Découvrir, comprendre, créer, partager

Anthologie

Le Voyage en Orient dans le texte

Une sélection d'extrait pour découvrir Le Voyage en Orient de Gérard de Nerval effectué depuis Vienne jusqu'en Turquie de 1839 à 1843 et publié en 1851.

La religion des Druses

Gérard de Nerval, Le Voyage en Orient, Paris : Lévy frères, 1867-1877.
Arrivé au Liban, le narrateur est fasciné par la religion des Druses, caractérisée par son archaïsme et son mystère.

La religion des Druses a cela de particulier, qu'elle prétend être la dernière révélée au monde. En effet, son Messie apparut vers l'an 1000, près de quatre cents ans après Mahomet. Comme le nôtre, il s'incarna dans le corps d'un homme ; mais il ne choisit pas mal son enveloppe et pouvait bien mener l'existence d'un dieu, même sur la terre, puisqu'il n'était pas moins que le commandeur des croyants, le calife d'Égypte et de Syrie, près duquel tous les autres princes de la terre faisaient une bien pauvre figure en ce glorieux an 1000. À l'époque de sa naissance, toutes les planètes se trouvaient réunies dans le signe du Cancer, et l'étincelant Pharoüis (Saturne) présidait à l'heure où il entra dans le monde. En outre, la nature lui avait tout donné pour soutenir un tel rôle : il avait la face d'un lion, la voix vibrante et pareille au tonnerre, et l'on ne pouvait supporter l'éclat de son œil d'un bleu sombre.

Il semblerait difficile qu'un souverain doué de tous ces avantages ne pût se faire croire sur parole en annonçant qu'il était dieu. Cependant Hakem ne trouva dans son propre peuple qu'un petit nombre de sectateurs. En vain fit-il fermer les mosquées, les églises et les synagogues ; en vain établit-il des maisons de conférences où des docteurs à ses gages démontraient sa divinité : la conscience populaire repoussait le dieu, tout en respectant le prince. L'héritier puissant des Fatimites obtint moins de pouvoir sur les âmes que n'en eut à Jérusalem le fils du charpentier, et à Médine le chamelier Mahomet. L'avenir seulement lui gardait un peuple de croyants fidèles, qui, si peu nombreux qu'il soit, se regarde, ainsi qu'autrefois le peuple hébreu, comme dépositaire de la vraie loi, de la règle éternelle, des arcanes de l'avenir. Dans un temps rapproché, Hakem doit reparaître sous une forme nouvelle et établir partout la supériorité de son peuple, qui succédera en gloire et en puissance aux musulmans et aux chrétiens. L'époque fixée par les livres druses est celle où les chrétiens auront triomphé des musulmans dans tout l'Orient.

Lady Stanhope, qui vivait dans le pays des Druses, et qui s'était infatuée de leurs idées, avait, comme l'on sait, dans sa cour un cheval tout préparé pour le Mahdi, qui est ce même personnage apocalyptique, et qu'elle espérait accompagner dans son triomphe. On sait que ce vœu a été déçu. Cependant le cheval futur du Mahdi, qui porte sur le dos une selle naturelle formée par des replis de la peau, existe encore et a été racheté par un des cheiks druses.

Avons-nous le droit de voir dans tout cela des folies ?

Gérard de Nerval, Le Voyage en Orient, Paris : Lévy Frères, 1867-1877.

Mots-clés

  • 19e siècle
  • Istanbul
  • Liban
  • Littérature
  • Voyage
  • Romantisme
  • Orientalisme
  • Récit de voyage
  • Gérard de Nerval
  • Voyage en Orient (Nerval)
  • Lien permanent
    ark:/12148/mm7fb61227m52

L'Orient, terre des contes

Gérard de Nerval, Le Voyage en Orient, 1851.
Nerval achève son voyage dans l’Empire ottoman, à Istanbul, qu’il appelle encore Constantinople. La ville est alors célèbre pour l’animation qui y règne lors du Ramadan (ou Ramazan chez Nerval) : reprenant le lieu commun de l’Orient comme terre de contes, le narrateur assiste à la performance d’un conteur turc.

