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L’économie italienne de la Renaissance : une période de crise ?

Bureau de la corporation des lainiers à Venise
Bureau de la corporation des lainiers à Venise

Bibliothèque nationale de France 

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L’histoire économique de l’Italie a oscillé entre la recherche des racines précoces du capitalisme dans les pratiques des hommes d’affaires italiens médiévaux et l’idée que le déclin économique de la Péninsule aurait commencé à partir de la seconde moitié du 14e siècle. Les investissements dans l’art auraient été la conséquence de ces difficultés. Qu’en est-il ?
 

Assiste-t-on en Italie à la fin du Moyen Âge à la succession de crises économiques qui seraient parallèles à l’éclosion artistique ? La période comprise entre 1348 et 1600 est à la fois la plus étudiée, mais aussi celle sur laquelle les interprétations des historiens sont les plus divergentes. Avant tout, il faut rappeler que l’Italie n’est alors qu’une « expression géographique » et qu’elle est composée de multiples duchés (Milan, Mantoue, Urbino…), républiques aristocratiques (Venise, Florence, Gênes…), royaumes (Naples) en plus de retrouver à Rome le siège de la papauté après le Concile de Constance de 1417 qui clôt le Grand Schisme d’Occident. Les parcours économiques des uns et des autres sont très nettement différenciés.

La remise en cause de la thèse « catastrophiste »

Pendant longtemps, la thèse d’une longue crise de l’économie italienne dans son ensemble après la Peste Noire de 1348 (qui a réduit l’ensemble de la population européenne du tiers, voire de moitié) a dominé. Elle est aujourd’hui contestée par certains.

Le pape Martin V nommé par le concile de Constance
Le pape Martin V nommé par le concile de Constance |

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Ainsi, l'historien Richard Goldthwaite décrit une économie florentine en croissance notable, en raison de divers facteurs : nouvelles initiatives liées à l’intensification et l’expansion des commerces dans toute la Méditerranée occidentale ; développement des activités bancaires (Médicis) qui investissent dans les affaires du Pape – très profitables pour les banquiers –, surtout après le retour définitif du pontife à Rome en 1420 ; organisation du marché international des changes des monnaies autour des foires, d’abord à Genève puis à Lyon à partir de la seconde moitié du 15e siècle ; ouverture d’importants marchés pour les tissus de laine et, surtout, de soie de Florence, notamment dans les capitales comme Rome, Naples, Constantinople puis l’Europe du Nord. Il conclut : « l’économie florentine connaît [...] des hauts et des bas, mais à part la récession de l’industrie lainière à la fin du 14e siècle, ces fluctuations n’ont pas été clairement identifiées ».

D’une façon plus générale pour l’ensemble de la Péninsule, la thèse catastrophiste a été remise en cause. La crise démographique qui commence avec la Peste en 1348 est vue par certains comme une « destruction créatrice ». Moins d’hommes voulait dire moins de pression exercée sur les produits agricoles de première nécessité, et de plus hauts salaires pour ceux qui survivaient. Ainsi assisterait-on à une baisse des inégalités jusqu'à la moitié du 15e siècle, ce qui a aussi pu stimuler la rénovation et la diversification du secteur manufacturier. Beaucoup d’historiens et d’historiennes ont aussi insisté sur le développement d’une première société de consommation dès cette époque. C’est pourquoi certains estiment, comme Paolo Malanima, que sans le choc de la peste, « le dynamisme de l’économie italienne entre 14e et 16e siècle n’aurait pas eu lieu ». Les investissements artistiques seraient donc le signe d’un niveau de bien-être plus élevé et plus diffus qui caractériserait la société italienne après la Peste.

La grande peste à Florence
La grande peste à Florence |

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Des développements inégaux

Mais les débats restent vifs. Certes, dans le domaine agricole, on assiste bien à une reprise, voire à une modernisation par le développement notamment de spécialisations à hauts profits dans certaines régions : la culture de la vigne se développe en Italie du Nord, du centre, dans la région de Naples ; celle de l’olivier et des arbres fruitiers en Ligurie, dans la plaine du Pô, en Romagne et dans les régions proches des villes en Italie du Sud ; les agrumes gagnent la côte amalfitaine, la culture du safran fait la fortune de la région de L’Aquila ; les mûriers pour nourrir les vers à soie peuplent la Calabre et l’Italie centrale, sans compter la culture de la canne à sucre qui redémarre au 15e siècle en Sicile et en Calabre avant d’être importée dans les nouvelles « colonies » américaines de l’Atlantique. Mais cela va de pair avec le recul de la propriété paysanne et la dégradation des conditions de vie de bien des ruraux : après le moment de désarroi postérieur à la Peste, les propriétaires terriens ont assez rapidement organisé, avec l’appui des pouvoirs politiques, une vraie contre-offensive en bloquant les salaires, réduisant les terres en gestion directe, augmentant les contrats à temps limité pour mieux pouvoir les modifier.

Récolte des olives
Récolte des olives |

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Fabrication des pâtes
Fabrication des pâtes |

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Des phénomènes semblables se produisent dans beaucoup de villes où l’on assiste à la limitation officielle des salaires, au développement du paiement à la tâche plutôt qu’à la journée, ce qui tend à augmenter la productivité et à baisser les rémunérations. Ainsi, après 1460, la réduction globale des salaires réels (c’est-à-dire calculés en fonction des biens qu’ils permettent réellement d’acheter) serait à peu près continue. Les inégalités se renforceraient donc de nouveau, pratiquement jusqu’au 19e siècle, à l’exception de rares moments de pause, notamment au début du 16e siècle. Cela n’empêche pas qu’une minorité d’artisans qualifiés, comme ceux du secteur de la soie, a sans doute pu accroître ses revenus et connaître une certaine ascension sociale.

