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L'horizon apocalyptique du 16e siècle
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Albrecht Dürer, Les Cavaliers de l'Apocalypse, 1511
« Quand l’agneau ouvrit le premier des sept sceaux, je vis : c’était un cheval blanc. Celui qui le montait tenait un arc. Une couronne lui fut donnée, et il partir en vainqueur et pour vaincre ».
Dans cette représentation qui est l’une des plus saisissantes de la série, Dürer rend compte de la chevauchée funeste et inéluctable des quatre cavaliers de l’Apocalypse, qui paraissent surgir des nuées et écrasent tous ceux qui se trouvent sur leur passage, sans distinction de catégorie sociale.
Dürer rend palpable la vitesse de la cavalcade en étageant les cavaliers, dont les chevaux ne galopent pas au même rythme.
Effervescence apocalyptique en Europe
Des prédicateurs italiens
Durant les dernières décennies du Moyen Âge, dans la Péninsule italienne, des prédicateurs vont et viennent. Ils apostrophent une humanité accusée d’être parvenue à un paroxysme d’oubli des commandements divins. L’un d’eux, en 1491, à Rome, annonce des calamités terribles qui entraîneront la ruine de l'Église. À Florence, à partir de 1492, le dominicain Savonarole prophétise qu’un déluge de feu menace de détruire l’Italie et exige des Florentins qu’ils fassent pénitence et qu’ils prient, afin de solliciter le pardon divin.
La crainte du Déluge
De petits imprimés relatent le déluge d'eau subi par la ville de Rome le 4 décembre 1495 comme un ultime appel divin à la pénitence, ou dépeignent un monstre hermaphrodite apparu en 1512 à Ravenne comme une allégorie des péchés d’orgueil et de luxure devant sous peu susciter le courroux divin. En 1513, un franciscain prophétise à Florence les tribulations imminentes qui précèderont la venue de l'Antéchrist. En 1526, à Castelbaldo, la naissance d’un enfant monstrueux semble annoncer la venue d’un faux prêcheur apocalyptique. Surtout, des astrologues prédisent une submersion aquatique qui serait une punition divine et engloutirait de nombreuses cités.
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Une prédiction du Déluge
Le début des années 1520 est marquée dans le Saint-Empire romain germanique par un grand nombre de publications à caractère astrologique, en vue de la « Grande conjonction » de 1524, marquée par l’alignement des planètes Saturne et Jupiter et par la conjonction de toutes les planètes dans la constellation des poissons. Placé de ce fait sous le signe de l’eau, cet événement a favorisé les craintes liées à la résurgence du Déluge biblique et au déclenchement de l’Apocalypse.
Cet ouvrage du protestant Leonhard Reynmann associe ainsi ces considérations astrologiques avec les préoccupations propres à son temps, prédisant une révolte paysanne massive en 1524.
Domaine public
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Monstre engendré à Ravenne du temps du pape Iule second et du roy Loys douzième
Alors que les Guerres d’Italie battent leur plein, en 1511, un monstre serait apparu à Ravenne, doté d’une unique corne, d’ailes et d’un unique pied semblable à celui d’un oiseau : un signal de la colère de Dieu contre les péchés du monde selon Pierre Boaistuau, repris ensuite par Ambroise Paré.
Il ne s’agit là que de l’un des nombreux monstres décrits par l’auteur, dont l’ouvrage connaît une grande fortune critique plusieurs rééditions.
Domaine public, Licence ouverte-open licence
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L’angoisse de ce déluge universel pronostiqué pour 1524 puis repoussé entre 1533 et 1540, court aussi au Portugal, en Espagne, à l’est de l’Europe en Pologne… En Angleterre, au début de 1524, des Londoniens se réfugient dans le Kent sur des hauteurs en espérant ainsi survivre à la montée des eaux. Les Pays-Bas ne sont pas épargnés par la montée en puissance de la fantasmagorie panique : en 1525, Jehan Bellegambe peint un tryptique du Jugement dernier où la fin des Temps est représentée comme un instant terrible de violences et de souffrances, qui verra les damnés être rejetés dans un enfer de feu et de froid peuplés de démons effrayants.
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Triptyque du Jugement Dernier
Peignant dans la tradition des grands maîtres flamands qui l’ont précédé, comme van der Weyden, Jehan Bellegambe réalise ici un triptyque sur le thème du Jugement dernier. En partie supérieure, le Christ trône sur un arc-en-ciel, symbole du lien entre Dieu et les hommes. Au-dessous, sur la terre, les défunts sortent de leurs tombes au son des trompettes. De la main droite, le Christ bénit les élus, les invitant à entrer dans le paradis de la Jérusalem célestre ; de la gauche, il maudit les damnés, promis à l’enfer.
Thème récurrent dans l’art depuis le Moyen Âge, le Jugement dernier traduit les craintes eschatologiques des chrétiens, notamment à la Renaissance.
