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Faust vu par Delacroix
Faust vu par Delacroix

















Mis en musique par Berlioz, Faust, grande figure du romantisme, est illustré par Delacroix.
Le peintre travaille deux ans à ces dix-sept lithographies, accentuant volontairement leur tonalité noire, qui donne à l'ensemble une atmosphère sombre et dramatique. Delacroix a puisé dans le souvenir d'une transposition théâtrale qui l'a profondément marqué à Londres en 1825. Fasciné par la figure de Méphistophélès, il joue par ailleurs pleinement des contrastes d'expression dans les visages et déploie un soin particulier dans le détail des décors.
C'est la traduction Gérard de Nerval, publiée en 1829, qui a donné à Berlioz l'idée des Huit scènes de Faust, datant de cette même année et très proches, par l'esprit, de l'œuvre de Delacroix. Elles illustrent en tout cas le succès de Goethe auprès de la jeune génération romantique française.
Méphistophélès dans les airs
Dès le frontispice, Delacroix met l’ouvrage moins sous le signe de Faust que sous celui de Méphistophélès, omniprésent dans ses illustrations. Le Malin survole ici la ville, alors qu’il vient de parier avec le Seigneur qu’il gagnera l’âme de Faust. Méphisto est représenté dans les airs, entre le Ciel et la terre où il revient pour engager la lutte.
Texte de Goethe traduit par Gérard de Nerval
Le Seigneur : Connais-tu Faust ?
Méphistophélès : Le docteur ?
Le Seigneur : Mon serviteur.
Méphistophélès : Sans doute. Celui-là vous sert d'une manière étrange. Chez ce fou rien de terrestre, pas même le boire et le manger. Toujours son esprit chevauche dans les espaces, et lui-même se rend compte à moitié de sa folie. Il demande au ciel ses plus belles étoiles et à la terre ses joies les plus sublimes, mais rien de loin ni de près ne suffit à calmer la tempête de ses désirs.
Le Seigneur : Il me cherche ardemment dans l'obscurité, et je veux bientôt le conduire à la lumière. Dans l'arbuste qui verdit, le jardinier distingue déjà les fleurs et les fruits qui se développeront dans la saison suivante.
Méphistophélès : Voulez-vous gager que celui-là, vous le perdrez encore ? Mais laissez-moi le choix des moyens pour l'entraîner doucement dans mes voies.
Le Seigneur : Aussi longtemps qu'il vivra sur la terre, il t'est permis de l'induire en tentation. Tout homme qui marche peut s'égarer.
Méphistophélès : Je vous remercie. J'aime avoir affaire aux vivants. J'aime les joues pleines et fraîches. Je suis comme le chat, qui ne se soucie guère des souris mortes.
Le Seigneur : C'est bien, je le permets. Ecarte cet esprit de sa source, et conduis-le dans ton chemin, si tu peux ; mais sois confondu, s'il te faut reconnaître qu'un homme de bien, dans la tendance confuse de sa raison, sait distinguer et suivre la voie étroite du Seigneur.
Méphistophélès : Il ne la suivra pas longtemps, et ma gageure n'a rien à craindre. Si je réussis, vous me permettrez bien d'en triompher à loisir. Je veux qu'il mange la poussière avec délices, comme le serpent mon cousin.
Le Seigneur : Tu pourras toujours te présenter ici librement. Je n'ai jamais haï tes pareils. Entre les esprits qui nient, l'esprit de ruse et de malice me déplaît le moins de tous. L'activité de l'homme se relâche trop souvent ; il est enclin à la paresse, et j'aime à lui voir n compagnon actif, inquiet, et qui même peut créer au besoin comme le diable. Mais vous, les vrais enfants du ciel, réjouissez-vous dans la beauté vivante où vous nagez ; que la puissance qui vit et qui opère éternellement vous retienne dans les douces barrières de l'amour, et sachez affermir dans vos pensées durables les tableaux vagues et changeants de la création. (Le ciel se ferme, les archanges se séparent.)
Méphistophélès : J'aime à visiter de temps en temps le vieux Seigneur, et je me garde de rompre avec lui. C'est fort bien, de la part d'un aussi grand personnage, de lui parler lui-même au diable avec tant de bonhomie.
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Bibliothèque nationale de France
Faust dans son cabinet
Désespérant d'atteindre la vérité malgré son savoir, Faust songe au suicide dans un long monologue. Delacroix n'en retient qu'un vers : « Pauvre crâne vide, que me veux-tu dire avec ton grincement hideux ? » Le crâne est posé en pleine lumière, sur les livres, éclairé par la lueur d'une chandelle. Faust le contemple, la jambe négligemment appuyée sur le tabouret. Face à lui, le savant est frère d'Hamlet, l'autre grande figure du romantisme.
Les « remarques » esquissées dans la marge sont des essais purement graphiques. Ils seront effacés dans la version définitive de l'estampe.
Texte de Goethe traduit par Gérard de Nerval
Faust (seul) : Comme toute espérance n'abandonne jamais une pauvre tête ! Celui-ci ne s'attache qu'à des bagatelles, sa main avide creuse la terre pour chercher des trésors ; mais qu'il trouve un vermisseau, et le voilà content.
Comment la voix d'un tel homme a-t-elle osé retentir en ces lieux, où le souffle de l'esprit vient de m'environner ! Cependant, hélas ! je te remercie pour cette fois, ô le plus misérable des enfants de la terre ! Tu m'arraches au désespoir qui allait dévorer ma raison. Ah ! l'apparition était si gigantesque, que dus vraiment me sentir comme un nain vis-à-vis d'elle [...] Je n'égale pas Dieu ! Je le sens trop profondément ; je ne ressemble qu'au ver, habitant de la poussière, au ver, que le pied du voyageur écrase et ensevelit pendant qu'il y cherche une nourriture.
N'est-ce donc point la poussière même, tout ce que cette haute muraille me conserve sur cent tablettes ? toute cette friperie dont les bagatelles m'enchaînent à ce monde de vers ? ... Dois-je trouver ici ce qui me manque ? Il me faudra peut-être lire dans ces milliers de volumes, pour y voir que les hommes se sont tourmentés sur tout, et que çà et là un heureux s'est montré sur la terre ! – ô toi, pauvre crâne vide, pourquoi sembles-tu m'adresser ton ricanement ? Est-ce pour me dire qu'il a été un temps où ton cerveau fut, comme le mien rempli d'idées confuses ? qu'il chercha le grand jour, et qu'au milieu d'un triste crépuscule il erra misérablement dans la recherche de vérité ? Est-ce pour me dire qu'il a été un temps où ton cerveau fut, comme le mien, rempli d'idées confuses ? qu'il chercha le grand jour, et qu'au milieu d'un triste crépuscule il erra misérablement dans la recherche de la vérité ? Instruments que je vois ici, vous semblez me narguer avec toutes vos roues, vos dents, vos anses et vos cylindres ! J'étais à la porte, et vous deviez me servir de clef. Vous êtes, il est vrai, plus hérissés qu'une clef ; mais vous ne levez pas les verrous. Mystérieuse au grand jour, la nature ne se laisse point dévoiler, et il n'est ni levier ni machine qui puisse la contraindre à faire voir à mon esprit ce qu'elle a résolu de lui cacher. Si tout ce vieil attirail, qui jamais ne me fut utile se trouve ici, c'est que mon père l'y rassembla. Poulie antique, la sombre lampe de mon pupitre t'a longtemps noircie ! Ah ! j'aurais mieux fait de dissiper le peu qui m'est resté, que d'en embarrasser mes veilles ! – Ce que tu as hérité de ton père, acquiers-le pour le posséder . Ce qui ne sert point est un pesant fardeau, mais ce que l'esprit peut créer en un instant, voilà ce qui est utile ! [...] Pourquoi donc mon regard s'élève-t-il toujours vers ce lieu ? Ce petit flacon a-t-il pour les yeux un attrait magnétique ? [...] Je te salue, fiole solitaire que je saisis avec un pieux respect ! en toi, j'honore l'esprit de l'homme et son industrie. Remplie d'un extrait des sucs les plus doux, favorables au sommeil, tu contiens aussi toutes les forces qui donnent la mort ; accorde tes faveurs à celui qui te possède ! Je te vois, et ma douleur s'apaise ; je te saisis, et mon agitation diminue, et la tempête de ton esprit se calme peu à peu ! Je me sens entraîné dans le vaste Océan, le miroir des eaux marines se déroule silencieusement à mes pieds, un nouveau jour se lève au loin sur les plages inconnues [...]