On ne donnerait qu'une faible idée des plaisirs de Constantinople pendant le Rârûàzan et des principaux charmes de ses nuits, si l'on passait sous silence les contes merveilleux récités ou déclamés par des conteurs de profession attachés aux principaux cafés de Stamboul. Traduire une de ces légendes, c'est en même temps compléter les idées que l'on doit se faire d'une littérature à la fois savante et populaire qui encadre spirituellement les traditions et les légendes religieuses considérées au point de vue de l'islamisme.

Je passais, aux yeux des Persans qui m'avaient pris sous leur protection, pour un taleb (savant) ; de sorte qu'ils me conduisirent à des cafés situés derrière la mosquée de Bayezid, et où se réunissaient autrefois les fumeurs d'opium. Aujourd'hui, cette consommation est défendue mais les négociants étrangers à la Turquie fréquentent par habitude ce point éloigné du  tumulte des quartiers du centre.

On s'assied, on se fait apporter un narghilé où une chibôuk, et l'on écoute des récits qui, comme nos feuilletons actuels, se prolongent le plus possible. C'est l'intérêt du cafetier et du narrateur.

Quoique ayant commencé fort jeune l'étude des langues de l'Orient, je n'en sais que, les mots les plus indispensables ; cependant, l'animation du récit m'intéressait toujours, et, avec l'aide de mes amis du caravansérail, j'arrivais à me rendre compte au moins du sujet.

Je puis donc rendre à peu près l'effet d'une de ces narrations imagées où se plaît le génie traditionnel des Orientaux. Il est bon de dire que le café où nous nous trouvions est situé dans les quartiers ouvriers de Stamboul, qui avoisinent les bazars. Dans les rues environnantes se trouvent les ateliers des fondeurs, des ciseleurs, des graveurs, qui fabriquent ou réparent les riches armes exposées au Besestahv, de ceux aussi qui travaillent aux ustensiles de fer et de cuivre ; divers autres métiers se rapportent encore aux marchandises variées étalées dans les nombreuses divisions du grand bazar. De sorte que l'assemblée eût paru, pour nos hommes du monde, un peu vulgaire. Cependant, quelques costumes soignés se distinguaient çà et là sur les bancs et sur les estrades.

En Turquie, le sentiment de l'égalité existe sincèrement chez tous, et ce qui le soutient encore, c'est que tout le monde possède une instruction sommaire, suffisante pour tout comprendre et pour tout sentir ; — attendu que l'éducation est obligatoire, et que les gens de toute classe envoient leurs enfants étudier longtemps aux mosquées, où on les instruit gratuitement. — Aussi ne s'étonne-t-on pas de voir l'homme du dernier rang arriver aux plus hautes positions, pour lesquelles il ne lui reste plus à acquérir que les connaissances spéciales.

Le conteur que nous devions entendre paraissait être renommé. Outre les consommateurs du café, une grande foule d'auditeurs simples se pressait au dehors. On commanda le silence, et un jeune homme au visage pâle, aux traits pleins de finesse, à l'œil étincelant, aux longs cheveux s'échappant, comme ceux des santons, de dessous un bonnet d'une autre forme que les tarbouchs ou les fezzi, vint s'asseoir sur un tabouret dans un espace de quatre à cinq pieds qui occupait le centre des bancs. On lui apporta du café, et tout le monde écouta religieusement ; car, selon l'usage, chaque partie du récit devait durer une demi-heure. Ces conteurs de profession ne sont pas des poètes, ce sont, pour ainsi dire, des rapsodes ; ils arrangent et développent un sujet traité déjà de diverses manières, ou fondé sur d'anciennes légendes. C'est ainsi qu'on voit se renouveler, avec mille additions ou changements, les aventures d'Antar, d'Abou-Zeyd ou de Medjnoun. Il s'agissait, cette fois d'un roman destiné à peindre la gloire de ces antiques associations ouvrières auxquelles l'Orient a donné naissance.

