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L’imaginaire et les aliments

Les habitants de Sumatra, anthropophages et idolâtres
Les habitants de Sumatra, anthropophages et idolâtres

Bibliothèque nationale de France

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Si les interdits et les tabous énoncés dans l’Ancien Testament ont été abolis par l’Église chrétienne, tous les aliments ne se valent pas au Moyen Âge. Une véritable hiérarchie définit un degré de relation au divin qui rend les denrées nobles ou barbares.

Au-delà des prohibitions religieuses, il est des aliments que le Moyen Âge ne consomme habituellement pas. Un dialogue composé par un maître d’école de Bruges pour apprendre le français à de petits Flamands en donne une fort longue liste, où voisinent loups, renards et putois, éléphants, chats, singes, ânes et chiens, sans compter les aigles, les éperviers, les faucons et autres oiseaux de proie, et même de bien hypothétiques griffons ! Tous les aliments consommables ne se valent cependant pas. Certains renvoient à des comportements jugés barbares. Beaucoup semblent trop rustiques pour la table des grands, qui leur préfèrent la saveur d’épices évoquant les mystères de l’Orient.

Le chat sauvage
Le chat sauvage |

© Bibliothèque nationale de France

Le cru et le cuit

Viandes et produits laitiers dans le Tacuinum Sanitatis

Ibn Butlân, Tacuinum Sanitatis
Le Tacuinum Sanitatis qui, en latin médiéval, signifie « tableau de santé », dérive d’un ouvrage...
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Dans les peuples étranges et sauvages qui vivent à l’orient du monde chrétien, les encyclopédistes voient des mangeurs féroces, « qui se nourrissent de chair humaine ou de bêtes crues », écrit au 12e siècle Honorius Augustodunensis. En Inde, toujours selon lui, certains accommodent ainsi leurs parents âgés, tandis que d’autres « mangent les poissons vraiment crus et boivent la mer salée ». Cru aussi est le régime des chevaliers devenus fous et livrés à eux-mêmes dans la forêt qui, tout comme l’Orient, est un réservoir de fantasmes et de peurs pour le Moyen Âge.

Les habitants de Sumatra, anthropophages et idolâtres
Les habitants de Sumatra, anthropophages et idolâtres |

Bibliothèque nationale de France

La chair et la bonne chère

La viande est abondante sur les tables des 14e et 15e siècles. On la considère comme la source de toute la force et aussi de tout le mal. C’est l’aliment de référence pour les seigneurs, qui se réservent de plus en plus le produit de la chasse et consomment surtout beaucoup d’animaux de boucherie ou de basse-cour. Mais, aux yeux des théologiens, la viande risque d’échauffer le mangeur et de le conduire ainsi à la luxure. « La chair est nourrie de chairs », déclarait déjà un évêque du haut Moyen Âge.

Repas aristocratique
Repas aristocratique |

© Bibliothèque nationale de France

La chaîne de l’être

Dans un univers que les philosophes conçoivent comme ordonné verticalement, les aliments sont hiérarchisés selon leur plus ou moindre grande proximité à Dieu. Tout en haut de cette échelle de valeur figurent les oiseaux qui se meuvent dans l’air, le plus élevé des quatre éléments. Tout en bas, on trouve les plantes qui viennent de la terre. Encore faut-il bien distinguer entre les feuilles poussant sur une tige, tels choux ou pois, et celles qui partent de la racine (épinards, salades). Les racines elles-mêmes, comme carottes et raves, viennent seulement ensuite car elles poussent sous la terre, ainsi que les bulbes – oignon, poireau et ail – qui sont de loin les aliments les plus méprisés. Cette hiérarchie se vérifie dans les comptes alimentaires et est justifiée par les médecins. Les élites consomment ainsi beaucoup de volatiles et aussi des fruits, qui poussent sur des arbres en hauteur et conviennent donc parfaitement aux classes élevées de la société. En revanche, elles s’abstiennent à peu près complètement de légumes, laissés aux paysans. Pour les cas délicats, tels la fraise ou le melon, les médecins recommandent la plus grande prudence.

Les fraises
Les fraises |

Bibliothèque nationale de France

Les épices paradisiaques

Au Moyen Âge, on croit que toutes les épices sont originaires d’Orient ou d’Inde, régions elles-mêmes réputées proches du paradis terrestre. Avec les animaux exotiques, les monstres humanoïdes et les pierres précieuses, les épices font partie des « merveilles » de l’Inde. Ce sont les quatre fleuves nés dans le jardin d’Éden qui les acheminent vers les ports de commerce. Par exemple jusqu’à Alexandrie, comme l’explique Joinville, le compagnon de Saint Louis lors de la 7e croisade : « Avant que le fleuve n’entre en Égypte, les gens qui ont l’habitude de le faire jettent leurs filets déployés dans le fleuve, au soir ; et quand vient le matin, ils y trouvent ces marchandises vendues au poids qu’on apporte ici, c’est-à-dire gingembre, rhubarbe, bois d’aloès et cannelle. Et l’on dit que ces choses viennent du paradis terrestre, où le vent les fait tomber des arbres, à la manière dont il fait tomber le bois sec dans les forêts de nos régions. »

Le gingembre
Le gingembre |

Bibliothèque nationale de France

La graine de paradis

L’origine paradisiaque des épices est pour beaucoup dans le succès au 15e siècle d’une petite graine bien oubliée aujourd’hui : la maniguette, produite en réalité par un arbuste d’Afrique occidentale, mais que l’on appelle « graine de paradis » en France. Sa saveur brûlante en fait un substitut de luxe au poivre dont la consommation s’est largement répandue dans la population. Avides de se distinguer du bas peuple, les élites françaises adoptent avec ferveur un produit dont le coût est exorbitant. Cette mode retombe brusquement à la fin du 15e siècle, lorsque la première exploration des côtes africaines révèle que la graine de paradis ne mérite pas son nom.

Récoltes fantastiques

Le poivre
Le poivre |

Bibliothèque nationale de France

Toutes les récoltes d’épices ne sont pas une pêche miraculeuse. Barthélemy l’Anglais imagine plutôt qu’il faut aller chercher la cannelle dans le nid du Phénix, cet oiseau extraordinaire qui renaît de ses cendres et symbolise l’immortalité. Quant aux poivriers, ils sont gardés par des serpents que l’on ne peut éloigner qu’en mettant le feu aux arbustes, ce qui donne au poivre « sa couleur foncée et noire, car il est blanc de nature ». Voilà qui paraît justifier les prix élevés que pratiquent les marchands d’aromates. Ceux qui pouvaient se les payer devaient s’estimer heureux de bénéficier ainsi d’un avant-goût du paradis.

Provenance

Cet article provient du site Gastronomie médiéval (2002). ­

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