Staatliche Museen zu Berlin, Gemäldegalerie/Dietmar Gunne Public Domain Mark 1.0
Staatliche Museen zu Berlin, Gemäldegalerie/Dietmar Gunne Public Domain Mark 1.0
L’Antéchrist dans le Saint-Empire
Dans le Saint-Empire, dès 1480, sont mises en circulation des pronostications astrologiques paniques : Johannes Lichtenberger annonce l’entrée du monde dans une période de guerres, massacres, pestes…, en châtiment des péchés humains ; l’intensité de ces calamités sera aussi puissante que dans les jours qui précédèrent le déluge biblique. D’autres imprimés décrivent les signes effrayants qui partout surgissent en disant que la pénitience est nécessaire – triple soleil, brandons au ciel, naissances de monstres, comètes néfastes, etc. Le Malleus Maleficarum, quant à lui, dépeint un monde travaillé par les sorciers et sorcières qui, toujours plus nombreux, signifient une imminence apocalyptique.
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Le diable présente à saint Augustin le livre des vices
Ce tableau destiné à l’autel d’une église met face à face saint Augustin et le diable, qui lui présente un livre où sont inscrits tous les vices.
CC BY-SA 4.0
CC BY-SA 4.0
Le diable angoisse, d’autant qu’il est difficile à identifier parce qu’il change d’apparence. Il est le « trompeur », celui qui peut s’emparer des âmes à leur insu. En Allemagne, Michael Pacher le peint en 1483 : il est doté d’ailes de chauve-souris, d’un derrière qui a des yeux, de sabots de chèvres, de mains griffues, d’une queue de vache, et d’un visage à la fois léonin et simesque aux yeux rouges et surmonté de cornes de bouc ; il est verdâtre comme un serpent.
L'histoire humaine avance vers sa fin qui est inéluctablement proche. En 1498, Dürer grave les quinze planches de l’Apocalypse, dont celles figurant quatre cavaliers piétinant des monceaux de cadavres. Hans Virdung affirme dans ses Practica von dem Entchrist (1510) que tout le monde parle de la venue de l'Antéchrist.
Angoissement et désangoissement
Les fondements apocalyptiques de la Réforme
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Le couronnement du Christ et celui du pape
Lucas Cranach fait partie des artistes qui mettent en images la Réforme protestante à ses débuts. Outre ses portraits de grandes figures comme Luther ou Mélanchton, il produit des séries d’estampes illustrant les principes mis en valeur par les protestants.
Dans cette série de vingt-six images, il oppose des épisodes de la vie du Christ et de l’Antéchrist, identifié au pape. Ainsi, face au Rédempteur couronné d’épines avant sa crucifixion prend place le pape, entouré de membres du clergé qui installent la tiare sur sa tête en grande cérémonie tandis qu’au-dehors la guerre fait rage. Le texte qui accompagne l’image, écrit par Philippe Mélanchton, explique que ces symboles impériaux utilisés par le souverain pontife en mémoire de Constantin sont un mensonge de l’Église, les empereurs romain n’ayant jamais porté de couronne.
Née quelques décennies avant la Réforme, l’imprimerie est un vecteur majeur de sa diffusion, tant par le texte que par l’image.
© The Trustees of the British Museum. Shared under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International (CC BY-NC-SA 4.0) licence
© The Trustees of the British Museum. Shared under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International (CC BY-NC-SA 4.0) licence
En retour, Luther est aux yeux de ses adversaires la Bête de l'Apocalypse qui persécutera l’Eglise. Les 6000 ans du monde sont achevés, et sous peu les églises seront brûlées et les prêtres persécutés si les chrétiens ne se réveillent pas, est-il prophétisé.
Un regain des angoisses
Dans ce contexte, l’imaginaire apocalytique trouve une recharge alternative avec les Schwärmer ou « transportés en Dieu » : le temps du monde doit être témoin désormais une lutte mortelle opposant les impies, catholiques et luthériens, et ceux qui, saisis intérieurement par la parole vivante de Dieu, seraient inspirés pour inaugurer une durée de mille ans de félicité. L’année 1533, 1500 ans après la mort du Christ, voit pour quelques mois, dans la ville de Münster en Westphalie, l’instauration d’un « nouveau temple de Dieu », sans argent, sans propriété, d’où débuterait la fin de la « captivité babylonienne. »
Calvin, vecteur de désangoissement
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Le pape à l’assaut de la Cité de Dieu assiégée par des hérétiques
Prêtre catholique, infatigable pourfendeur du protestantisme, Artus Désiré publie de nombreux opuscules de controverse véhiculant les idées de la Contre-Réforme. Ses ouvrages font souvent appel à des signes et des visions à connotation apocalyptique. Dans cet ouvrage, le pape, le clergé, mais aussi l’empereur et le roi de France sont représentés en défenseurs de la foi catholique, symboliquement dépeinte comme la Jérusalem céleste assiégée par les réformateurs.
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France
Dans cette optique, l'angoisse devient offense à Dieu. Sans doute ce contexte joue-t-il un rôle dans le mouvement de conversion qui touche la société française à partir de 1540. En 1562, elle compte jusqu’à 20% de sympathisants des « idées nouvelles ».