Voici une liqueur que je dois boire pieusement, elle te remplit de ses flots noirâtres ; je l'ai préparée, je l'ai choisie, elle sera ma boisson dernière, et je la consacre avec toute mon âme, comme libation solennelle, à l'aurore d'un jour plus beau. (Il porte la coupe à sa bouche. Son des cloches et chants des chœurs.)
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Bibliothèque nationale de France
Faust et Wagner
Faust se promène avec Wagner, son assistant et apprenti, au milieu de la foule bruyante des étudiants et des jeunes filles, des bourgeois et des soldats. Des paysans viennent de I'honorer de leur reconnaissance ; ils dansent à I'arrière-plan. Les deux hommes discutent. Alors que I'élève insiste sur I'importance du savoir, montrant un épais livre du doigt, le maître persiste dans ses sentiments désabusés : « Heureux qui peut conserver I'espérance de surnager sur cet océan d'erreur, lui répond-il, I'esprit a beau déployer ses ailes, le corps, hélas ! n'en a point à y ajouter. »
Texte de Goethe traduit par Gérard de Nerval
Faust : Quelques pas encore, jusqu'à cette pierre, et nous pourrons nous reposer de notre promenade. Que de fois je m'y suis assis pensif, seul , exténué de prières et de jeûnes. Riche d'espérance, ferme dans ma foi, je croyais, par des larmes, des soupirs, des contorsions, obtenir du maître des cieux la fin de cette peste cruelle. Maintenant, les suffrages de la foules retentissent à mon oreille comme une raillerie. Oh ! si tu pouvais lire dans mon cœur, combien peu le père et le fils méritent tant de renommée ! Mon père était un obscur honnête homme qui, de bien bonne foi, raisonnait à sa manière sur la nature et ses divins secrets. Il avait coutume de s'enfermer avec une société d'adeptes dans un sombre laboratoire où, d'après des recettes infinies, il opérait la transfusion des contraires. C'était un lion rouge, hardi compagnon qu'il unissait dans un bain tiède à un lis ; puis plaçant au milieu des flammes, il les transvasait d'un creuset dans un autre. Alors apparaissait, dans un verre, la jeune reine aux couleurs variées ; c'était là la médecine, les malades mouraient, et personne ne demandait : Qui a guéri ? c'est ainsi qu'avec des électuaires infernaux nos avons fait dans ces montagnes et ces vallées plus de ravage que l'épidémie. J'ai moi-même offert le poison à des milliers d'hommes ; ils sont morts, et, moi, je survis, hardi meurtrier, pour qu'on m'adresse des éloges.
Vagner : Comment pouvez-vous vous troubler de cela ? un brave homme ne fait-il pas assez quand il exerce avec sagesse et ponctualité l'art qui lui fut transmis ? Si tu honores ton père, jeune homme, tu recevras volontiers ses instructions : homme, si tu fais avancer la science, ton fils pourra aspirer à un but plus élevé.
Faust : O bienheureux qui peut encore espérer de surnager dans cet océan d'erreurs ! On use de ce qu'on ne sait point, et de ce qu'on sait, on n'en peut faire aucun usage. Cependant ne troublons pas par d'aussi sombres idées le calme de ces belles heures ! Regarde comme les toits entourés de verdure étincellent aux rayons du soleil couchant. Il se penche et s'éteint, le jour expire, mais il va porter autre part une nouvelle vie. Oh ! que n'ai-je des ailes pour m'élever de la terre, et m'élancer après lui, dans une clarté éternelle ! Je verrais à travers le crépuscule tout un monde silencieux se dérouler à mes pieds, je verrais toutes les hauteurs s'enflammer, toutes les vallées s'obscurcir, et les vagues argentées des fleuves se dorer en s'écoulant. La montagne et tous ses défilés ne pourraient plus arrêter mon essor divin. Déjà la mer avec ses gouffres enflammés se dévoile à mes yeux surpris. Cependant le Dieu commence enfin à s'éclipser ; mais un nouvel élan se réveille en mon âme, et je hâte de m'abreuver encore de son éternelle lumière ; le jour est devant moi ; derrière moi la nuit ; au-dessus de ma tête le ciel, et les vagues à mes pieds. – C'est un beau rêve tant qu'il dure ! Mais, héla ! le corps n'a point d'ailes pour accompagner le vol rapide de l'esprit ! Pourtant il n'est personne au monde qui ne se sente ému d'un sentiment profond, quand, au-dessus de nous, perdue dans l'azur des cieux, l'alouette fait entendre sa chanson matinale ; [...]
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Bibliothèque nationale de France
Faust, Wagner et le barbet
Delacroix illustre ici la fin de la scène précédente. Les deux hommes regagnent la ville ; ils sont suivis par un barbet qui tourne sans cesse autour d'eux. Faust se demande s'il ne s'agit pas d'un esprit ; Wagner n'y reconnaît qu'un chien, opinion à laquelle son maître finit par se ranger.
L'artiste a choisi de représenter la scène au soleil couchant pour accentuer les contrastes de la composition et donner une couleur plus sombre à cette étrange rencontre.
Texte de Goethe traduit par Gérard de Nerval
Vagner : [...] Mais retirons-nous ! le monde se couvre déjà de ténèbres, l'air se rafraîchit, l brouillard tombe ! C'est le soir qu'on apprécie surtout l'agrément du logis. Qu'avez-vous à vous arrêter ? Que considérez-vous là avec tant d'attention ? Qui peut donc vous étonner ainsi dans le crépuscule ?
Faust : Vois-tu ce chien noir errer au travers des blés et des chaumes ?
Vagner : Je le vois depuis longtemps ; il ne me semble offrir rien d'extraordinaire.
Faust : Considère le bien ; pour qui prends-tu cet animal ?
Vagner : Pour un barbet, qui cherche à sa manière la trace de son maître.
Faust : Remarques-tu comme il tourne en spirale, en s'approchant de nous de plus en plus ? Et, si je ne me trompe, traîne derrière ses pas une trace de feu.
Vagner : Je ne vois rien qu'un barbet noir ; il se peut bien qu'un éblouissement abuse vos yeux.
Faust : Il me semble qu'il tire à nos pieds des lacets magiques, comme pour nous attacher.
Vagner : Je le vois incertain et craintif sauter autour de nous, parce qu'au lieu de son maître, il trouve deux inconnus.
