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Le Sopha

Crébillon fils
L’Éventail cassé, gravure de Legrand d’après une peinture de Schall
L’Éventail cassé, gravure de Legrand d’après une peinture de Schall

Bibliothèque nationale de France

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Dans un décor des Mille et Une Nuits, le narrateur, Amanzéï, est transformé en sopha par Brama en punition de sa vie déréglée. À l’intention du sultan Schah Baham, qui s’ennuie, et de la sultane, il raconte les scènes dont il a été le témoin en faisant défiler sept couples… Ce « conte moral » vaut quelques mois d’exil à l’auteur, Claude-Prosper Jolyot de Crébillon dit « Crébillon fils », à cause du caractère libertin de l’ouvrage et parce que certains ont cru reconnaître Louis XV dans le personnage ridicule et amusant du sultan.

S’il est vrai qu’il y ait peu de héros pour les gens qui les voient de près, je puis dire aussi qu’il y a, pour leur sopha, bien peu de femmes vertueuses.

Crébillon fils, Le Sopha, chapitre I, 1742

Probablement rédigé entre 1734 et 1737, Le Sopha connaît une première publication confidentielle en 1739. Dans une lettre d’avril, Mme de Graffigny note : « Le livre de Crébillon est imprimé, mais on en a tiré si peu d’exemplaires qu’il est impossible d’en avoir. On dit qu’il y fait parler les sophas, les fauteuils, etc. » La première édition officielle date de février 1742, entraînant immédiatement une condamnation par les autorités et l’éloignement de Paris pendant trois mois pour son auteur, à qui on reproche l’immoralité du livre.

Un texte subversif ?

Ce texte est en tout cas libertin. Il montre le sultan des Indes, Schah-Baham, individu ignorant mais bonhomme et féru de contes, écouter en compagnie de sa favorite des histoires qu’il entrecoupe sans cesse de commentaires plus ou moins pertinents. Le conteur, Amanzéï, fidèle du dieu Brama et adepte de la métempsychose, cette « transmigration des âmes », relate ce dont il a été témoin lorsqu’il a été condamné à s’incarner en un sopha. Sous cette forme il fut l’observateur privilégié et invisible de toutes sortes de rencontres galantes. Le roman est ainsi une série de tableaux et de portraits très divers : femmes prudes, intrigantes, entretenues, hypocrites ou amoureuses, hommes manipulateurs, impuissants, menteurs, naïfs ou arrogants. Amanzéï ne pourra retrouver forme humaine que « quand deux personnes se donneront mutuellement et sur moi leurs prémices ». Ce qui bien entendu finira par arriver, permettant au narrateur de rendre compte de ces intrigues au Sultan.

Chapitre XIX
Chapitre XIX |

Bibliothèque nationale de France

Chapitre IV
Chapitre IV |

Bibliothèque nationale de France

Ce livre au cadre oriental assez fantaisiste reprend la trame narrative des Mille et Une Nuits, dont le succès imprègne tout le début du 18e siècle : récits successifs, thème de l’infidélité féminine, impertinence, apologie du plaisir. Mais Le Sopha restreint la perspective. Plus d’aventures échevelées ni de féérie. Tout se focalise sur la quête de l’amour sincère, puisque lui seul pourra délivrer Amanzéï. Les différents tableaux dressent une sorte de typologie des pratiques amoureuses, ce dont se souviendra Stendhal dans son ouvrage De l’Amour.

Joutes verbales

Cependant, au lieu de rencontres aimables et érotiques, le lecteur assiste à de véritables affrontements au cours desquels les différents protagonistes manœuvrent sans cesse pour aboutir à leurs fins. Cette peinture sociale fait ressortir les mensonges, l’hypocrisie, les caprices, la vanité, la cupidité, l’ennui aussi, parfois. Toute cette agitation est enrobée d’une respectabilité mondaine et des déclarations vertueuses. Car ces luttes sont essentiellement verbales. Le langage, en effet, prime, permettant de masquer les défaillances physiques et de renverser les situations. Ainsi, Zulica, sûre d’elle-même et dévergondée, se fait manipuler par Mazulhim et Nassès : par leur verbe ils la rabaissent au rang de jouet inutile.

Constellé d’allusions, d’ellipses, d’esquives, structuré d’arabesques enfilant des chapelets de doubles négations coupées d’incises curieusement ponctuées, son français donne parfois le tournis.

Cécile Guilbert, Le Monde, 8 juillet 2010

Le discours finit par se substituer aux actes, souvent décevants, jusqu’à remplacer le sexe, qui est cependant ce après quoi courent tous les personnages. Le style même de Crébillon dilue la réalité dans des dialogues incessants. Sont alors oubliées la délicatesse et la sincérité. Mais parfois l’amour véridique existe, comme le montrent Phénime et Zulma, et surtout Zeïnis et Phéléas, dont l’accomplissement permet au narrateur de redevenir humain. C’est leur histoire qui termine l’ouvrage, où triomphe ainsi l’authenticité sur les impostures et les faux-semblants, et justifie le sous-titre du récit : « conte moral ».

Chapitre XIV
Chapitre XIV |

Bibliothèque nationale de France

Chapitre IX
Chapitre IX |

Bibliothèque nationale de France

Une narration enlevée

Crébillon s’éloigne des règles de composition classique. Les diverses actions ne correspondent pas aux divisions en chapitres, les anecdotes sont de longueurs inégales (l’épisode de Zulica fait presque la moitié du roman), rien n’arrive comme le lecteur pouvait le prévoir. Par exemple, la conclusion de la relation Zéïnis-Phéléas qui libère le conteur de sa malédiction lui déplaît profondément, car il est tombé amoureux de la jeune fille. C’est le triomphe de la surprise et de la chute abrupte : « Quoi, c’est là tout, demanda le sultan ? », en apprenant la fin de ces histoires. De même, la narration n’est pas linéaire, car continuellement interrompue par le Sultan et sa femme, qui ajoutent leurs commentaires et réagissent souvent fougueusement. Outre l’humour que cela ajoute au récit, ces interventions dessinent une réflexion de Crébillon sur l’art du roman.

Un livre à la réputation sulfureuse

Ces aventures sont communes, et le langage est très incorrect. Il n’y a, dans cet ouvrage et dans les autres du même auteur, ni invention, ni intérêt, ni style.

Jean-François de La Harpe, Œuvres, Tome III, Paris, Pissot, 1778, p. 360

La condamnation de l’auteur lors de la publication du Sopha n’empêche pas son succès : une traduction en anglais immédiate, puis en allemand, en italien, etc., ainsi que de nombreuses éditions, près de vingt au long du siècle. Et, contrairement aux autres romans de Crébillon fils, ce titre a régulièrement été réédité jusqu’à nos jours, peut-être à cause d’une certaine réputation sulfureuse, même si depuis une trentaine d’années on redécouvre les vertus critiques et littéraires du Sopha.

Provenance

Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2015).

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