Utopie et religion

© Andrew Joseph Russell
Famille de mormons
La construction de l'Union Pacific Railroad ouvrit les territoires de l'Ouest aux états de l'Est et à ses habitants. Déjà vivement contestée par les autorités fédérales, la polygamie pratiquée par les mormons inspira des dessins humoristiques, des illustrations pour les magazines populaires et des photographies comme celle-ci. Qu'elle ait été mise en scène (comme beaucoup l'ont prétendu) ou non, elle témoigne de la fascination qu'exerçait cet aspect du mormonisme. Dans les premières années de son église, la position de son fondateur, Joseph Smith, était peu claire sur ce sujet, et la question était vivement débattue par les fidèles. Même en 1843, après que Smith eut reçu une révélation sur le « mariage céleste », il continua de dénoncer publiquement cette pratique tout en entretenant lui-même plusieurs femmes. Son assassinat en 1844 fut perçu par beaucoup de mormons hostiles à la polygamie comme un châtiment de Dieu en raison de sa conduite scandaleuse. Sous l'autorité de Brigham Young, l'église mormone accepta officiellement la polygamie en 1852. Ses partisans plaidèrent qu'elle était nécessaire à la « fraternité pleine et entière avec Dieu » et qu'elle apportait la certitude d'une « postérité nombreuse et fidèle élevée et éduquée dans les principes de la droiture et de la vérité ». Tout au long des années 1870 et 1880, la question fut au centre d'un âpre débat au niveau fédéral tandis que l'Utah voulait être reconnu comme un état. Les autorités fédérales ayant déclaré la polygamie illégale, l'église l'interdit officiellement en 1890 et, en 1896, l'Utah eut gain de cause. De nos jours, le débat continue d'agiter la communauté mormone.
© Andrew Joseph Russell
Instaurer le paradis sur la terre…
« La religion dans tous les États a une si grande influence […] que je me suis imaginé qu’avant de parler des lois, du gouvernement et des mœurs des Ajaoïens, je devais donner une juste idée de […] leurs sentiments sur ce qu’on nomme vulgairement Religion. » Placée au début de La République des philosophes de Fontenelle,1 la remarque souligne l’importance considérable de la question religieuse dans la pensée utopique : pensée construite en grande partie par opposition au catholicisme, mais qui, le plus souvent, finit par imaginer des religions de substitution, jugées nécessaires au bon fonctionnement de la « cité idéale ».

Vision de la Cité de Dieu
Saint Augustin est ici représenté tel un savant de la Renaissance à son pupitre, plongé dans la contemplation d'une cité flottant au-dessus de sa tête. Dans cette cité céleste, des chercheurs ont vu la cité de Dieu aussi bien que la ville de Florence, avec le fameux dôme de Brunelleschi au sommet de la cathédrale Santa Maria del Fiore. Le dôme n'avait été achevé que cinq ans avant la peinture de ce manuscrit et l'auteur de cette miniature, Zanobi di Strozzi, travaillait à Florence ou dans les environs depuis de longues années.