La conversion est synonyme de désangoissement ; mais en retour, elle produit aussi auprès de ceux qui demeurent dans l’Église romaine, selon le prêtre Artus Désiré, la certitude que « l'hérésie est un présage/De la fin de ce mortel monde » parce qu’elle a été suscitée par Satan pour faire avancer le temps de « la venue de l’Antéchrist » dont Calvin est le « messager ».
Eschatologie et devoir de violence
La crainte de l’hérésie
En France, nombreux sont aussi les petits imprimés qui, à propos d’un tremblement de terre, d’une inondation, d’une comète, proclament que la malédiction apocalyptique est en instance de s'abattre sur un peuple qui a oublié les commandements de Dieu et écoute l'hérésiarque Luther.
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Météorité d’Ensisheim
Le 7 novembre 1492, une météorite tombe dans un champ aux environs d’Ensisheim, bourgade proche de Colmar, causant une forte explosion. Rapidement diffusé grâce à l’imprimerie, l’événement arrive jusqu’aux oreilles de Maximilien Ier, qui y voit un présage favorable en vue de sa prochaine campagne militaire contre Charles VIII.
Stéphane Esquirol, wikiemedia commons, CC BY-SA 4.0
Stéphane Esquirol, wikiemedia commons, CC BY-SA 4.0
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Météorité d’Ensisheim
Le 7 novembre 1492, une météorite tombe dans un champ aux environs d’Ensisheim, bourgade proche de Colmar, causant une forte explosion. Rapidement diffusé grâce à l’imprimerie, l’événement arrive jusqu’aux oreilles de Maximilien Ier, qui y voit un présage favorable en vue de sa prochaine campagne militaire contre Charles VIII.
Domaine public
Domaine public
En 1530, circule ainsi une image adressée « à tous bons chrestiens et chrestiennes » ; elle montre comment une femme, infectée de l'hérésie malgré les avertissements du curé de sa paroisse, accoucha d'un enfant monstrueux dont la tête regardait vers le dos. Preuve est donnée du terrible jugement de Dieu qui guette « les mauldictz et abhominables chiens Leutheriens ».
Nous pouvons bien voir combien le jour du Jugement s'approche, car malice abonde plus que jamais. Il semble qu'il n'y a point de Dieu comme nous vivons.
Une nécessaire violence
Prédicateurs et polémistes redisent, dans le royaume de France, que les temps sont courts et que laisser vivre des « hérétiques » auprès de soi revient à se condamner soi-même aux peines de l’Enfer. Il y a absolue urgence dans cette perspective d’imminence apocalyptique.
L’angoisse eschatologique, face à des « hérétiques » qui veulent détruire l’Église du Christ et qui à partir de 1560 multiplient les actes iconoclastes, secrète un désir de violence. Dieu exige la violence absolument, est-il dit et redit, prenant appui sur le texte biblique. Assassinats et massacres sont mis en scène selon des rituels symboliques qui dévoilent la Bête de l’Apocalypse qu’est chaque « hérétique ».
quand ton frère, fils de ta mère, ou ton fils, ou ta fille, ou ta femme qui est en ton sein, ou ton prochain, lequel t'est comme ton ame, te viendra inciter, disant en secret : Allons et servons aux autres Dieux, lequel tu n'as cogneu toy ne tes pères […] ne luy consents... Mais tu l'occiras: ta main sera sur luy la première pour le mettre à mort: et après la main de tout le peuple […].
Une réactualisation de la croisade est aussi à l’œuvre. En février 1562, une troupe de combattants terrorise la Provence, précédée par un franciscain qui brandit un crucifix de bois. À Toulouse, en mai 1562, une grande sédition débute au cri de « Vive la Croix ». En 1572, les massacres de la Saint-Barthélemy à Paris et en province sont le fait d’hommes qui portent des croix blanches attachées sur leurs bonnets ou chemises.
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Massacre de la Saint-Barthélémy
La Saint Barthélemy est l’épisode le plus connu et le plus sanglant des guerres de religion, qui marquent la seconde moitié du 16e siècle en France. Dans la nuit du 23 au 24 août 1572 à Paris, les protestants sont massacrés par les hommes du roi Charles IX. Dans la semaine qui suit, entre 5000 et 10 000 hommes, femmes et enfants, sont assassinés dans toute la France.
Ces tueries s’inscrivent dans un contexte général de tensions entre les communautés religieuses, avivées par des craintes eschatologiques.
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France
À partir de 1585, les fidèles de l’Église romaine sont appelés à s’unir dans une Ligue sainte dont les ennemis sont non seulement les calvinistes, mais aussi les catholiques « hypocrites » parce que partisans de la paix civile. Nombreuses sont les identifications prophétiques des adversaires : le roi Henri III est un « Antéchrist » ; il est assassiné par un dominicain. Est proclamée la proximité du temps apocalyptique des Tribulations qui exige que chacun se sacrifie pour le salut de tous. Seules les défaites militaires de la Ligue désamorcent cette obsession d’une violence salvatrice des âmes.
Provenance
Cet article a été rédigé dans le cadre de l'exposition Apocalypse, hier et demain présentée à la BnF du 4 février au 8 juin 2025.
Lien permanent
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