Faust : Le cercle se rétrécit, déjà il est proche.
Vagner : Tu vois ! ce n'est là qu'un chien, et non un fantôme. Il grogne et semble dans l'incertitude ; il se met sur le ventre, agite sa queue, toutes manières de chien.
Faust : Accompagne-nous ; viens ici.
Vagner : C'est une folle espèce de barbet. Vous vous arrêtez, il vous attend ; vous lui parlez, il s'élance à vous ; vous perdez quelque chose, il le rapportera, et sautera dans l'eau après votre canne.
Faust : Tu as bien raison, je ne remarque en lui nulle trace d'esprit, et tout est éducation.
Vagner : Le chien, quand il est bien élevé, est digne de l'affection du sage lui-même. Oui, il mérite bien tes bontés. C'est le disciple le plus assidu des écoliers. (Ils rentrent par la porte de la ville.)
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Méphistophélès apparaissant à Faust
Faust est rentré dans son cabinet accompagné du barbet. II essaie sa magie sur le chien et fait apparaître Méphistophélès sous des habits d'étudiant. Celui-ci lui demande alors les raisons de tout ce vacarme et le dialogue s'engage entre les deux hommes.
Cette lithographie a servi de base à un tableau, aujourd'hui à la Wallace Collection de Londres. À quelques détails près, Delacroix a repris telle quelle sa composition.
Texte de Goethe traduit par Gérard de Nerval
Méphistophélès (entre pendant que le nuage tombe, et sort de derrière le poêle, en habit d'étudiant) : D'où vient ce vacarme ? Qu'est-ce qu'il y a pour le service de monsieur ?
Faust : C'était donc là le contenu du barbet ? Un écolier ambulant ?
Méphistophélès : Je salue le savant docteur. Vous m'avez fait suer rudement.
Faust : Quel est ton nom ?
Méphistophélès : La demande ma paraît ben frivole, pour quelqu'un qui a tant de mépris pour les mots, qui toujours s'écarte des apparences, et regarde surtout le fond des êtres.
Faust : Chez vous autres, messieurs, on doit pouvoir aisément deviner votre nature d'après vos noms, et c'est ce qu'on fait connaître clairement en vous appelant ennemis de Dieu, séducteurs, menteurs. Eh bien ! qui donc es-tu ?
Méphistophélès : Une partie de cette force qui tantôt veut le mal et tantôt fait le bien.
Faust : Que signifie cette énigme ?
Méphistophélès : Je suis l'esprit qui toujours nie ; et c'est avec justice : car tout ce qui existe est digne d'être détruit, il serait donc mieux que rien n'existât. Ainsi, tout ce que vous nommez péché, destruction, bref, ce qu'on entend par mal, voilà mon élément.
Faust : Tu te nommes partie, et te voilà en entier devant moi.
Méphistophélès : Je te dis la modeste vérité ; Si l'homme, ce petit monde de folie, se regarde ordinairement comme formant un entier, je suis, moi, une partie de la partie qui existait au commencement de tout, une partie de cette obscurité qui donna naissance à la lumière, la lumière orgueilleuse, qui maintenant dispute à sa mère la Nuit son rang antique et l'espace qu'elle occupait : ; ce qui ne lui réussit guère pourtant, car malgré ses efforts elle ne peut que ramper à la surface des corps qui l'arrêtent ; elle jaillit de la matière, elle y ruisselle et la colore, mais un corps suffit pour briser sa marche. Je puis donc espérer qu'elle ne sera plus de longue durée, ou qu'elle s'anéantira avec les corps eux-mêmes.
Faust : Maintenant, je connais tes honorables fonctions ; tu ne peux anéantir la masse, et tu te rattrapes sur les détails.
Méphistophélès : Et franchement, je n'ai point fait grand ouvrage : ce qui s'oppose au néant, le quelque chose, ce monde matériel, quoi que j'aie entrepris jusqu'ici, je n'ai pu encore l'entamer ; et j'ai en vain déchaîné contre lui flots, tempêtes, tremblements, incendies ; la mer et la terre sont demeurés tranquilles. Nous n'avons rien à gagner sur cette maudite semence, matière d'animaux et des hommes. Combien n'en ai-je pas déjà enterrés ! Et toujours circule un sang frais et nouveau. Voilà la marche des choses ; c'est à en devenir fou. Mille germes s'élancent de l'air, de l'eau, comme de la terre, dans le sec, l'humide, le froid, le chaud. Si je ne m'étais pas réservé le feu, je n'aurais pour ma part.
Faust : Ainsi tu opposes au mouvement éternel, à la puissance secourable qui crée, la main froide du démon, qui se roidit en vain avec malice ! Quelle autre chose cherches-tu à entreprendre, étonnant fils du chaos ?
Méphistophélès : Nous nous en occuperons à loisir dans la prochaine entrevue. Oserai-je bien cette fois m'éloigner ?
Faust : Je ne vois pas pourquoi tu me le demandes. J'ai maintenant appris à te connaître ; visite-moi désormais quand tu voudras : voici la fenêtre, la porte, et même la cheminée, à choisir. [...]
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Bibliothèque nationale de France
Méphistophélès recevant l'écolier
Méphistophélès séduit Faust au cours de longues discussions. Le Malin se révèle davantage lorsque apparaît un étudiant venu demander les conseils de Faust. Méphistophélès revêt alors la toge et le bonnet du savant, et joue avec cynisme son rôle devant le jeune homme introduit dans le cabinet, pendant que Faust, dans I'ombre, regarde à la dérobée...
Texte de Goethe traduit par Gérard de Nerval
L'écolier : Je suis ici depuis peu de temps, et je viens, plein de soumission, causer et faire connaissance avec un homme qu'on ne m'a nommé qu'avec vénération.
Méphistophélès (dans les longs habits de Faust) : Votre honnêteté me réjouit fort ! Vous voyez en moi un homme tout comme un autre. Avez-vous déjà beaucoup étudié ?
L'écolier : Je viens vous prier de vous charger de moi ! Je suis muni de bonne volonté, d'une dose passable d'argent, et de sang frais ; ma mère a eu bien de la peine à m'éloigner d'elle, et j'en profiterais volontiers pour apprendre ici quelque chose d'utile.
Méphistophélès : vous êtes vraiment à la bonne source.
L'écolier : A parler vrai, je voudrais déjà m'éloigner. Parmi ces murs, ces salles, je ne me plairai en aucune façon ; c'est un espace bien étranglé, on n'y voit point de verdure, point d'arbres, et, dans ces salles, sur les bancs, je perds l'ouïe, la vue et la pensée.
Méphistophélès : Cela ne dépend que de l'habitude : c'est ainsi qu'un enfant ne saisit d'abord qu'avec répugnance le sein de sa mère, et bientôt cependant y puise avec plaisir sa nourriture. Il en sera ainsi du sein de la sagesse, vous le désirerez chaque jour davantage.
L'écolier : Je veux me pendre de joie à son cou ; cependant, enseignez-moi le moyen d'y parvenir.
Méphistophélès : Expliquez-vous avant de poursuivre : quelle faculté choisissez-vous ?
L'écolier : Je souhaiterais de devenir fort instruit, et j'aimerais assez à pouvoir embrasser tout ce qu'il y a sur la terre et dans le ciel, la science et la nature.
Méphistophélès : Vous êtes en bon chemin ; cependant il ne faudrait pas vous en écarter beaucoup.
L'écolier : M'y voici corps et âme ; mais je serais bien aise de pouvoir disposer d'un peu de liberté et de bon temps aux jours de grandes fêtes, pendant l'été.
Méphistophélès : Employez le temps, il nous échappe si vite ! cependant l'ordre vous apprendra à en gagner. Mon bon ami, je vous conseille avant tout le cours de logique. Là on vous dressera bien l'esprit, on vous l'affublera de bonnes bottes espagnoles, pour qu'il trotte prudemment dans le chemin de la routine, et n'aille pas se promener en zigzag comme un feu follet. Ensuite, on vous apprendra tout le long du jour que pour ce que vous faites en un clin d'œil, comme boire et manger, un, deux, trois, est indispensable. Il est de fait que la fabrique des pensées est comme un métier de tisserand, où un mouvement du pied agite des milliers de fils, où la navette monte et descend sans cesse, où les fils glissent invisibles, où mille nœuds se forment d'un seul coup : le philosophe entre ensuite, et vous démontre qu'il doit en être ainsi : le premier est cela, le second cela, donc le troisième et le quatrième cela ; et que si le premier et le second n'existaient pas, le troisième et le quatrième n'existeraient pas davantage. Les étudiants de tous les pays prisent fort ce raisonnement, et aucun d'eux pourtant n'est devenu tisserand. Qui veut reconnaître et détruire un être vivant commence par en chasser l'âme : alors il en a entre les mains toutes les parties ; mais, hélas ! que manque-t-il ? rien que le lien intellectuel. La chimie nomme cela encheiresin naturae ; elle se moque ainsi d'elle-même, et l'ignore.
L'écolier : Je ne puis tout à fait vous comprendre.
Méphistophélès : Cela ira beaucoup mieux, quand vous aurez appris à tout réduire et à tout classer convenablement.
L'écolier : Je suis si hébété de tout cela que je crois avoir une roue de moulin dans la tête.
Méphistophélès : Et puis, il faut avant tout vous mettre à la métaphysique : là vous devrez scruter profondément ce qui ne convient pas au cerveau de l'home ; que cela aille ou n'aille pas, ayez toujours à votre service un mot technique. Mais d'abord, pour cette demi-année, ordonnez votre temps le plus régulièrement possible. Vous avez par jour cinq heures de travail ; soyez ici au premier coup de cloche après vous être préparé toutefois, et avoir bien étudié vos paragraphes, afin d'être d'autant plus sûr de ne rien dire que ce qui est dans le livre ; et cependant ayez grand soin d'écrire, comme si le Saint-Esprit dictait.
L'écolier : Vous n'aurez pas besoin de me le dire deux fois ; je suis bien pénétré de l'utilité de cette méthode : car, quand on a mis du noir sur du blanc, on rentre chez soi tout à fait soulagé.
Méphistophélès : Pourtant choisissez une faculté.
L'écolier : Je ne puis m'accommoder de l'étude du droit.
Méphistophélès : Je ne vous en ferai pas un crime : je sais trop ce que c'est que cette science. Les lois et les droits se succèdent comme une éternelle maladie ; ils traînent de générations en générations, et s'avancent sourdement d'un lieu dans un autre. Raison devient folie, bienfait devient tourment : malheur à toi, fils de tes pères, malheur à toi ! car du droit né avec nous, hélas ! il n'en est jamais question
L 'écolier : Vous augmentez encore par là mon dégoût : ô heureux celui que vous instruisez ! J'ai presque envie d'étudier la théologie..
Méphistophélès : Je désirerais ne pas vous induire en erreur, quant à ce qui concerne cette science ; il est si difficile d'éviter la fausse route ; elle renferme un poison si bien caché, que l'on a tant de peine à distinguer du remède ! Le mieux est, dans ces leçons-là, si toutefois vous en suivez, de jurer toujours sur la parole du maître. Au total. arrêtez-vous aux mots ! et vous arriverez alors par la route la plus sûre au temple de la certitude.
L'écolier : Cependant un mot doit toujours contenir une idée.
Méphistophélès : Fort bien ! mais il ne faut pas trop s'en inquiéter, car où les idées manquent, un mot peut-être substitué à propos ; on peut avec des mots discuter fort convenablement , avec des mots bâtir un système ; les mots se font croire aisément, on n'en ôterait pas un iota.
L'écolier : Pardonnez si je vous fait tant de demandes, mais il faut encore que je vos importune. Ne me parlerez-vous pas un moment de la médecine ? Trois années, c'est bien peu de temps, et, mon Dieu ! le champ est si vaste ; souvent un seul signe du doigt suffit pour nous mener loin !
Méphistophélès (à part) : Ce ton sec me fatigue, je vis reprendre mon rôle de diable.
(Haut) : l'esprit de la médecine est facile à saisir ; vous étudiez bien le grand et le petit monde, pour les laisser aller enfin à la grâce de Dieu. C'est en vain que vous vous élanceriez après la science, chacun n'apprend que ce qu'il peut apprendre ; mais celui qui sait profiter du moment, c'est là l'homme avisé. Vous êtes encore assez bien bâti, la hardiesse n'est pas ce qui vous manque, et si vous avez de la confiance en vous-même, vous en inspirerez à l'esprit des autres. Surtout, apprenez à conduire les femmes ; c'est leur éternel hélas ! modulé sur tant de tons différents, qu'il faut traiter toujours par la même méthode, et tant que vous serez avec elles à moitié respectueux, vous les aurez toutes sous la main. Un titre pompeux doit d'abord les convaincre que votre art surpasse de beaucoup tous les autres : alors vous pourrez parfaitement vous permettre certaines choses, dont plusieurs années donneraient à peine le droit à un autre que vous : ayez soin de leur tâter souvent le pouls, et en accompagnant votre geste d'un coup d'œil ardent, passez le bras autour de leur taille élancée, comme pour voir si leur corset est bien lacé.
L'écolier : Cela se comprend de reste : on sait son monde !
Méphistophélès : Mon bon ami, tout e théorie est sèche, et l'arbre précieux de la vie est fleuri.
L'écolier : Je vous jure que cela me fait l'effet d'un rêve ; oserait-je vous déranger une autre fois pour profiter plus parfaitement de votre sagesse ?
Méphistophélès : J'y mettrai volontiers tous mes soins.
L'écolier : il mes serait impossible de revenir sans vous avoir cette fois présenté mon album ; accordez-moi la faveur d'une remarque
Méphistophélès : J'y consens. (Il écrit et le lui rend.) Eritis sicut Deus, bonum et malum scientes. (Il salue respectueusement et se retire.)
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Faust et Méphistophélès dans la taverne des étudiants
Au cours d'une beuverie d'étudiants, Méphisto fait jaillir du vin de la table. Mais le vin, coulant à terre, se change en flammes. Delacroix choisit le moment le plus dramatique et renforce l'intensité de la scène par l'éclairage provenant des seules flammes. Elles illuminent les poses théâtrales et contrastées des convives. Face à leur stupeur ou leur colère – l'un d'eux a même dégainé un poignard, Méphisto conserve une impassibilité moqueuse et, les bras croisés, balance ses jambes négligemment. À gauche, Faust, réservé et distant, se tient en retrait, dans l'ombre.
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Faust cherchant à séduire Marguerite
Faust, à la sortie de l'église, cherche à séduire Marguerite. Effarouchée, la jeune fille se dégage. Mais Faust est ému ; il ira demander à Méphistophélès de l'aider à la conquérir.
Contrairement à Goethe, Delacroix introduit Méphisto dans la scène, montrant par là son omniprésence, au point d'en faire presque le personnage principal de I'histoire. Il accentue par ailleurs l'élongation et la contorsion des figures, et soigne particulièrement le décor, d'un Moyen Âge romantique.
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Méphistophelès se présente chez Marthe
Après avoir découvert un coffret de bijoux que Méphistophélès a déposé en cachette dans sa chambre, Marguerite montre les joyaux trouvés à Marthe, sa voisine. Méphistophélès se présente à I'improviste chez Marthe pour lui annoncer la mort de son époux en Italie, tout en complimentant Marguerite. Marthe exige un second témoin pour s'assurer de la véracité de la nouvelle. Mephisto promet de le lui amener le soir même. Rendez-vous est pris dans le jardin, le soir, en présence de Marguerite...
Texte de Goethe traduit par Gérard de Nerval
[...] Marguerite (entre) : Madame Marthe !
Marthe : Que veux tu, petite Marguerite ?
Marguerite : Mes genoux sont prêts à se dérober sous moi : j'ai retrouvé dans mon armoire un nouveau coffre, du même bois, et contenant des choses bien plus riches sous tous les rapports que le premier.
Marthe : Il ne faut pas le dire à ta mère : elle irait encore le porter à son confesseur.
Marguerite : Mais voyez donc, admirez donc !
Marthe (la parant) : Heureuse créature !
Marguerite : Pauvre comme je suis, je n'oserais pas me montrer ainsi dans les rues à l'église.
Marthe : Viens souvent me trouver, et tu essaieras ici en secret ces parures, tu pourras te promener une heure devant le miroir : nous y trouverons toujours du plaisir ; et s'il vient ensuite une occasion, une fête, on fera voir aux gens tout cela l'un après l'autre. D'abord une petite chaîne, ensuite une perle à l'oreille. Ta mère ne se doutera de rien, et on lui fera quelque histoire.
Marguerite : Qui a donc pu apporter ici ces deux petites cassettes ? Cela n'est pas naturel (On frappe.)
Marthe (regardant par le rideau) : C'est un monsieur étranger.
– Entrez !
Méphistophélès (entre) : Je suis bien hardi d'entrer si brusquement, et j'en demande pardon à ces dames. (Il s'incline devant Marguerite). Je désirerais parler à madame Marthe Swerdlein.
Marthe : C'est moi ; que me veut monsieur ?
Méphistophélès (bas) : Je vous connais maintenant ; c'est assez pour moi ;
vous avez là une visite d'importance : pardonnez-moi la liberté que j'ai prise, je reviendrai cette après-midi.
Marthe (gaiement) : Vois, mon enfant, ce que c'est que le monde, monsieur te prend pour une demoiselle.
Marguerite : Je ne suis qu'un pauvre fille : ah ! Dieu ! monsieur est bien bon, la parure et les bijoux ne sont point à moi.
Méphistophélès : Ah ! ce n'est pas seulement la parure ; vous avez un air, un regard si fin. je me réjouis de pouvoir rester.
Marthe : Qu'annonce-t-il donc ? Je désirerais bien.
Méphistophélès : Je voudrais apporter une nouvelle plus gaie, mais j'espère que vous ne m'en ferez pas porter la peine ; votre mari est mort, et vous fait saluer.
Marthe : Il est mort ! le pauvre cœur ! O ciel ! mon mari est mort ! Ah ! je m'évanouis !
Marguerite : Ah ! chère dame, ne vous désespérez pas ;
Méphistophélès : Ecoutez-en la tragique aventure.
Marthe : Oui, racontez-moi la fin de sa carrière.
Méphistophélès : Il gît à Padoue, enterré près de saint Antoine, en terre sainte, pour y reposer éternellement.
Marthe : Vous n'avez donc rien à m'en apporter ?
Méphistophélès : Si fait, une prière grave et nécessaire ; c'est de faire dire pour lui trois cent messes : du reste, mes poches sont vides.
Marthe : Quoi ! pas une médaille ? pas un bijou ? Ce que tout ouvrier misérable garde précieusement au fond de son sac, et réserve comme un souvenir, dût-il Méphistophélès : Madame, cela m'est on ne peut plus pénible ; mais il n'a vraiment pas gaspillé son argent ; aussi il s'est bien repenti de ses fautes, oui, et a déploré bien plus encore son infortune.
Marguerite : Ah ! faut-il que les hommes soient si malheureux ! Certes, je veux lui faire dire quelques requiem.
Méphistophélès : Vous seriez digne d'entrer vite dans le mariage, vous êtes une aimable enfant.
Marguerite : Oh non ! cela ne me convient pas encore ! [...]
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Marguerite au rouet
Faust a séduit Marguerite dans le jardin de Marthe et lui a accordé un rendez-vous que Méphistophélès est venu interrompre : les deux hommes partis, Marguerite, seule à son rouet, médite sur I'amour qu'on lui porte.
Cette estampe est une des plus apaisées de la série, une des plus méditatives. Elle fait pendant au « Faust dans son cabinet ». Par la simple opposition d'atmosphère avec les autres planches, Delacroix a su individualiser la scène et rendre la fragilité de I'héroïne.
Texte de Goethe traduit par Gérard de Nerval
Marguerite : Le repos m'a fuie ! ... hélas ! la paix de mon cœur malade, je ne la trouve plus, et plus jamais !
Partout où je ne le vois pas, c'est la tombe ! le monde entier se voile de deuil !
Ma pauvre tête se brise, mon pauvre esprit s'anéantit !
Le repos m'a fuie ! ... hélas ! la paix de mon cœur malade, je ne le trouve plus, et plus jamais !
Je suis tout le jour à la fenêtre, ou devant la maison, pour 'apercevoir de plus loin, ou pour voler à sa rencontre !
Sa démarche fière, son port majestueux, le sourire de sa bouche, le pouvoir de ses yeux,
Et le charme de sa parole, et le serrement de sa main ! et puis, ah ! son baiser !
Le repos m'a fuie ! ... hélas ! la paix de mon cœur malade, je ne la trouve plus, et plus jamais !
Mon cœur se serre à son approche ! ah ! que ne puis-je le saisir et le retenir pour toujours !
Et l'embrasser à mon envie ! et finir mes jours sous ses baisers !
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Le duel de Faust et Valentin
Faust et Méphistophélès viennent la nuit chez Marguerite. Faust lui chante une sérénade, interrompue par le frère de Marguerite, Valentin, soldat de son état, qui rentre à la maison familiale. Un duel s'engage. Méphistophélès, collé à Faust, pare les coups de Valentin. Le docteur finit par tuer le jeune homme. « Voilà mon rustaud apprivoisé ! » chante Méphisto.
Texte de Goethe traduit par Gérard de Nerval
[...]
Faust : Eh quoi ! pas un joyau, pas une bague pour parer ma bien-aimée ?
Méphistophélès : j'ai bien vu par là quelque chose, comme une sorte de colliers de perles.
Faust : Fort bien ; je serais fâché d'aller vers elle sans présents.
Méphistophélès : Vous ne perdriez rien, ce me semble, à jouir encore d'un autre plaisir. Maintenant que le ciel brille tout plein d'étoiles, vous allez entendre un vrai chef-d'œuvre ; je lui chante une chanson morale, pour la séduire tout à fait.
Il chante en s'accompagnait avec la guitare.
Devant la maison,
De celui qui t'adore,
Petite Lison,
Que fais-tu , dès l'aurore ?
Au signal du plaisir,
Dans la chambre du drille
T peux bien entrer fille,
Mais non fille en sortir.
Il te tend les bras,
A lui tu cours bien vite ;
Bonne nuit, hélas !
Bonne nuit, ma petite !
Près du moment fatal,
Fais grande résistance,
S'il ne t'offre d'avance
Un anneau conjugal.
Valentin (s'avance) : Qui leurres-tu là ? Par le feu ! maudit preneur de rats ! ... au diable d'abord l'instrument ! et au diable ensuite le chanteur !
Méphistophélès : la guitare est en deux ! elle ne vaut plus rien.
Valentin : Maintenant, c'est le coupe-gorge ?
Méphistophélès (à Faust) : monsieur le docteur, ne faiblissez pas ! Alerte ! tenez-vous près de moi, que je vous conduise. Au vent votre flamberge ! Poussez maintenant, je pare.
Valentin : Pare donc !
Méphistophélès : Pourquoi pas ?
Valentin : Et celle-ci ?
Méphistophélès : Certainement.
Valentin : Je crois que le diable combat en personne ! Qu'est cela ? déjà ma main se paralyse.
Méphistophélès : Poussez.
Valentin (tombe) : O ciel !
Méphistophélès : Voilà mon lourdaud apprivoisé. Maintenant, au large ! il faut nous éclipser lestement, car j'entends déjà qu'on crie au meurtre ! Je m'arrange aisément avec la police ; mais quant à la justice criminelle, je ne suis pas bien dans ses papiers.
Marthe (à sa fenêtre) : Au secours ! au secours !
Marguerite (à sa fenêtre) : Ici, une lumière !
Marthe (plus haut) : On se dispute, on appelle, on crie, et l'on se bat.
Le peuple : en voilà déjà un de mort.
Marthe (entrant) : Les meurtriers se sont-ils donc enfuis ?
Marguerite (entrant) : Qui est tombé là ?
Le peuple : Le fils de ta mère.
Marguerite : Dieu tout-puissant ! quel malheur !
Valentin : Je meurs ! c'est bientôt dit, et plus tôt fait encore. Femmes, pourquoi restez-vous là à hurler et à crier ? Venez ici, et écoutez moi ! (Tous l'entourent). Vois-tu, ma petite Marguerite ? tu es bien jeune, mais tu n'as pas encore l'habitude, et tu conduis mal tes affaires : je te le dis en confidence ; tu es déjà une catin, sois-le donc convenablement.
Marguerite : Mon frère ! Dieu ! que me dis-tu là ?
Valentin : Ne plaisante pas avec Dieu, Notre Seigneur. Ce qui est fait est fait, et ce qui doit en résulter en résultera. Tu as commencé à te livrer en cachette à un homme, il va bientôt en venir d'autres. et quand tu seras à une douzaine, tu seras à toute la ville. Lorsque la honte naquit, on l'apporta secrètement dans ce monde, et on l'emmaillota sa tête et ses oreilles dans le voile épais de la nuit ; on l'eût volontiers étouffée, mais elle crût, et se fit grande, et puis se montra nue au grand jour, sans pourtant en être plus belle ; cependant, plus son visage était affreux, plus elle cherchait la lumière.
Je vois vraiment déjà le temps où tous les braves gens de la ville s'écarteront de toi, prostituée, comme d'un cadavre infect [...] Et quand Dieu te pardonnerait, tu n'en serais pas moins maudite sur la terre !
Marthe : Recommandez votre âme à la grâce de Dieu ! voulez-vous entasser sur vous des péchés nouveaux ?
Valentin : Si je pouvais tomber seulement ta carcasse, abominable entremetteuse, j'espérerais trouver de quoi racheter de reste tous mes péchés !
Marguerite : Mon frère ! O peine d'enfer !
Valentin : Je te le dis, laisse là tes larmes ! Quand tu t'es séparée de l'honneur, tu m'as porté au cœur le coup le plus terrible. Maintenant le sommeil de la mort va me conduire à Dieu, comme un soldat et comme un brave. (Il meurt)
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Méphistophélès et Faust fuyant après le duel
Réveillés par le bruit, Marthe, Marguerite et d'autres voisins ont ouvert leurs fenêtres et accourent pour secourir Valentin mourant. Le groupe forme des silhouettes désespérées au fond d'une rue sombre alors que Faust et Méphistophélès fuient en pleine lumière.
Delacroix reprend ce sujet vingt ans plus tard, en 1847, dans un tableau où il renverse complètement la composition de la scène.
Texte de Goethe traduit par Gérard de Nerval
Méphistophélès : Voilà mon lourdaud apprivoisé. Maintenant, au large ! il faut nous éclipser lestement, car j'entends déjà qu'on crie au meurtre ! Je m'arrange aisément avec la police ; mais quant à la justice criminelle, je ne suis pas bien dans ses papiers.
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Marguerite à l'église
Marguerite est désespérée : elle est enceinte de Faust et son frère Valentin est mort par sa faute, tué en duel par son amant. Elle cherche alors le secours de la religion. Mais à l'église, Méphistophélès la tourmente durant I'office, lui présentant ses péchés comme inexpiables. À la blanche figure de Marguerite, le corps fléchi sous le poids de la culpabilité, s'oppose la noire silhouette du Malin, l'œil exorbité, I'expression diabolique et I'attitude menaçante. L'artiste rend par un trait épais et rapide la laideur furieuse et sublime du Diable.
Texte de Goethe traduit par Gérard de Nerval
Marguerite, parmi la foule
Le mauvais esprit, derrière elle
Le Mauvais esprit : Comme tu étais tout autre, Marguerite, lorsque, pleine d'innocence, tu montais à cet autel, en murmurant des prières dans ce petit livre usé, le cœur occupé moitié des jeux de l'enfance, et moitié de l'amour de Dieu. Marguerite, où est ta tête ? que de péché dans ton cœur ! Pries-tu pour l'âme de ta mère, que tu fis descendre au tombeau par de longs, de bien longs chagrins ? A qui le sang répandu sur le seuil de ta porte ? – Et dans ton sein, ne s'agite-t-il pas, pour ton tourment et pour le sien, quelque chose dont l'arrivée sera d'un funeste présage ?
Marguerite : Hélas ! hélas ! puissé-je échapper aux pensées qui s'élèvent contre moi !
Chœur :
Dies irae, dies illa,
Solvet soeclum in favilla
L'orgue joue
Le mauvais esprit : Le courroux céleste t'accable ! la trompette sonne ! les tombeaux tremblent, et ton cœur, ranimé du trépas pour les flammes éternelles trésaille encore !
Marguerite : Si j'étais loin d'ici ! Il semble que cet orgue m'étouffe ; ces chants déchirent profondément mon cœur.
Chœur :
Judex ergo cum sedebit,
Quidquid latet apparebit,
Nil inultum remanebit.
Marguerite : Dans quelle angoisse je suis ! Ces piliers me pressent, cette voûte m'écrase. – De l'air !
Le mauvais esprit : Cache-toi ! Le crime et la honte ne peuvent se cacher ! De l'air ! ... de la lumière ! .... Malheur à toi !
Chœur :
Quid sum miser tunc dicturus,
Quem patronum rogaturus ?
Cum vix justus sit securus
Le mauvais esprit : Les élus détournent leur visage de toi : les justes craindraient de te tendre la main. Malheur !
Chœur : Quid sum miser tunc dicturus ?
Marguerite : Voisine, votre flacon ! (Elle tombe en défaillance.)
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Faust et Méphistophélès dans les montagnes du Harz
Dans la nuit de Walpurgis, Faust et Méphistophélès gravissent la montagne du Brocken pour assister au sabbat. Faust, sensible à la nature environnante, chemine avec lenteur, s'aidant d'un bâton. Méphistophélès, dans une pose contorsionnée, I'exhorte à se hâter. Delacroix s'est plu à représenter un bestiaire imaginaire et fantastique.
Texte de Goethe traduit par Gérard de Nerval
Montagne de Harz. (Vallée de Schirk, et désert)
Méphistophélès : N'aurais-tu pas besoin d'un manche à balai ? Quant à moi, je voudrais avoir le bouc le plus solide. dans ce chemin, nous sommes encore loin du but.
Faust : Tant que je sentirai ferme sur mes jambes, ce bâton noueux suffira. A quoi servirait-il de raccourcir le chemin ? car glisser dans le labyrinthe des vallées, ensuite gravir ce rocher du haut duquel une source se précipite en bouillonnant, c'est le seul plaisir qui puisse assaisonner une pareille route. Le printemps agit déjà sur les bouleaux, et les pins mêmes commencent à sentir son influence ; ne doit-il pas agir aussi sur nos membres ?
Méphistophélès : Je n'en sens vraiment rien, j'ai l'hiver dans le corps ; je désirerais sur mon chemin de la neige et de la gelée. Comme le disque épais de la lune rouge élève tristement son éclat tardif ! Il éclaire si mal, qu'on donne à chaque pas contre un arbre ou contre un rocher. Permets que j'appelle un feu follet : j'en vois un là-bas qui brûle assez drôlement. Holà l'ami ? oserais-je t'appeler vers nous ? Pourquoi flamber ainsi inutilement ? Aie donc la complaisance de nous éclaire jusque là haut.
Le follet : J'espère pouvoir, par honnêteté, parvenir à contraindre mon naturel léger, car notre course va habituellement en zigzag.
Méphistophélès : Hé ! hé ! il veut, je pense, singer les hommes. Qu'il marche donc droit au nom du diable, ou bien je souffle son étincelle de vie ?
Le follet : Je m'aperçois bien que vous êtes le maître d'ici, et je m'accommoderai à vous volontiers. Mais songez donc ! la montage est bien enchantée aujourd'hui, et si un feu follet doit vous montrer les chemin, vous ne pourrez le suivre exactement.
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L'ombre de Marguerite apparaissant à Faust
Faust et Méphisto sont arrivés au sabbat, assemblée des forces infernales où grouillent reptiles, batraciens et créatures grimaçantes. L' ombre de Marguerite apparaît à Faust. D'une blancheur de spectre, les seins dénudés, elle est décapitée, comme l'indique le filet de sang à la base de son cou. Faust apprend ainsi la fin prochaine de son amante. L'artiste joue sur les contrastes de lumières pour rendre la scène plus effroyable et fantastique, mais garde une tonalité générale très sombre qui accentue son aspect dramatique.
Texte de Goethe traduit par Gérard de Nerval
Faust : Que vois-je là ?
Méphistophélès : Quoi ?
Faust : Méphisto, vois-tu une fille pâle et belle qui demeure seule dans l'éloignement ? Elle se retire languissamment de ce lieu, et semble marcher les fers aux pieds. Je crois m'apercevoir qu'elle ressemble à la bonne Marguerite.
Méphistophélès : Laisse cela ! personne ne s'en trouve bien. C'est une figure magique, sans vie, une idole. Il n'est pas bon de la rencontrer : son regard fixe engourdit le sang de l'homme et le change presque en pierre. As-tu déjà entendu parler de la Méduse ?
Faust : Ce sont vraiment les yeux d'un mort, qu'une main chérie n'a point fermés. C'est bien là le sein que Marguerite m'abandonna, c'est bien le corps si doux que je possédai !
Méphistophélès : C'est de la magie, pauvre foi, car chacun croit y retrouver celle qu'il aime.
Faust : Quelles délices ! ... et quelles souffrances ! Je ne puis m'arracher à ce regard. Qu'il est singulier, cet nique ruban rouge qui semble parer ce beau cou. pas plus large que le dos d'un couteau.
Méphistophélès : Fort bien ! Je le vois aussi ; elle peut bien porter sa tête sous son bras ; car Persée la lui a coupée. –Toujours cette chimère dans l'esprit ! Viens donc sur cette colline ; elle est aussi gaie que le Prater. Eh ! je ne me trompe pas, c'est un théâtre que je vois. Qu'est-ce qu'on y donne donc ?
Servibilis : On va recommencer un nouvelles pièce ; la dernière des sept. C'est l'usage ici d'en donner autant. C'est un dilettante qui l'a écrite, et ce sont des dilettantes qui la jouent. Pardonnez-moi, messieurs, si je disparais, mais j'aime à lever le rideau.
Méphistophélès : Si je vous rencontre sur le Blocksberg, je le trouve tout simple ; car c'est bien à vous qu'il appartient d'y être.
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Faust et Méphistophélès galopant dans la nuit de sabbat
Après la vision de Marguerite mourante, Faust et Méphistophélès galopent dans la nuit pour tenter de la délivrer. Faust monte un cheval noir bondissant dans l'air, la croupe et la queue relevées. Effrayé par la vue des sorciers rodant autour du gibet, il tourne un visage anxieux vers Méphisto et l'écoute. Celui-ci le rassure. Imperturbable, il est assis sans selle ni rêne sur un coursier spectral, presque phosphorescent dans les ténèbres, dont la crinière se dresse comme électrisée. Goethe a loué l'artiste d'avoir ainsi illustré son texte, estimant que lui-même n'avait « pas imaginé la scène avec autant de perfection ! ».
Texte de Goethe traduit par Gérard de Nerval
Faust : Qui se remue là autour du lieu du supplice ?
Méphistophélès : Je ne sais ni ce qu'ils cuisent, ni ce qu'ils font.
Faust : Ils s'agitent ça et là, se lèvent et se baissent.
Méphistophélès : C'est une communauté de sorciers.
Faust : Ils sèment et consacrent.
Méphistophélès : Passons ! passons !
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Faust dans la prison de Marguerite
Faust tente de convaincre Marguerite de le suivre. Devenue folle, Marguerite le prend pour le bourreau et demande à nourrir l'enfant qu'elle dit pourtant avoir tué. Méphistophélès s'impatiente à grands gestes de ces tergiversations car l'aube pointe par la fenêtre grillagée. Marguerite reconnaît le Diable. Elle meurt, « jugée » dira Méphisto, « sauvée » répondra une voix d'en haut. Faust suivra seul son mauvais génie qui n'a gagné la partie qu'à moitié.
Delacroix n'a pas voulu illustrer la morale finale de l'histoire qui voit le Bien triompher du Mal : il reste en mouvement, alors que le destin des protagonistes n'est pas encore fixé.
Texte de Goethe traduit par Gérard de Nerval
[...] Faust (se jetant à ses pieds) : Ton amant est à tes pieds, il cherche à détacher tes chaînes douloureuses.
Marguerite (s'agenouillant aussi) : Oh ! oui, agenouillons-nous pour invoquer les saints ! Vois sous ces marches, au seuil de cette porte. c'est là bouillonne l'enfer ! et l'esprit du mal, avec ses grincements effroyables. Quel bruit il fait !
Faust (plus haut) : Marguerite ! Marguerite !
Marguerite (attentive) : C'était la voix de mon ami ! (Elle s'élance, les chaînes tombent.) Où est-il ? je l'ai entendu m'appeler. Je suis libre ! personne ne peut me retenir, et je veux voler dans ses bras, reposer sur son sein ! Il a appelé Marguerite, il était là sur le seuil. Au milieu des hurlements et du tumulte de l'enfer, à travers les grincements, les rires des démons, j'ai reconnu sa voix si douce, si chérie !
Faust : C'est moi-même !
Marguerite : C'est toi ! redis-le encore ! (Le pressant contre elle.) C'est lui ! lui ! Où sont mes douleurs ? Où sont mes angoisses de la prison ? où sont mes chaînes ? ...C'est bien toi ! tu viens me sauver. Me voilà sauvée ! – La voici, la rue où je te vis pour la première fois ! voilà le jardin où Marthe est moi t'attendîmes.
Faust (s'efforçant de l'entraîner) : Viens ! viens avec moi !
Marguerite : Oh ! reste ! reste encore. j'aime tant à être où tu es !
Faust : Hâte-toi ! nous payerons cher un moment de retard !
Marguerite : Quoi ! tu ne peux plus m'embrasser ? Mon ami, depuis si peu de temps que tu m'as quittée, déjà tu as désappris à m'embrasser ? Pourquoi dans tes bras suis-je si inquiète ?. quand naguère une de tes paroles, un de tes regards, m'ouvraient tout le ciel et que tu m'embrassais à m'étouffer. Embrasse-moi donc, ou je t'embrasse moi-même ! (Elle l'embrasse). O Dieu ! tes lèvres sont froides, muettes. Ton amour, où l'as tu laissé ? qui me l'a ravi ? (Elle se détourne de lui).
Faust : Viens ! suis-moi ! ma bien-aimée, du courage ! Je brûle pour toi de mille feux ; mais suis-moi, c'est ma seule prière !
Marguerite (fixant les yeux sur lui) : Est-ce bien toi ? es-tu bien sûr d'être toi ?
Faust : C'est moi ! viens donc !
Marguerite : Tu détaches mes chaînes, tu me reprends contre ton sein. comment se fait-il que tu ne te détournes pas de moi avec horreur ? Et sais-tu bien, mon ami, sais-tu bien qui tu délivres ?
Faust : Viens ! viens ! la nuit profonde commence à s'éclaircir.
Marguerite : J'ai tué ma mère ! Mon enfant, je l'ai noyé ! il te fut donné comme à moi ! oui, à toi aussi. – C'est donc toi ! ... je le crois à peine. Donne-moi ta main. – Non, ce n'est point un rêve. Ta main chérie ! ... Ah ! mais elle est humide ! essuie-la donc ! il me semble qu'il y a du sang. Oh ! Dieu ! qu'as-tu fait ? Cache cette épée, je t'en conjure !
Faust : Laisse là le passé, qui est passé ! tu me fais mourir.
Marguerite : Non, tu dois me suivre ! Je vais te décrire les tombeaux que tu auras soin d'élever dès demain ; il faudra donner la meilleure place à m amère ; que mon frère soit tout près d'elle ; moi, un peu sur le côté, pas trop loin cependant, et le petit contre mon sein droit ?. Nul autre ne sera donc auprès de moi ! – Reposer à tes côtés, c'eût été un bonheur bien doux, bien sensible ! mais il ne peut m'appartenir désormais. Dès que je veux m'approcher de toi, il me semble toujours que tu me repousses ! Et c'est bien toi pourtant, et ton regard a tant de bonté et de tendresse !
Faust : Puisque tu sens que je suis là, viens donc !
Marguerite : Dehors ?
Faust : A la liberté
Marguerite : Dehors, c'est le tombeau ! c'est la mort qui me guette ! Viens ! ... d'ici dans la couche de l'éternel repos, et pas un pas plus loin. – Tu t'éloignes ! ô Henri ! si je pouvais te suivre !
Faust : Tu le peux ! veuille-le seulement, la porte est ouverte.
Marguerite : Je n'ose sortir, il ne me reste plus rien à espérer, et, pour moi, de quelle utilité serait la fuite ! Ils épient mon passage ! Puis, se voir réduite à mendier, c'est si misérable, et avec une mauvaise conscience encore ! C'est si misérable d'errer dans l'exil ! et d'ailleurs ils sauraient bien me reprendre.
Faust : Je reste avec toi !
Marguerite : Vite ! vite ! sauve ton pauvre enfant ! va, suis le chemin le long du ruisseau, dans le sentier, au fond de la forêt, à la gauche , où est l'écluse, dans l'étang. Saisis-le vite, il s'élève à la surface, il se débat encore ! sauve-le ! sauve-le !
Faust : Reprends donc tes esprits ; un pas encore et tu es libre !
Marguerite : Si nous avions seulement dépassé la montagne !Ma mère est là, assise sur la pierre. Le froid me saisit à la nuque ! Ma mère est là, assise sur la pierre, et elle secoue la tête, sans me faire aucun signe, sans cligner de l'œil, sa tête est si lourde, elle a dormi si longtemps ! ... Elle ne veille plus ! elle dormait pendant nos plaisirs. C'étaient là d'heureux temps !
Faust : Puisque ni larmes ni paroles ne font rien sur toi, j'oserait t'entraîner loin d'ici.
Marguerite : Laisse moi ! non, je ne supporterai aucune violence ! Ne me saisis pas si violemment ! je n'ai que trop fait ce qui pouvait te plaire.
Faust : Le jour se montre ! ... Mon amie ! ma bien-aimée !
Marguerite : Le jour ? Oui, c'est le jour ! c'est le dernier des miens ; il devait être celui de mes noces ! Ne va dire à personne que Marguerite t'avait reçu si matin. Ah ! ma couronne ! ... elle est bien aventurée ! ... Nous nous reverrons, mais ce ne sera pas à la danse. La foule se presse, on ne cesse de l'entendre ; la place, les rues pourront-elles lui suffire ? La cloche m'appelle, la baguette de justice est brisée. Comme ils m'enchaînent ! Comme ils me saisissent ! Je suis déjà enlevée sur l'échafaud, déjà tombe sur le cou de chacun le tranchant jeté sur le mien. Voilà le monde entier muet comme le tombeau.
Faust : Oh ! que ne suis-je jamais né !
Méphistophélès (se montrant dehors) : Sortez ! ou vous êtes perdus. Que de paroles inutiles ! que de retards et d'incertitudes ! Mes chevaux s'agitent, et le jour commence à poindre.
Marguerite : Qui s'élève ainsi de la terre ? Lui ! lui ! chasse-le vite ; que vient-il faire dans le saint lieu ?. C'est moi qu'il veut.
Faust : Il faut que tu vives !
Marguerite : Justice de Dieu, je me suis livrée à toi !
Méphistophélès (à Faust) : Viens ! viens ! ou je t'abandonne avec elle sous le couteau !
Marguerite : Je t'appartiens, père ! sauve-moi ! Anges, entourez-moi, protégez-moi de vos saintes armées ! ... Henri, tu me fais horreur !
Méphistophélès : Elle est jugée !
Voix (d'en haut) : Elle est sauvée !
Méphistophélès (à Faust) : Ici, à moi ! (Il disparaît avec Faust)
Voix (du fond, qui s'affaiblit) : Henri ! Henri !
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