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Les Fleurs du Mal

Projet de frontispice pour Les Fleurs du Mal par Félix Bracquemond
Projet de frontispice pour Les Fleurs du Mal par Félix Bracquemond

Bibliothèque nationale de France

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Baudelaire écrit depuis ses vingt ans des poèmes épars parfois publiés en revue. Il songe dès 1845 à une grand recueil de poèmes à l'architecture ordonnée et y travaille de manière acharnée pendant douze ans. Le 25 juin 1857,  Les Fleurs du Mal sortent enfin en librairie mais deux mois plus tard, Baudelaire et son éditeur sont condamnés à des amendes et à la suppression de six poèmes pour « offense à la morale publique et aux bonnes mœurs ». Le titre, volontiers provocateur, reflète plus profondément la révolution esthétique opérée par son auteur : la poésie transmue le mal et la laideur en beauté.

Genèse d'un titre

Plus de vingt ans séparent le premier projet de publication du recueil des Fleurs du Mal de son édition définitive. En 1845, la quatrième de couverture du Salon publié par Baudelaire annonce un recueil de poèmes intitulé Les Lesbiennes. Baudelaire envisage ensuite de le publier sous le titre Les Limbes (1848), mot teinté à la fois de philosophie fouriériste et de théologie catholique, dans lequel Claude Pichois voit surtout un écho du spleen et de l’attente. Le recueil est alors « destiné à représenter les agitations et les mélancolies de la jeunesse moderne » (Le Magasin des familles).

Tu m'as donné ta boue, et j'en ai fait de l'or.

Charles Baudelaire, Vers extrait d'un projet d' Épilogue pour la seconde édition des Fleurs du Mal, 1861.

C’est en 1855 que le titre définitif, suggéré par Hippolyte Babou, s’impose : le poète publie alors quinze Fleurs du Mal dans la Revue des Deux Mondes. Ce titre indique la volonté de Baudelaire d’opérer une révolution esthétique en explorant les idées, les êtres et les images qui poussent sur du « fumier », suivant l’idée selon laquelle la poésie ne peut se restreindre à l’idéal. Moraliste, Baudelaire, tout comme Pascal, voit en l’être humain à la fois l’ange et la bête et veut rendre compte de la « double postulation », vers Dieu et vers le Diable, qui le caractérise.

Structure de l'œuvre

Le recueil des Fleurs du Mal, composé initialement de cent poèmes précédés d’une adresse au lecteur en vers, est publié en 1857. Il comporte cinq sections organisées selon une progression de l’idéal vers la mort. Baudelaire insiste pour que l’on envisage celle-ci dans sa totalité. Il déclare ainsi à son avocat « le livre doit être jugé dans son ensemble, et alors il en ressort une terrible moralité ».

Les Fleurs du Mal : dédicace à Théophile Gautier
Les Fleurs du Mal : dédicace à Théophile Gautier |

Bibliothèque nationale de France

La première section, « Spleen et idéal », met en évidence la « double postulation » qui anime l’homme par la juxtaposition de poèmes qui s’opposent. Ainsi, la succession de « Duellum » et du « Balcon » illustre l’ambivalence de l’amour. La deuxième section, intitulée « Les fleurs du mal », est la plus cruelle et la plus noire. C’est en particulier dans cette section que les censeurs de Baudelaire puisent l’objet de leur indignation. Les troisième et quatrième sections « Révolte » et « Le vin » se composent de poèmes écrits avant 1848. La dernière section s’intitule « La Mort » et mène le lecteur vers l’abîme, au terme d’un parcours spirituel dont le sens apparaît clairement à Barbey d’Aurevilly, par exemple : « il y a ici une architecture secrète : l’ordre crée l’effet moral ».

La condamnation pour outrage à la morale publique

Dès sa publication, le recueil est attaqué : une campagne virulente est montée par des journalistes du Figaro, dont les articles alertent la Sureté publique ; Baudelaire est traduit devant la justice. Le substitut du procureur en charge du réquisitoire, Ernest Pinard, a déjà requis contre Flaubert en 1857. Celui-ci a cependant été acquitté. Tel n’est pas le cas de Baudelaire, condamné pour outrage à la morale publique. Outre une amende de 300 francs, le poète est contraint de retirer six pièces de son recueil : « Les bijoux », « Le Léthé », « À celle qui est trop gaie », « Lesbos », « Femmes damnées » et « Les métamorphoses du vampire ». La condamnation n’est cassée que près d’un siècle plus tard. Après plusieurs tentatives, la Société des gens de lettres parvient en effet à faire adopter la loi du 25 septembre 1946, qui permet la réhabilitation de Baudelaire le 31 mai 1949.

