une voix bien connue, dire d’un ton très bas :
 Entre ici, ami de mon cœur.
Fabrice entra avec précaution et se trouva à la vérité dans l’orangerie, mais vis-à-vis une fenêtre fortement grillée et élevée, au-dessus du sol, de trois ou quatre pieds. L’obscurité était profonde, Fabrice avait entendu quelque bruit dans cette fenêtre, et il en reconnaissait la grille avec la main, lorsqu’il sentit une main, passée à travers les barreaux, prendre la sienne et la porter à des lèvres qui lui donnèrent un baiser.
 C’est moi, lui dit une voix chérie, qui suis venue ici pour te dire que je t’aime, et pour te demander si tu veux m’obéir.
On peut juger de la réponse, de la joie, de l’étonnement de Fabrice ; après les premiers transports, Clélia lui dit :
 J’ai fait vœu à la Madone, comme tu sais, de ne jamais te voir ; c’est pourquoi je te reçois dans cette obscurité profonde. Je veux bien que tu saches que, si jamais tu me forçais à te regarder en plein jour, tout serait fini entre nous. Mais d’abord, je ne veux pas que tu prêches devant Anetta Marini, et ne va pas croire que c’est moi qui ai eu la sottise de faire porter un fauteuil dans la maison de Dieu.
 Mon cher ange, je ne prêcherai plus devant qui que ce soit ; je n’ai prêché que dans l’espoir qu’un jour je te verrais.
 Ne parle pas ainsi, songe qu’il ne m’est pas permis, à moi, de te voir.
Ici, nous demandons la permission de passer, sans en dire un seul mot, sur un espace de trois années.


À l’époque où reprend notre récit, il y avait déjà longtemps que le comte Mosca était de retour à Parme, comme premier ministre, plus puissant que jamais.
Après ces trois années de bonheur divin, l’âme de Fabrice eut un caprice de tendresse qui vint tout changer. La marquise avait un charmant petit garçon de deux ans, Sandrino, qui faisait la joie de sa mère ; il était toujours avec elle ou sur les genoux du marquis Crescenzi ; Fabrice, au contraire, ne le voyait presque jamais ; il ne voulut pas qu’il s’accoutumât à chérir un autre père. Il conçut le dessein d’enlever l’enfant avant que ses souvenirs fussent bien distincts.

[…]


 D’après ce vœu que je respecte et qui fait pourtant le malheur de ma vie puisque tu ne veux pas me voir de jour, dit-il un jour à Clélia, je suis obligé de vivre constamment seul, n’ayant d’autre distraction que le travail ; et encore le travail me manque. Au milieu de cette façon sévère et triste de passer les longues heures de chaque journée, une idée s’est présentée, qui fait mon tourment et que je combats en vain depuis six mois ; mon fils ne m’aimera point ; il ne m’entend jamais nommer. Élevé au milieu du luxe aimable du palais Crescenzi, à peine s’il me connaît. Le petit nombre de fois que je le vois, je songe à sa mère, dont il me rappelle la beauté céleste et que je ne puis regarder, et il doit me trouver une figure sérieuse, ce qui, pour les enfants, veut dire triste.
 Eh bien ! dit la marquise, où tend tout ce discours qui m’effraye ?
 À ravoir mon fils ; je veux qu’il habite avec moi ; je veux le voir tous les jours, je veux qu’il s’accoutume à m’aimer ; je veux l’aimer moi-même à loisir. Puisqu’une fatalité unique au monde veut que je sois privé de ce bonheur dont jouissent tant d’âmes tendres, et que je ne passe pas ma vie avec tout ce que j’adore, je veux du moins avoir auprès de moi un être qui te rappelle à mon cœur, qui te remplace en quelque sorte. Les affaires et les hommes me sont à charge dans ma solitude forcée ; tu sais que l’ambition a toujours été un mot vide pour moi, depuis l’instant où j’eus le bonheur d’être écroué par Barbone, et tout ce qui n’est pas sensation de l’âme me semble ridicule dans la mélancolie qui loin de toi m’accable.