Les trois âges
La vision de l'Église développée par Joachim de Flore ne s'apparente pas tant à l'ecclésiologie qu'à une lecture mystique de la Création, qui ne pouvait valoir à son auteur qu'une grande réputation, souvent sulfureuse il est vrai.
Les trois cercles enlacés figurent, au cœur de cette conception singulière, un temps trinitaire marqué par l'âge du Père, avant l'Incarnation, suivi par l'âge du Fils, et tendu vers celui de l'Esprit, qui devrait voir, d'après Joachim, la Parousie advenir au terme d'une transformation progressive de l'humanité, ou d'un progrès métamorphique. Au centre, les lettres IE, EU, UE, reliées deux à deux, forment le nom hébreu « Yahve » , clairement explicité : « IE désigne le Père, EU le Fils, UE l'Esprit-Saint, c'est-à-dire les trois personnes de la divinité, indivisibles […] Si I est le Père, E l'Esprit-Saint, U le Fils, le nom même de Dieu montre clairement que l'Esprit procède du Père, de la même manière qu'il procède du Fils. » Au nom des trois personnes de la Trinité, chacune au sommet du cercle correspondant, est associé chacun des trois états (status) en bas. L'alpha et l'oméga rappellent « le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob » commencement et fin de toutes choses, tandis que les noms d'Abraham, de Jean-Baptiste et l'évocation du temps présent (præsens tempus) suggèrent les étapes du déroulement d'un temps qui doit s'achever dans la grande révolution de l'Esprit, la Pentecôte éternelle.
Bibliothèque nationale de France
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Depuis Chateaubriand, en effet, il est devenu banal de constater que la pensée utopique procède directement des hérésies chrétiennes. L’une de ses sources les plus claires se trouve dans l’œuvre de Joachim de Flore (1130-1202), qui prophétise la venue d’un « troisième âge », succédant à celui du Père et à celui du Fils : l’âge du Saint-Esprit. Celui-ci sera l’âge adulte de l’humanité, le temps de la paix, de la vérité, de la justice parfaite et de la pleine liberté. L’utopisme n’aura qu’à reprendre cette idée, en précisant que ce n’est pas à l’Esprit divin mais à l’homme lui-même qu’il appartiendra d’établir l’ère nouvelle. C’est ce que fait au 17e siècle l’un des principaux héritiers de Joachim de Flore, le dominicain Campanella, qui attend que s’instaure « sur la terre un Prélude de Paradis ».
… sans le secours de la grâce divine
Or, cette idée d’une perfection terrestre, réalisée par l’homme sans le secours de la grâce divine, est en rupture radicale avec le christianisme traditionnel. Elle implique en effet un véritable démantèlement doctrinal de ce dernier : la disparition des dogmes de la chute et de la rédemption (l’humanité n’ayant plus besoin du sacrifice du Christ pour s’arracher au péché originel), le primat de la raison, du monde et du bonheur humain, le refus du mystère et la dévalorisation du salut. C’est pourquoi la plupart des œuvres utopiques adoptent des positions critiques à l’égard du christianisme, position qui coïncide avec leur volonté de contester globalement un ordre social et politique dont la religion chrétienne demeure le fondement essentiel.

Gravure satirique d’inspiration protestante
Une cloche retournée, fêlée et débordante de soupe, où nagent mitres et crosses, bout sur un feu alimenté par le corps de trois martyrs réformés. Surgie du ciel, la Vérité armée du glaive des saints Evangiles renverse le tout.
Bibliothèque nationale de France
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Liberté et tolérance obligatoires
À l’égard du problème religieux, les utopies se divisent en deux groupes : celles qui conservent (ou adoptent) le christianisme, dans une version profondément édulcorée, optimiste et rationalisée ; et celles qui possèdent une autre religion (Campanella), ou encore qui n’en reconnaissent aucune (comme les Ajaoïens de Fontenelle, « esprits forts, sans autre préjugé que celui de se soumettre » à la raison).

Credo d’une religion nouvelle
Le « Nouveau Christianisme » conçu par Saint-Simon dans ses dernières années est un composé étrange : il entend combiner la maîtrise matérielle de l'univers fondée sur la rationalité scientifique et une spiritualité qui les légitiment et les vivifient à la fois. Transfigurant sans les abolir totalement les dogmes du christianisme, cette religion est bien contemporaine de l'essor économique dont Saint-Simon n'avait vu que le début ou même seulement prophétisé l'imminence : machinisme, grands travaux, unification du globe terrestre en un ensemble unique. La foi que suppose cette religion est aussi un puissant moteur pour entreprendre.
Bibliothèque nationale de France
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Par-delà la diversité du contenu et l’exotisme théologique, on distingue quelques points communs à la plupart de ces systèmes. Tout d’abord, les utopies, si inflexibles à l’égard de la moindre transgression de leurs lois, prônent en revanche la plus grande tolérance dans l’ordre religieux. Inversion totale de la situation dominante à l’époque, qui s’explique pour des raisons essentiellement pratiques : rien ne paraît si menaçant pour l’unité de la société que les passions religieuses. La liberté et la tolérance obligatoires visent ainsi à empêcher toute dissidence, tout conflit qui pourrait menacer l’existence et la durée du système. D’autre part, les Utopiens n’admettent d’autre Église que celles qu’ils organisent, et qui se soumettent en tout point à leur volonté. Par suite, ces Églises sont farouchement hostiles à la papauté – comme, plus largement, à tout ce qui pourrait concurrencer leur autorité sur les âmes des sujets qui, de même que leurs corps, sont du seul ressort de la cité.
Provenance
Cet article a été publié à l’occasion de l’exposition « Utopie, la quête de la société idéale en occident » présentée à la Bibliothèque nationale de France du 4 avril au 9 juillet 2000.
Lien permanent
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