Charles Baudelaire
Charles Baudelaire |

Bibliothèque nationale de France

Spleen et idéal ou Le fiacre aux amours
Spleen et idéal ou Le fiacre aux amours |

Bibliothèque nationale de France

Baudelaire recompose son recueil et comble les vides laissés par les poèmes condamnés : il publie en 1861 une nouvelle édition des Fleurs du Mal, augmentée  d’une section et de trente-cinq poèmes nouveaux. Cette refonte du recueil en modifie profondément la teneur par l’apport des « Tableaux parisiens », véritable cœur de l’œuvre, où se déploie la vision baudelairienne de la modernité à travers un hommage à la ville.

J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.

Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal , Spleen, LXXVI, 1861.

Dans cette nouvelle édition des Fleurs du Mal, le poète ne se contente pas de remplacer les poèmes supprimés, mais poursuit sa recherche du beau moderne et répond à ses accusateurs. Les « Tableaux parisiens », insérés après « Spleen et idéal », sont suivis du « Vin », de « Fleurs du Mal » et de « Révolte » dans cet ordre. L’ivresse est rapprochée de la beauté du mal, tandis que la mort est précédée d’une ultime rébellion. L’édition posthume de 1868 s’insère dans les Œuvres complètes de Baudelaire publiées chez l’éditeur Michel Lévy. Elle contient cent soixante-et-un poèmes répartis en six sections, à l’image de la deuxième édition originale, ainsi que onze poèmes des Épaves et quelques autres inédits.

Une révolution esthétique

Frontispice avec portrait en médaillon de Théophile Gautier
Frontispice avec portrait en médaillon de Théophile Gautier |

Bibliothèque nationale de France

Malgré le classicisme de sa forme, le recueil de Baudelaire engage une révolution littéraire, non seulement par le choix des sujets, mais aussi par l’invention d’une nouvelle voix poétique. S’il a parfois été associé au Parnasse, Baudelaire s’éloigne de l’art pour l’art cher à Gautier. Le poète se fait à la fois héritier des romantiques et inventeur d’une poétique nouvelle.

Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Éternel et muet ainsi que la matière.

Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal , La Beauté XVII, 1861.

Baudelaire s’inscrit à la suite du romantisme dans la mesure où il est fasciné lui-même par les poètes et les écrivains, mais aussi par les peintres de cette époque, en particulier Delacroix : il admire par exemple chez lui l’expression de l’« intimité », de la « spiritualité » et de l’« aspiration vers l’infini » (Salon de 1846). Comme les romantiques, il réalise dans Les Fleurs du Mal une enquête sur sa propre sensibilité, sur le moi. Cependant, cette volonté de se connaître entièrement donne naissance à une poésie critique et lucide, et conduit le poète à trouver aussi la beauté dans le Mal.

Cette volonté d’explorer entièrement l’âme humaine le conduit également à développer l’idée d’un lyrisme impersonnel, le lyrisme tragique de la condition humaine : « il n’y aura  plus que les gens d’une mauvaise foi absolue qui ne comprendront pas l’impersonnalité volontaire de mes poésies. » Ce faisant, le poète se fait l’écho de tous les personnages qui l’entourent et donne à entendre, par sa poésie, les voix multiples de la foule qui peuple la grande ville, y compris celles de la perversion, de l’offense et du blasphème.

« Gloire et louange à toi, Satan... »
« Gloire et louange à toi, Satan... » |

Bibliothèque nationale de France

Baudelaire a révolutionné l’idée de la poésie et ce que nous pouvons en attendre. Le pouvoir de la poésie, pour lui, est celui d’un langage révélateur, qui procède de la magie, de l’alchimie. De la juxtaposition des mots naissent de nouvelles idées. Il pousse à l'extrême la démonstration des pouvoirs de l’imagination. En revanche, pour lui, le beau n’est plus lié au vrai mais au vide. La beauté ne signifie rien et ne mène pas à la vérité ; elle est tantôt froide et éternelle, tantôt mouvante et évanescente (« À une passante »), c’est-à-dire moderne.

La chute des damnés
La chute des damnés |

Bibliothèque nationale de France

Avec Baudelaire, la poésie tourne le dos à la rhétorique mais non à la conscience de soi : Les Fleurs du Mal apparaissent à maints égards comme une œuvre sur la poésie et sur la modernité esthétique. Outre les nombreux échos entre poésie et peinture, poésie et sculpture ou poésie et musique (la poésie apparaît comme une autre forme de l’œuvre du critique d’art), Baudelaire développe dans son recueil un art de l’image qui fait de lui, pour Rimbaud, le premier « voyant » puis, pour Breton ou Eluard, l’un des inventeurs de l’image surréaliste. L’esthétique de la surprise dans la métaphore ou la comparaison, l’exploration des « correspondances » horizontales entre les sens et la redéfinition de la beauté font de Baudelaire le premier moderne.

Provenance

Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2017)

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