Villageoise de Gênes, Villageoise du Piémont, Montagnarde de Gênes
Villageoise de Gênes, Villageoise du Piémont, Montagnarde de Gênes |

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Certains historiens sont sévères : insister sur la consommation des plus riches sans souligner le prix payé par le reste de la société italienne reviendrait à oublier la majorité au profit d’une petite minorité qui tirerait les marrons du feu. Bien des « âges d’or » ne le sont que pour quelques-uns et sont au contraire des « âges de fer » pour la majorité. Comme aujourd’hui, la question des indicateurs économiques utilisés se trouve ainsi posée. Si la définition de la croissance – ou de la crise – est difficile, celle du développement l’est davantage encore : les indicateurs les plus variés pris en compte pour le mesurer – croissance de la taille des individus, du nombre de livres imprimés et possédés ou encore le degré des inégalités – donnent des résultats diamétralement opposés.

Un court ou un long 16e siècle ?

Les partisans de la crise de la fin du Moyen Âge ont reconnu que l’économie italienne connaissait une nouvelle phase de croissance après la fin des guerres d’Italie en 1559. Pour de nombreux historiens, au premier rang desquels le très célèbre Carlo M. Cipolla (1922-2000), il s’agissait cependant d’un court, voire très court 16e siècle (au plus une quarantaine d’années) de prospérité. Fernand Braudel (1902-1985) avait déjà remis en cause en 1973 ce schéma en insistant sur la capacité d’adaptation et de rebond de l’économie italienne.

Six bourgeois de Gênes demandant grâce à genoux devant Louis XII
Six bourgeois de Gênes demandant grâce à genoux devant Louis XII |

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Les banquiers de Gênes s’affirment, dans la seconde moitié du 16e siècle, comme les financiers de l’énorme machine impériale espagnole qui s’étend outre-Atlantique. Les économies urbaines se reconvertissent et se diversifient.

Le secteur de la soie, déjà important au siècle précédent, devient central dans les économies urbaines les plus développées, notamment celle de Florence, Gênes, Venise, grâce à la circulation de la main-d’œuvre et des techniques.

Pamphile élevant des vers à soie 
Pamphile élevant des vers à soie  |

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La culture des cocons de soie et leur traitement se développent dans des zones nouvelles, favorisée par le développement du « moulin à la façon de Bologne » qui permet de produire un fil plus fin et régulier, essentiel à la beauté des tissus : apparu au 14e siècle, son utilisation gagne alors peu à peu toute l’Italie du Nord. Il permet la production d’un fil de chaîne plus régulier et plus fort, dans des fabriques de taille impressionnante, concentrant des dizaines, parfois des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants.

De plus, le secteur textile, très varié en lui-même, est loin d’être le seul : des armes (autour de Milan et Brescia) aux produits de verre (Venise), du cuir aux savons, des chantiers navals (Venise, Rivière ligure) aux imprimeries et aux fabriques de papier (Voltri, Fabriano etc…), en passant par tous les artisanats de luxe (bijouterie, lutherie, peinture, sculpture, etc.), la liste des fabrications où les Italiens ont une renommée européenne est trop longue pour être ici simplement rappelée.

Bien sûr, l’agriculture est toujours la base principale de l’économie. Dans certaines zones, elle devient de plus en plus « capitaliste » : les élites urbaines investissent dans les propriétés agricoles et y développent, dans le Nord, des cultures nouvelles, notamment le riz (pour les riches) et le maïs (pour les animaux et les pauvres). Ils investissent aussi dans les bonifications de terre (100 000 hectares entre Venise et Ferrare). Les spécialisations se renforcent, même si l’autoconsommation reste importante et les résistances paysannes à ces transformations parfois fortes.

Paysan gerbant du riz
Paysan gerbant du riz |

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Marchand de vêtements de soie
Marchand de vêtements de soie |

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Certes, les guerres, les pestes et les famines touchent particulièrement la Péninsule et en constituent les trois fléaux majeurs, comme ailleurs en Europe. Mais, leurs effets sont alors essentiellement urbains : ils n’entament pas gravement les capacités de récupération de la population qui peut toujours compter sur les réserves des campagnes. Aussi certains historiens parlent désormais d’un « long 16e siècle » qui va bien au-delà du début du 17e siècle.

Alors, crise ou pas crise ? La question est ainsi trop générale. Si les crises se succèdent, elles ne sont pas forcément générales, elles profitent à certains et elles peuvent entraîner des modifications créatrices de nouvelles ressources.

Pour aller plus loin : Corine Maitte, “L’espace économique”, in Jean Boutier, Sandro Landi, Jean-Claude Waquet (dir.), Le temps des Italies, XIIe-XIXsiècle, Paris, École Française de Rome, Passés Recomposés, 2023, p. 137-154.

Provenance

Cet article a été publié à l’occasion de l’exposition « L’invention de la Renaissance. L’humaniste, le prince et l’artiste » présentée à la Bibliothèque nationale de France du 20 février au 16 juin 2024.

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