– Louange à Dieu, dit-il, et à son favori Ahmad, dont les yeux noirs brillent d'un éclat si doux ! Il est le seul apôtre de la vérité.
Tout le monde s'écria :
– Amin ! (Cela est ainsi.)
 

Gérard de Nerval, Le Voyage en Orient, Paris : Lévy frères, 1867-1877.

Mots-clés

  • 19e siècle
  • Istanbul
  • Littérature
  • Voyage
  • Romantisme
  • Orientalisme
  • Récit de voyage
  • Gérard de Nerval
  • Voyage en Orient (Nerval)
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmstv0djb76z

Adoniram, premier artiste maudit

Gérard de Nerval, Le Voyage en Orient, 1851.
Le récit qu’entend le narrateur à Constantinople lors des soirées passées à écouter un conteur public durant le Ramadan comporte des thèmes étrangement proches de l’univers nervalien : il évoque notamment Adoniram, architecte du roi Salomon, qui constitue le premier artiste maudit et l’initiateur d’une lignée dont Nerval se considère comme le dernier rejeton.
 

Pour servir les desseins du grand roi Soliman Ben-Daoudd, son serviteur Adoniram avait renoncé depuis dix ans au sommeil, aux plaisirs, à la joie des festins. Chef des légions d'ouvriers qui, semblables à d'innombrables essaims d'abeilles, concouraient à construire ces ruches d'or, de cèdre, de marbre et d'airain que le roi de Jérusalem destinait à Adonaï et préparait à sa propre grandeur, le maître Adoniram passait les nuits à combiner des plans, et les jours à modeler les figures colossales destinées à orner l'édifice.

Il avait établi, non loin du temple inachevé, des forges où sans cesse retentissait le marteau, des fonderies souterraines, où le bronze liquide glissait le long de cent canaux de sable, et prenait la forme des lions, des tigres, des dragons ailés, des chérubins, ou même de ces génies étranges et foudroyés... races lointaines, à demi perdues dans la mémoire des hommes.

Plus de cent mille artisans soumis à Adoniram exécutaient ses vastes conceptions : les fondeurs étaient au nombre de trente mille ; les plaçons et les tailleurs de pierre formaient une armée de quatre-vingt mille hommes ; soixante et dix mille manœuvres aidaient à transporter les matériaux. Disséminés par bataillons nombreux, les charpentiers épars dans les montagnes abattaient les pins séculaires jusque dans les déserts des Scythes, et les cèdres sur les plateaux du Liban. Au moyen de trois mille trois cents intendants, Adoniram exerçait la discipline et maintenait l'ordre parmi ces populations ouvrières qui fonctionnaient sans confusion.

Cependant, l'âme inquiète d'Adoniram présidait avec une sorte de dédain à des œuvres si grandes. Accomplir une des sept merveilles du monde lui semblait une tâche mesquine. Plus l’ouvrage avançait, plus la faiblesse de la race humaine lui paraissait évidente, et plus il gémissait sur l'insuffisance et sur les moyens bornés de ses contemporains. Ardent à concevoir, plus ardent à exécuter. Adoniram rêvait des travaux gigantesques ; son cerveau, bouillonnant comme une fournaise, enfantait des monstruosités sublimes, et, tandis que son art étonnait les princes des Hébreux, lui seul prenait en pitié les travaux auxquels il se voyait réduit.

C'était un personnage sombre, mystérieux. Le roi de Tyr, qui l'avait employé, en avait fait présent à Soliman. Mais quelle était la patrie d'Adoniram ? Nul ne le savait ! D'où venait-il ? Mystère. Où avait-il approfondi les éléments d'un savoir si pratique, si profond et si varié ? On l'ignorait. