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Un manuscrit des Cinq Poèmes de Nezâmî

La Bibliothèque nationale de France conserve l’un des chefs d’œuvres de l’art du livre persan : un manuscrit poétique des Cinq Poèmes de Nezâmî, auteur persan du 12e siècle, somptueusement illustré entre 1620 et 1624 à la cour de Châh ‘Abbâs le Grand, à Ispahan. Calligraphies, reliures, peintures, enluminures, tout concours à la perfection de ce volume. 

Les Cinq Poèmes de Nezâmî

Une référence de la littérature persane

Les Cinq Poèmes (Khamseh) ou Cinq Trésors de Nezâmî (1141-1209) comptent parmi les textes les plus célèbres de la littérature persane médiévale. L’auteur est le grand maître du roman en vers ; son texte constitue un modèle pour les poètes des siècles suivants et donne lieu à un nombre considérable de copies, somptueusement illustrées à la demande de princes mécènes dans leurs ateliers-bibliothèques.

Madjnûn au tombeau de Laylî
Madjnûn au tombeau de Laylî |

Bibliothèque nationale de France

Les Cinq Poèmes rassemblent cinq masnavis, poèmes didactiques dont les vers ont tous la même structure et riment deux à deux. Hormis le Trésor des mystères, d’inspiration mystique, il s’agit de romans dont les sujets sont empruntés à la légende ou à l’histoire : Khosrow et Chîrîn relate les amours du roi sassanide Khosrow Parviz, Leïli et Madjnoun reprend une vieille légende arabe dont le sujet est l' « amour fou », les Sept Portraits enserrent les récits faits par les sept favorites du roi Bahrâm Gour, enfin, le Livre d’Alexandre glorifie le conquérant macédonien, mais aussi le sage et le prophète. Familiarisé dans sa jeunesse avec la littérature arabe d’adab (ensemble des connaissances nécessaires à tout homme cultivé), Nezâmî a su puiser à de multiples sources : littéraires, philosophiques et scientifiques.

Copiés un nombre de fois considérable, les Cinq Poèmes sont tout ensemble un modèle à imiter pour les poètes, un recueil des récits les plus populaires du folklore médiéval et le conservatoire d’un enseignement philosophique et moral correspondant à l’attente des élites musulmanes de culture persane. On apprenait et citait bien volontiers de longs passages des poèmes de Nezâmî.

De nombreuse copies enluminées

Avec le Livre des Rois de Ferdowsi, les Cinq Poèmes constituent aussi l’une des collections de textes de la littérature persane qui a le plus donné lieu à la réalisation de copies manuscrites ornées de peintures. Un très riche cycle iconographique s’est ainsi constitué et certaines scènes, devenues extrêmement populaires, ont été très volontiers reproduites, même en dehors de leur contexte : il suffit d’évoquer la scène de Madjnoun au désert ou les rencontres de Farhâd et Chîrîn.

Shîrîn et Farhâd
Shîrîn et Farhâd |

Bibliothèque nationale de France

Dans une étude sur les peintures illustrant les manuscrits de Nezâmî, Larissa N. Dodhudoeva a dressé une liste des différentes copies enluminées des Cinq Poèmes et a pu recenser et étudier 245 manuscrits à peintures de différentes époques. Certains d’entre eux comptent jusqu’à 50 peintures.

La Bibliothèque nationale de France possède des manuscrits du 15e siècle et un manuscrit réalisé entre 1620 et 1624 sous le règne d’Abbas le Grand, soit cinq siècles après l'écriture des poèmes. Ce livre, dont la cote est « Supplément persan 1029 », comporte 34 peintures et une reliure en cuir aux plats laqués.

Sous le règne d'‘Abbas le Grand (1588-1629)

Le Supplément persan 1029 est l’un des plus beaux livres enluminés réalisés durant le règne du roi de Perse ‘Abbâs Ier « le Grand ». Celui-ci était le cinquième souverain de la dynastie des Safavides, maîtres de la Perse depuis 1501.

Un contemporain de Henri IV

‘Abbâs le Grand, contemporain de Henri IV et du début du règne de Louis XIII, est considéré comme le plus remarquable des châhs safavides. Il fit de judicieuses réformes, fut victorieux en de multiples rencontres et instaura une période de prospérité économique, de telle façon que son royaume fut en mesure de connaître ensuite une paix durable.

‘Abbâs passait la plus grande partie de son temps à se déplacer d’un bout à l’autre de la Perse, chassant et guerroyant ; il allait escorté de sa cour, de résidence en résidence.

Un prince conquérant

À la mort d’‘Abbâs, la Perse avait pris de vastes territoires à ses belliqueux voisins. Elle s’était surtout ouvert un accès vers la mer et les réformes du Châh ‘Abbâs dans différents domaines sont restées célèbres et ont durablement marqué l’imagination des Persans.

Khosrow et Chîrîn
Khosrow et Chîrîn |

Bibliothèque nationale de France

Il s’attacha à rendre plus sûres les grandes voies de communication ; des gardes assuraient la sécurité des caravanes ; des caravansérails étaient créés, agrandis ou restaurés à tous les lieux d’étapes ; on veillait à ce que les étrangers voyagent sans encombre et à ce que les taxes restent modiques. Dans le même temps ‘Abbâs tentait d’établir l’unité religieuse de son royaume grâce au concours des plus grands théologiens de l’islam chiite. Il avait cependant, à l’occasion des guerres d’Azerbaïdjan de 1604, fait déporter à Ispahan une grande partie de la population chrétienne de l’Arménie persane en permettant à ces Arméniens de garder leur religion ; son génie politique avait vu le parti qu’il pourrait en tirer. Il leur prêta de l’argent et les plus industrieux d’entre eux purent ainsi mettre sur pied le commerce de la soie de Perse à travers le monde entier.

Un règne de prospérité et de stabilité

De telles initiatives, ainsi que le transfert en 1598 de la capitale à Ispahan – une ville située sur les grandes voies de communication, au centre du royaume -, corrélativement à l’abandon des anciennes capitales de Tabriz et de Qazvin, étaient en mesure d’établir la prospérité de la Perse sur des bases solides.

Plaque tournante du commerce vers la Turquie et l’Europe, la Russie, l’Inde et l’Extrême-Orient, Ispahan deviendra au milieu du 17e siècle, au dire des voyageurs européens enthousiastes, l’une des deux plus grandes villes du monde, rivalisant avec Londres.

Fin politique, ‘Abbâs le Grand a su donner à la Perse une certaine prospérité et une indéniable stabilité. Son règne marque un tournant dans l’histoire persane. La dynastie safavide durera encore un siècle et son déclin commence une cinquantaine d’années après la mort de ce châh dont la légende s’est plue à embellir la figure.

Le prince mécène

Dans le monde iranien, la tradition voulait qu’un prince fût lettré et collectionneur de livres. Le roi a auprès de lui un bibliothécaire (ketâbdâr en persan) qui a la charge d’administrer son atelier-bibliothèque.

La bibliothèque d'un prince lettré

Cette bibliothèque se compose en principe de copies anciennes, généralement un certain nombre de somptueux manuscrits enluminés ou d’exemplaires à peintures que le souverain tient de ses ancêtres, ou des princes qu’il a vaincus. Il s’agit parfois de coûteuses acquisitions. Le prince se doit de posséder des copies du Coran, des grands classiques de la poésie persane (parmi lesquels outre le Livre des Rois de Ferdowsi se trouvent les Cinq Trésors de Nezâmî et bien d’autres textes), des grands ouvrages historiques et des chroniques, des traités scientifiques et des textes mystiques ou moraux. Il possède souvent plusieurs exemplaires enluminés du même texte, peints à différentes époques ou dans différents styles. Le bibliothécaire a par ailleurs la charge de faire réaliser par des artistes employés dans l’atelier-bibliothèque – calligraphes, relieurs, enlumineurs ou doreur, et peintres – de nouvelles copies de ces textes qui soient dans le goût du temps, c’est-à-dire dans le style qu’affectionne le souverain, ou de faire des répliques de manuscrits célèbres capables de rivaliser avec ces grands modèles.

La bibliothèque princière sert de référence et de modèle.

Le mécénat d’un sultan passionné de beaux livres – comme ce fut le cas au 15e siècle à Hérât sous les Timourides, prédécesseurs des Safavides jusqu’à la prise de la ville en 1506 par les Uzbeks – a un rayonnement considérable : tous les grands veulent avoir leur bibliothèque, on commande de beaux manuscrits et on échange les exemplaires de luxe à l’occasion de cadeaux officiels.

Paradoxalement, Châh ‘Abbâs, bien que né et élevé dans l’ancienne capitale timouride de Hérât, où des ateliers continuaient à fonctionner, n’était pas lui-même un collectionneur acharné de manuscrits. Amateur de calligraphie, de tableaux isolés ou de peintures murales, il aimait les miniatures séparées que l’on pouvait ensuite réunir en albums. Aussi est-il probable que le commanditaire du manuscrit ne soit pas le souverain de Perse mais le gouverneur de la province de Nasâ, Mohebb Ali Soltân.

Le manuscrit

Le manuscrit coté aujourd’hui Supplément persan 1029 à la Bibliothèque nationale de France est un volume copié sur papier de 386 feuillets, de grands format – chaque page mesurant 23 sur 36,2 cm. Il comprend 34 peintures. Le papier utilisé est un papier oriental finement vergé dont les vergeures, légèrement incurvées, sont parfois horizontales, parfois verticales. Il pourrait s’agir d’un papier importé d’Inde. Les cahiers comptent chacun 8 feuillets, ce qui est conforme à la pratique persane des 16e et 17e siècles.

Les règles de mise en page

Les pages écrites comportent quatre colonnes, avec une surface d’écriture de 22,5 sur 13,5 cm à l’intérieur d’un encadrement constitué de filets successivement bleu, noir, or, vermillon, or, vert émeraude et or. Le centre de la page, préparé pour l’écriture à l’intérieur de cet encadrement, a été légèrement sablé d’un semis d’or, tandis que de fines bandes dorées délimitent les colonnes de texte.

Page tapis de frontispice
Page tapis de frontispice | © Bibliothèque nationale de France
Page tapis de frontispice
Page tapis de frontispice |

Bibliothèque nationale de France

Chaque page comporte 20 lignes d’écriture et 80 hémistiches y sont ainsi copiés. La poésie persane étant constituée de distiques comportant chacun deux hémistiches. À l’époque, les copistes étaient rétribués selon le nombre de distiques qu’ils avaient copiés.

Enluminures et frontispices

Les titres sont écrits dans de petits cadres à champ doré, calligraphiés comme le texte en écriture nasta’liq, alternativement en blanc, en bleu, en rouge, en violet et en vert.

Sarlohw
Sarlohw |

Bibliothèque nationale de France

Le début du premier poème est écrit au milieu d’une superbe double page-tapis enluminée d’un style conforme à la tradition persane du 16e siècle. On trouve en outre des frontispices enluminés surmontant le début de chaque poème. Ces frontispices sont d’une facture assez classique. Ils ont très probablement été réalisés par un enlumineur d’Ispahan.

Le calligraphe

Le manuscrit 1029 est, pour la calligraphie, l’œuvre d’‘Abd ol-Djabbâr Esfahânî, l’un des plus fameux calligraphes du règne de Châh ‘Abbâs le Grand.

Ses calligraphies sont réalisées en écriture nasta’liq. Ce style d’écriture créé en Perse à la fin du 14e siècle est resté depuis lors le plus apprécié pour la copie des poèmes et l’exercice de l’art calligraphique.

Les colophons

Dans le manuscrit 1029, qui est tout entier indubitablement de la main d’‘Abd ol-Djabbâr, on trouve des colophons à la fin de quatre poèmes. Ces textes enluminés qui concluent et signent les poèmes indiquent que la réalisation du manuscrit s’est étendue sur cinq ans au moins.

Peintures et couleurs

Le manuscrit comprend 34 peintures qui s’inscrivent dans la pure tradition de la peinture persane des 15e et 16e siècles. Ce sont de simples peintures à la gouache, polies longuement après séchage pour obtenir un effet brillant.

Un parti pris d’irréalisme

Dans la religion musulmane, l’homme ne doit pas se prendre pour Dieu et ne peut imiter la création. Aussi la peinture marque-t-elle une différence entre le monde réel créé par Dieu et le monde de la représentation créé par l’homme. Invraisemblance des couleurs, absence de perspective, absence de modelé des corps, de relief des formes contribuent à l’affirmation de l’irréalité de cet univers.

Madjnûn dans le désert
Madjnûn dans le désert |

Bibliothèque nationale de France

Les paysages semblent constitués en plusieurs plans comme un décor de théâtre. Les couleurs des premiers plans ne sont pas plus vives que celles des arrière-plans. La taille des personnages ne diminue pas avec la distance. Les plantes des jardins ou celles des tapisseries ont le même aspect décoratif. Jour et nuit se confondent. Erables à l’automne et cerisiers en fleurs au printemps se côtoient.

Souvent, les scènes sont vues d’en haut comme d’une montagne ou d’une terrasse. Mais il n’est pas rare que se juxtaposent vision surplombante et vue de profil. Ainsi, dans les noces de Koshrow et Chîrîn, les amants sont de profil sur un lit, vue du dessus. De même, les personnages de profil près du bassin, vue de haut.

Le peintre montre parfois qu’il saurait respecter les règles de la perspective. Il ne faut voir dans ces bizarreries ni maladresse ni naïveté. Il s’agit bien d’un parti pris délibéré de l’artiste qui, à travers ce monde imaginaire, contourne d'une certaine manière les interdits religieux.

Une vision mystique du monde

Si Nezâmî s’appuie sur les mêmes légendes historiques que ses prédécesseurs, il les transforme en leçons morales ou en visions mystiques.

Dans ces paysages intemporels, le lecteur peut tout à la fois se délecter « des merveilles des choses créées et prodiges des choses existantes », trouver force et sérénité face à une nature qui s’offre dans la continuité de ses cycles, de l’ombre des fleurs, aux couleurs de l’automne et sourire de la futilité des choses humaines qu’il contemple à distance et de haut.

Chîrîn portée par Farhad
Chîrîn portée par Farhad |

© Bibliothèque nationale de France

Toutefois, la peinture déborde parfois de son cadre. Le monde de la représentation tenterait-il de rejoindre le réel ?

Codes picturaux et éléments du réel

Dans ces images où tout semble arbitraire (couleurs, compositions, constructions architecturales, fleurs et personnages), apparaissent parfois des éléments réalistes très contemporains de l’artiste. À côté des rochers ou des images en flammèche, lointaines répliques de peintures chinoises, des fleurs aux motifs souvent répétés d’une peinture à l’autre, des arbres aux branches entrelacées évoquant la relation amoureuse, qui forment, autant de codes formels dans la tradition des siècles précédents, certains détails datent précisément l’œuvre. Ainsi, les chevaux sont pourvus d’étriers, les armes du combat sont réalistes, les coiffes des paysans sont celles de l’époque et les chapeaux des courtisans, ceux à la mode à la cour d’'Abbâs le Grand.

Réaliste ou imaginaire, chaque élément est traité avec un grand sens du détail, une minutie qui contraste avec le traitement des visages tous très semblables. Il en est même parfois difficile de reconnaître le prince parmi ses courtisans.

Prolifération des couleurs

Le peintre utilise une palette de couleurs très riche à base de pigments d'origine minérale ou organique couramment utilisés autour de la Méditerranée depuis l’Antiquité :

  • Blanc de céruse,
  • Jaune de l’ocre, du safran ou de l’orpiment,
  • Laque rouge végétale ou extraite de la cochenille,
  • Orange du minium, du réalgar (sulfure d'arsenic) ou du cinabre (sulfure de mercure),
  • Bleu outremer du lapis lazuli ou bleu de l’indigo
Bahrâm Gûr et la princesse byzantine
Bahrâm Gûr et la princesse byzantine |

Bibliothèque nationale de France

Certaines couleurs s’obtiennent avec des mélanges de pigments :

  • Vert par mélange de l’indigo et de la céruse,
  • Chair par mélange de la céruse et du minium,
  • Bleu ciel par mélange de l’indigo et de la céruse,
  • Violet par mélange du lapis lazuli, du cinabre et de la laque.

L’or et l’argent étaient utilisés en solution ou en feuille. La couleur argentée des fleuves nous apparaît en général noire par oxydation du métal.

Le deuxième des Cinq Poèmes : Khosrow et Chîrîn

Se rattachant au genre de l’épopée romanesque, le deuxième poème Nezâmî, riche de 6​500 distiques, ne prétend pas être un récit fidèle du règne du souverain sassanide Chosroès II Parvîz, dont le règne commence en 590. C’est en fait l’intrigue nouée avec Chîrîn – troublé tour à tour par l’irruption de deux rivales, la princesse byzantine Maryam et la belle Chakkar d’Ispahan – qui forme le sujet du poème. Fille de la reine d’Arménie, la Chîrîn de Nezâmî est l’épouse préférée de Khosrow, mais leur union est retardée par d’innombrables obstacles. Par ailleurs, la tragique passion de l’architecte Farhâd pour Chîrîn et son suicide par amour pour elle, objet de nombreux récits populaires, est un épisode qui connaît un succès immense, souvent repris et imité par les poètes persans et turcs.

Khosrow voit Chîrîn près de la source

Shîrîn à son bain
Shîrîn à son bain |

Bibliothèque nationale de France

Khosrow, suivant son habitude, regarda alentour, et son regard, d’un coup, se tourna vers la belle,
L’ayant vue nue un bref instant, il avait peur de regarder ; mais plus il la voyait, plus il en restait coi.
Parée comme la lune, comme jeune épuisée ; mais si c’était la lune, elle était dans les cieux supérieure aux Pléiades.
Ce n’était point la lune, mais c’était vif argent, réplique de la lune que l’on fit à Nakhchâb, fabriquée en mercure.
Et dans l’onde d’azur, elle était une rose qu’un tissu de soie bleue couvrait jusqu’à la taille.
La source était emplie du corps de cette fille, ses membres étaient superbes ; une fleur d’amandier voilait le fruit d’amande.
C’était comme un héron au sein de l’onde bleue, son teint brillait très fort au milieu de cette eau.
Ses boucles éparpillées roulaient sur ses épaules ; c’était comme une rose jetant des violettes.

Les noces de Khosrow et Chîrîn

Les Noces de Khosrow et Chîrîn
Les Noces de Khosrow et Chîrîn |

Bibliothèque nationale de France

Khosrow se mit d’abord à cueillir maintes fleurs ; alors la belle, telle une rose, se mit à rire.
Il commença ensuite à vouloir lui prouver à quel point il l’aimait et il rendit un culte à ses jeunes appâts.
La pomme et le jasmin étaient pleins de saveur ; tantôt ses seins, belles grenades, tantôt ses yeux, charmants narcisses, étaient l’objet de jeux.
Parfois cet oiseau blanc échappait, preste, au roi ; parfois il la prenait, blottie en son giron.
Tantôt d’excès de joie, la colombe restait sans bouger sur son sein.
Cette biche luttait contre le lion royal, mais à la fin ce lion remporta la victoire.

Le quatrième des Cinq Poèmes : Les Sept Portraits

Achevé en 1197, ce poème de 4577 distiques est le plus réussi de ceux que composa Nezâmî. Il s’est inspiré des récits entourant la personne de l’empereur Bahrâm V qui régna sur le trône sassanide de 420 à 438.

Après la traditionnelle eulogie du prophète Mahomet, les vers à la louange de Körp-Arslan qui a commandé le poème et les conseils prodigués par Nezâmî à son propre fils Mohammad, l’histoire de Bahrâm commence par une évocation de son enfance à Hira.

Le portrait des sept princesses

Un jour, dans son palais de Khawarnaq, le jeune Bahrâm découvre, dans une salle jusque là fermée, sept magnifiques portraits qui sont ceux de sept princesses, la fille du Radjah d’Inde, celle du Khâqân, souverain d’Asie centrale et de Chine -, celle du roi de Chorasmie, celle du roi des Slaves, celle du roi du Maghreb, celle du César de Byzance et celle du roi d’Iran. On lui prédit alors que toutes lui sont destinées par les astres. Entre temps, le père de Bahrâm meurt et, à la tête de ses troupes, le jeune prince gagne la Perse. Ayant réussi à tuer les deux lions qui gardaient la couronne, il peut s’asseoir sur le trône.

Un pavillon pour chaque jour de la semaine

Après une expédition guerrière, Bahrâm décide de faire venir les sept princesses ; il fait édifier sept pavillons à coupoles. Chacun de ces pavillons correspond à une planète, édifié dans la couleur correspondant à cette planète. Tout l’ouvrage est imprégné d’astrologie. Il y a un pavillon pour chaque jour de la semaine et chacun d’entre eux correspond également à l’une des sept régions (ou « climats ») de la Terre. Tous ces symboles expriment la vision persane de l’Univers : ils sont décrits par Nezâmî avec un art consommé. Plus d’un souverain moyen-oriental, attentif lui aussi aux signes des astres, voudra se faire construire sept palais à l’instar de Bahrâm.

Sept nuits d'amour et de sagesse

La suite du récit évoque un peu, par sa structure, les Mille et une Nuits.

Le samedi, Bahrâm se tient sous la coupole noire, couleur de Saturne, avec l’indienne Fourak, fille du roi du premier climat (fol. 209) ; elle lui conte l’histoire du roi qui avait tout à coup adopté vêtements noirs et conduite austère – long récit dans lequel s’intercalent des récits secondaires – et s’unit à Bahrâm à la fin de son histoire.

Bahrâm Gûr et la princesse byzantine
Bahrâm Gûr et la princesse byzantine |

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Le dimanche (fol. 216) la byzantine Homây, dans le pavillon jaune et or – couleur du Soleil – raconte ce qui advint à un roi d’Irak, à la jeune fille qu’il aimait passionnément et à une vieille femme.

Bahrâm Gûr et la princesse slave
Bahrâm Gûr et la princesse slave |

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Le lundi (fol. 219v.), jour de la Lune dont le vert est la couleur, Nâz-Parî la Chorasmienne raconte l’histoire du chaste et noble Bechr de Roûm, les aventures de Malîkhâ, et termine par un éloge du vert, « ornement des anges », couleur appropriée aux Hourîs du Paradis.

Le mardi (fol. 223), Mars est lié au rouge, et la slave Nasrine-nouche conte qu’une princesse russe fuyait le mariage, évoque ses prétendants, une forteresse placée sur une montagne et un talisman, puis se donne à Barhâm.

Bahrâm Gûr et la princesse du Maghreb
Bahrâm Gûr et la princesse du Maghreb |

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Le mercredi (fol. 227v.), Mercure étant bleu turquoise, Azaryoune la Maghrébine raconte comment le bel égyptien Mâhân s’était enivré, puis, parti avec un compagnon, perdu.

Bahrâm Gûr et la princesse chinoise
Bahrâm Gûr et la princesse chinoise |

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Le jeudi (fol. 233v.), c’est au tour de la chinoise Yaghmâ-nâz de relater sous la coupole de santal – gris étant la couleur de Jupiter – les aventures de deux jeunes gens en voyage, Bien et Mal, leurs disputes et leurs actions contraires.

Bahrâm Gûr et la princesse persane
Bahrâm Gûr et la princesse persane |

Bibliothèque nationale de France

Le vendredi enfin (fol. 238v.), sous la coupole du blanc de Vénus, la persane Dorostî fait le récit d’une fête où chaque jeune femme raconte une histoire, la première étant celle du maître du jardin que ses jardiniers battent. Ayant tiré enseignement des contes des sept princesses, Bahrâm est ensuite amené à châtier le vizir qui avait été tyrannique en son absence (fol. 248v.), puis il disparaît dans une caverne au cours d’une chasse à l’onagre…

La reliure du manuscrit

Il est probable que la reliure actuelle a été réalisée entre 1740 et 1760.

Ce type de reliures, combinant un médaillon central et des fleurons en cuir découpé avec des plats laqués, est relativement inhabituel dans l’art persan. Il est vraisemblable que les motifs découpés appartiennent à la reliure d’origine tandis que le décor laqué des plats et des doublures aurait été ajouté entre 1740 et 1760.

La technique de la reliure laquée

La technique, très raffinée, qui consiste, sur une reliure de cuir, à évider l’emplacement des futurs décors, puis, sur un fond de soie ou de papier de couleur, à mettre en place ces décors estampés à froid sur une pièce de cuir où les motifs ont été soigneusement découpés avec une très fine lame, est ancienne. On la rencontre déjà dans l’Égypte mamelouke ; elle connaît une très grande vogue en Perse, à Hérât, à Tabriz et à Chirâz, au 15e siècle. Les motifs d’arabesques et de figures animales sont les plus prisés. À cause de sa fragilité, cette technique est surtout utilisée pour orner les contreplats des reliures ; au 16e siècle, à Chirâz, le contreplats ornés de cette manière sont extrêmement fréquents et le papier remplace souvent le cuir.

Reliure persane laquée à décor animalier
Reliure persane laquée à décor animalier |

Bibliothèque nationale de France

Il est vraisemblable que le décor laqué de Supplément persan 1029 a été mis sur une reliure réalisée au siècle précédent et qui, à cause de sa fragilité, nécessitait réparation. L’artiste a admirablement su tirer parti du médaillon central octogonal découpé, et du fleuron qui est huit fois répété à son entour, pour construire la scène qu’il a peinte sur l’espace resté libre.

Une technique très prisée

La reliure laquée est depuis longtemps prisée en Perse. Sa vogue semble avoir commencé à la cour de Hérât à la fin du 15e siècle, vers 1475. Il s’agit en général d’un décor réalisé sur carton, mais aussi, plus rarement, sur cuir. Les artistes reproduisent les différents motifs que l’on peut rencontrer sur les reliures estampées à grand décor, mais réalisent aussi parfois un véritable tableau, scène de banquet, de chasse ou de dédicace. Cette scène est parfois en rapport avec le contenu du livre.

L’artiste qui a réalisé le décor animalier très soigné qui est répété sur les deux plats de Supplément persan 1029 a mis sa signature au centre d’une des fleurs qui ornent le plat de queue. Cet artiste, Mohammad Sâdeq, est un peintre fort connu qui fut employé par Karim Khân Zand, le successeur de 1750 à 1778 de Nâder Châh sur le trône de Perse.

Provenance

Cet article provient du site Splendeurs persanes, 1999.­­

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