L'eau violente des auteurs médiévaux

© Bibliothèque nationale de France
Avant les grands voyages de la Renaissance, la mer est restée longtemps le domaine de la peur.
Cette scène, peinte par Giovanni da Fano, représente le naufrage de Sigismond Malatesta, l’un des épisodes qui inspira Basinio de Basini dans son poème épique consacré à la lutte de Malatesta contre Alphonse Ier, roi de Naples et de Sicile.
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Le navire dans la tempête

Tempête
À leur retour de Troie, les Grecs sont surpris par la tempête, manifestée surtout par les vents sur cette enluminure où la mer paraît fort peu dangereuse par elle-même. Contrairement à ce qu’assure le récit, les bateaux, tenus par leur ancre, ne semblent pas risquer le naufrage.
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Au Moyen Âge, la nature est le grand réservoir de symboles, surtout la mer, symbole du monde changeant et instable, la mer houleuse représentant les dangers et les difficultés du monde. Le navire relie des terres séparées par l’eau ; aussi l’acte de passer d’une rive à l’autre symbolise-t-il le passage d’un monde à un autre. Le navire est donc l’attribut d’une traversée accomplie, par les vivants ou par les morts. Il est tour à tour véhicule des âmes et des démons, véhicule des dieux et des héros et, comme dans la tradition chrétienne, il symbolise l’Église : le navire est aussi la demeure de Dieu et le Christ, le pilote de la vie des chrétiens. Ce que la Bible a transmis avec la plus grande générosité au Moyen Âge, c’est toute une collection d’images et de symboles reposant principalement sur ces deux formes littéraires que sont la comparaison et la parabole. Celles qu’elle a élaborées sur le thème du navire dans la tempête ont eu la plus grande audience au Moyen Âge. Rappelons aussi le rôle pédagogique de l’image depuis Grégoire le Grand. L’enseignement de la religion et les actes de dévotion se faisaient d’une façon, pourrait-on dire, « audiovisuelle ». La parole y dominait, mais la figuration y était considérable.

Grecs surpris par une tempête
Après le sac de Troie, les Grecs rentrent en ordre dispersé : la plupart feront naufrage, ceux qui atteignent leur patrie ne rencontrent que des difficultés et des ennemis. Ménélas veut reprendre la mer au plus vite tandis qu’Agamemnon reste pour sacrifier à Athéna. Les deux frères ne se reverront plus. Alors qu’Agamemnon, Diomède et Nestor rentrent sans trop d’encombres, Ménélas échoue en Égypte et erre huit années en Méditerranée orientale. Dès qu’il rentre à Mycènes, Agamemnon est égorgé par Égisthe, l’amant de sa femme Clytemnestre. C’est Ulysse qui connaîtra le plus long retour, le plus difficile : quittant Troie avec six cents hommes, il ne retrouvera Ithaque que dix ans plus tard, seul, devant affronter une foule de prétendants à son trône.
Nestor raconte à Télémaque les retours des Grecs après la prise de Troie : « Quand sur sa butte, enfin, nous eûmes saccagé la ville de Priam et que, montés à bord, un dieu nous dispersa, c’est Zeus qui, dans son cœur, nous médita pour lors un funeste retour… » (Od. , III, 130-329)
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Le Déluge
Quant aux scènes de déluge, elles témoignent souvent d’une grande intensité dramatique. Le Déluge et ses eaux mortelles font ressortir la figure du Christ triomphant de la mort et, par le même glissement d’un plan symbolique à un autre, il figure également le chrétien sorti régénéré par l’eau du baptême où il a été plongé. L’arche est donc le symbole de la demeure protégée par Dieu. Sanctuaire mobile, symbole de la présence de Dieu parmi le peuple de son choix, elle est enfin le symbole de l’Église, ouverte à tous pour le salut du monde.
On peut dire qu’il y a deux espèces de déluge : celui qui détruit, celui qui renouvelle. Le déluge dévorateur peut revêtir lui aussi deux formes : le premier, c’est la grande lame, la vague colossale, « la vague scélérate » qui se dresse au niveau des plus hauts sommets, barre l’horizon, avance inexorable ; l’autre, c’est la montée insidieuse de la marée.

Noyade des égyptiens dans la mer Rouge
Les hébreux vivaient depuis quatre cents ans dans la région de Goshen qui, d'après la Bible, se trouve entre les bras plus nombreux alors du delta du Nil. Ils fuient au plein milieu de la nuit et se retrouvent bloqués au bord de cette étendue d'eau alors que les armées de Pharaon se sont lancées à leur poursuite. La traversée de la mer rouge est l'ultime étape avant la liberté que les Hébreux retrouvent dans le désert.
La libération d'égypte dans cette nuit miraculeuse au cours de laquelle les Hébreux, poursuivis par les égyptiens franchissent, sous la conduite de Moïse, la mer Rouge à pied sec est l'événement fondateur du judaïsme, la matérialisation dans l'histoire de la promesse faite à Abraham. Il n'est question à aucun moment de la mer Rouge dans le récit hébreu de la Bible. Le terme hébreu, Yam Souf, « la mer des joncs », désigne un lieu situé d'après la géographie biblique entre la péninsule du Sinaï et l'égypte.
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Entre mythes et désordres naturels
Quant à la « scène de la tempête », elle est la manifestation de la colère divine. Notons qu’au Moyen Âge, l’événement calamiteux, la catastrophe naturelle, est toujours l’expression d’un dessein de Dieu, d’un avertissement et, généralement, d’une punition. Prenons par exemple l’un des textes évoquant la description de la grande onde de tempête du 16 janvier 1219, qui a marqué le début des ravages de la Zélande et de la Frise et de l’entrée de la mer vers le lac Flevo, constituant le futur Zuiderzee. Emon, abbé de Wittwerum, a bien vu les raisons naturelles du fléau, dû « au hasard des vents », à leur « retournement », sur une mer « déjà démontée »… Mais la cause véritable, au-dessus de toutes les autres, comme l’a dit saint Augustin, c’est la volonté de Dieu.
Toutes les catastrophes naturelles impliquent, à un niveau ou à un autre, le facteur humain, la dialectique nature-homme. Mais, au Moyen Âge, la catastrophe naturelle était mieux supportée qu’aujourd’hui, car elle était perçue comme une manifestation de la Providence. Cette notion de « catastrophe naturelle », en fait, n’existait pas, car la catastrophe était avant tout la marque de la punition d’une faute individuelle ou collective.
Les pires cataclysmes sont peut-être les ondes de tempêtes (le Sturmflut, unissant forces du vent et forces de la mer), dont l’Occident garde des souvenirs angoissants et des traces durables. Depuis 709 (?), le Mont-Saint-Michel est « au péril de la mer » – la forêt de Scissy a disparu et les marais de Dol n’ont pu être reconquis qu’après l’établissement de la digue du 11e siècle.
La mer déchaînée est assimilée à l’animal qui braie, animal qui, comme Satan, comme la Bête, signifie les tendances inférieures de l’homme déchu. L’esprit chevauche la matière, qui doit lui être soumise, mais qui échappe parfois à sa direction.
Le thème littéraire