On peut comprendre la vive douleur dont le chagrin de son ami remplit l’âme de la pauvre Clélia ; sa tristesse fut d’autant plus profonde qu’elle sentait que Fabrice avait une sorte de raison. Elle alla jusqu’à mettre en doute si elle ne devait pas tenter de rompre son vœu. Alors elle eût reçu Fabrice de jour comme tout autre personnage de la société, et sa réputation de sagesse était trop bien établie pour qu’on en médît. Elle se disait qu’avec beaucoup d’argent elle pourrait se faire relever de son vœu ; mais elle sentait aussi que cet arrangement tout mondain ne tranquilliserait pas sa conscience, et peut-être le ciel irrité la punirait de ce nouveau crime.
D’un autre côté, si elle consentait à céder au désir si naturel de Fabrice, si elle cherchait à ne pas faire le malheur de cette âme tendre qu’elle connaissait si bien, et dont son vœu singulier compromettait si étrangement la tranquillité, quelle apparence d’enlever le fils unique d’un des plus grands seigneurs d’Italie sans que la fraude fût découverte ? Le marquis Crescenzi prodiguerait des sommes énormes, se mettrait lui-même à la tête des recherches, et tôt ou tard l’enlèvement serait connu. Il n’y avait qu’un moyen de parer à ce danger, il fallait envoyer l’enfant au loin, à Édimbourg, par exemple, ou à Paris ; mais c’est à quoi la tendresse d’une mère ne pouvait se résoudre. L’autre moyen proposé par Fabrice, et en effet le plus raisonnable, avait quelque chose de sinistre augure et de presque encore plus affreux aux yeux de cette mère éperdue ; il fallait, disait Fabrice, feindre une maladie ; l’enfant serait de plus en plus mal, enfin il viendrait à mourir pendant une absence du marquis Crescenzi.
Une répugnance qui, chez Clélia, allait jusqu’à la terreur, causa une rupture qui ne put durer.
Clélia prétendait qu’il ne fallait pas tenter Dieu ; que ce fils si chéri était le fruit d’un crime, et que, si encore l’on irritait la colère céleste, Dieu ne manquerait pas de le retirer à lui. Fabrice reparlait de sa destinée singulière : L’état que le hasard m’a donné, disait-il à Clélia, et mon amour m’obligent à une solitude éternelle, je ne puis, comme la plupart de mes confrères, avoir les douceurs d’une société intime, puisque vous ne voulez me recevoir que dans l’obscurité, ce qui réduit à des instants, pour ainsi dire, la partie de ma vie que je puis passer avec vous.
Il y eut bien des larmes répandues. Clélia tomba malade ; mais elle aimait trop Fabrice pour se refuser constamment au sacrifice terrible qu’il lui demandait. En apparence, Sandrino tomba malade ; le marquis se hâta de faire appeler les médecins les plus célèbres, et Clélia rencontra dès cet instant un embarras terrible qu’elle n’avait pas prévu ; il fallait empêcher cet enfant adoré de prendre aucun des remèdes ordonnés par les médecins ; ce n’était pas une petite affaire.
L’enfant, retenu au lit plus qu’il ne fallait pour sa santé, devint réellement malade. Comment dire au médecin la cause de ce mal ? Déchirée par deux intérêts contraires et si chers, Clélia fut sur le point de perdre la raison. Fallait-il consentir à une guérison apparente, et sacrifier ainsi tout le fruit d’une feinte si longue et si pénible ? Fabrice, de son côté, ne pouvait ni se pardonner la violence qu’il exerçait sur le cœur de son amie, ni renoncer à son projet. Il avait trouvé le moyen d’être introduit toutes les nuits auprès de l’enfant malade, ce qui avait amené une autre complication. La marquise venait soigner son fils, et quelquefois Fabrice était obligé de la voir à la clarté des bougies, ce qui semblait au pauvre cœur malade de Clélia un péché horrible et qui présageait la mort de Sandrino. C’était en vain que les casuistes les plus célèbres, consultés sur l’obéissance à un vœu, dans le cas où l’accomplissement en serait évidemment nuisible, avaient répondu que le vœu ne pouvait être considéré comme rompu d’une façon criminelle, tant que la personne engagée par une promesse envers la Divinité s’abstenait non pour un vain plaisir des sens, mais pour ne pas causer un mal évident. La marquise n’en fut pas moins au désespoir, et Fabrice vit le moment où son idée bizarre allait amener la mort de Clélia et celle de son fils.
Il eut recours à son ami intime, le comte Mosca, qui, tout vieux ministre qu’il était, fut attendri de cette histoire d’amour qu’il ignorait en grande partie.
 Je vous procurerai l’absence du marquis pendant cinq ou six jours au moins : quand la voulez-vous ?
À quelque temps de là, Fabrice vint dire au comte que tout était préparé pour que l’on pût profiter de l’absence.
Deux jours après, comme le marquis revenait à cheval d’une de ses terres aux environs de Mantoue, des brigands, soldés apparemment par une vengeance particulière, l’enlevèrent, sans le maltraiter en aucune façon, et le placèrent dans une barque, qui employa trois jours à descendre le Pô et à faire le même voyage que Fabrice avait exécuté autrefois après la fameuse affaire Giletti. Le quatrième jour, les brigands déposèrent le marquis dans une île déserte du Pô, après avoir eu le soin de le voler complètement, et de ne lui laisser ni argent ni aucun effet ayant la moindre valeur. Le marquis fut deux jours entiers avant de pouvoir regagner son palais à Parme ; il le trouva tendu de noir et tout son monde dans la désolation.
Cet enlèvement, fort adroitement exécuté, eut un résultat bien funeste : Sandrino, établi en secret dans une grande et belle maison où la marquise venait le voir presque tous les jours, mourut au bout de quelques mois. Clélia se figura qu’elle était frappée par une juste punition, pour avoir été infidèle à son vœu à la Madone : elle avait vu si souvent Fabrice aux lumières, et même deux fois en plein jour et avec des transports si tendres, durant la maladie de Sandrino ! Elle ne survécut que de quelques mois à ce fils si chéri, mais elle eut la douceur de mourir dans les bras de son ami.
Fabrice était trop amoureux et trop croyant pour avoir recours au suicide ; il espérait retrouver Clélia dans un meilleur monde, mais il avait trop d’esprit pour ne pas sentir qu’il avait beaucoup à réparer.
Peu de jours après la mort de Clélia, il signa plusieurs actes par lesquels il assurait une pension de mille francs à chacun de ses domestiques, et se réservait, pour lui-même, une pension égale ; il donnait des terres, valant 100.000 livres de rente à peu près, à la comtesse Mosca ; pareille somme à la marquise del Dongo, sa mère, et ce qui pouvait rester de la fortune paternelle, à l’une de ses sœurs mal mariée. Le lendemain après avoir adressé à qui de droit, la démission de son archevêché et de toutes les places dont l’avaient successivement comblé la faveur d’Ernest V et l’amitié du premier ministre, il se retira à la Chartreuse de Parme, située dans les bois voisins du Pô, à deux lieues de Sacca.
La comtesse Mosca avait fort approuvé, dans le temps, que son mari reprît le ministère, mais jamais elle n’avait voulu consentir à rentrer dans les états d’Ernest V. Elle tenait sa cour à Vignano, à un quart de lieue de Casal Maggiore, sur la rive gauche du Pô, et par conséquent dans les états de l’Autriche, Dans ce magnifique palais de Vignano, que le comte lui avait fait bâtir, elle recevait les jeudis toute la haute société de Parme, et tous les jours ses nombreux amis. Fabrice n’eût pas manqué un jour de venir à Vignano. La comtesse en un mot réunissait toutes les apparences du bonheur, mais elle ne survécut que fort peu de temps à Fabrice, qu’elle adorait, et qui ne passa qu’une année dans sa Chartreuse.
Les prisons de Parme étaient vides, le comte immensément riche, Ernest V adoré de ses sujets qui comparaient son gouvernement à celui des grands-ducs de Toscane.
TO THE HAPPY FEW

Stendhal, La Chartreuse de Parme, tome 1, Paris, L. Conquet, 1883, pp. 422-432.
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