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Extrait

Rêveries politiques des derniers habitants de Paris.

Alfred Franklin, Les ruines de Paris en 4875, documents officiels et inédits, 1875, p. 121-125.
Les ruines de Paris en 4875, réédité à de nombreuses reprises, jusqu’en 1908 (il prend d’ailleurs le titre de Paris en 4908) prend la forme de rapports de savants canaques qui partent en expédition archéologique à Paris. Mais c’est sans compter sans les mœurs étranges des indigènes encore présents sur place…
 

Monsieur le Ministre,

C’est le désespoir dans le cœur que je prends la plume pour rédiger ce rapport, le dernier sans doute que Votre Excellence recevra de Paris. Je ne veux cependant tenter ici aucune justification de ma conduite, je ne veux me livrer à aucune récrimination contre les hommes que vous m’aviez donnés pour auxiliaires et qui ont si lâchement trahi le drapeau calédonien ; je dois à Votre Excellence un récit sincère et impartial des faits, le voici.

Depuis le commencement du mois de mars, j’avais remarqué parmi nos soldats quelques tendances à la mutinerie ; la répression fut prompte, énergique, et pourtant inefficace. Bientôt des murmures, des menaces même montèrent jusqu’à moi. J’interrogeai des officiers, et leurs réponses embarrassées, évasives, ne m’apprirent rien. Résolu à en finir, j’annonçai que je passerais les troupes en revue le lendemain. Je couchai à bord, et vers midi j’arrivais dans l’avenue des Chefs-Illustres, où tous les corps étaient rangés en bataille.

Un spectacle navrant s’offrit à mes yeux. La plupart des hommes avaient refusé de revêtir leur grand uniforme et portaient la tenue de travail. Mêlés aux indigènes, ils riaient, chantaient, fumaient leur pipe, se passaient de main en main des bouteilles, qu’une fois vidées, ils lançaient au loin. À mon arrivée, les officiers prirent leur rang, mais ils restèrent muets et impassibles. Dès les premiers pas que je fis dans l’avenue, je fus accueilli par des hourras, des exclamations, des cris confus dont je ne pouvais deviner le sens. Il semblait que ces malheureux eussent été subitement frappés de vertige. Je voulus parler, les cris redoublèrent, et je parvins à distinguer ces phrases : À bas le capital ! Plus d’exploitation de l’homme par l’homme ! Gloire aux syndicats ! Confédération générale du Travail ! etc., etc.

Je compris tout.

Je compris la faute que j’avais commise en laissant mes troupes fréquenter les indigènes. Mais les rêveries politiques de ces barbares étaient si naïvement insensées que la contagion de pareilles folies semblait impossible. Hélas, j’en suis convaincu aujourd’hui, ils ne se trompent point les érudits qui affirment que Nouméa doit son origine à une colonie française. La voix du sang s’est fait entendre, il n’a fallu qu’une étincelle pour réveiller des instincts assoupis depuis près de trente siècles !

Alfred Franklin, Les ruines de Paris en 4875, documents officiels et inédits, 1875, p. 121-125.