Affiche pour le film Les Dix Commandements
Ce film, le dernier du réalisateur Cecil B. DeMille, sortit en 1958 : c’était la reprise d’un film muet réalisé par DeMille en 1923. Dans cette grande production hollywoodienne, la mise en scène du passage de la mer Rouge constitue un morceau de bravoure.
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Grâce à l’intervention de la tempête, on peut modifier à volonté le cours des événements. Yseult sera séparée au dernier moment de son bien-aimé. Chez Chrétien de Troyes, c’est une tempête qui réunira enfin, après une série d’aventures extraordinaires, Guillaume d’Angleterre et son épouse. Celui dont on veut se débarrasser, on le livre sans secours à la merci des flots. On a ainsi le sentiment réconfortant de ne pas l’avoir tué d’une manière précise, de laisser à Dieu la décision de le sauver. L’adieu au bord de la mer est à la fois le plus déchirant et le plus littéraire des adieux. Toujours prête à engloutir, à dévorer, cette mer incertaine, mouvante, pleine de monstres et de mystères, soumise aux caprices de l’air, est pour le héros un ennemi sans visage, un adversaire mythique dont il doit triompher pour assumer son destin.

Le passage de la mer Rouge
Hommes et femmes d’Israël marchent en procession le long de vertes frondaisons : ces illustrations s’inspirent du chapitre XIV de l’Exode et de contes folkloriques.
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La mer est aussi un espace de fuite. Le héros a la possibilité d’y changer d’identité et d’y refaire sa vie. Ce thème s’associe à celui de l’enlèvement par des pirates, celui de la réduction en esclavage s’inspirant de légendes antiques et des réalités barbaresques.
En définitive, comme le souligne Gaston Bachelard, « est-il un thème plus banal que celui de la colère de l’océan ? Une mer calme est prise d’un soudain courroux. Elle gronde et rugit. Elle reçoit toutes les métaphores de la furie, tous les symboles animaux de la fureur et de la rage […] La psychologie de la colère est au fond l’une des plus riches et des plus nuancées […] L’eau violente est un des premiers schèmes de la colère universelle. Aussi, conclut-il, pas d’épopée sans une scène de tempête. »
Pour l’homme du Moyen Âge, les tempêtes soudaines de la Méditerranée ne sont pas moins dangereuses que les tourmentes de l’océan. La Méditerranée, mer intérieure, est certes plus rassurante que l’océan sans limites et les regards sur la mer peuvent assurément être opposés lorsqu’ils émanent d’un Méditerranéen et d’un Ponantais, mais leur nature ne diffère pas essentiellement, et les procédés de description offrent de singulières ressemblances. Toutefois, à une geste « pan-française » s’oppose une épopée aquitaine, anglo-normande et maritime dans laquelle la mer détermine plus résolument les activités politiques, économiques, stratégiques et mêmes culturelles. Les textes les plus descriptifs – le récit du voyage de saint Brandan, le roman de Brut, le roman breton de Tristan – sont d’origine celtique ou normande.
Topos, peut-être, que ce péril de mer, mais la crainte semble réelle. Malgré les instruments et les cartes, sans doute présents sur les navires avant la fin du 13e siècle, malgré surtout les bonnes connaissances empiriques de la navigation que possèdent pilote et matelots, ceux-ci apparaissent dans une douloureuse impuissance devant le déchaînement des éléments, ainsi que le relatent toutes les chroniques de navigations. Il faut ajouter qu’avant l’époque des grandes découvertes le cabotage routinier dans des mers sans mystère était beaucoup moins favorable à l’enfantement et à l’enrichissement des mythes que les voyages d’exploration.
Mais l’eau possède davantage une fonction ambivalente : elle est à la fois eau de vie et eau de mort. Elle a un pouvoir destructeur et un pouvoir sotériologique. Dans son essai sur L’Eau et les rêves, Gaston Bachelard écrivait : « Aucune utilité ne peut légitimer le risque immense de partir sur la mer. Pour affronter la navigation, il faut des intérêts puissants. »
Provenance
Cet article provient du site La Mer, terreur et fascination (2005), réalisé en partenariat avec la ville de Brest dans le cadre du pôle associé Océanographie.
Lien permanent
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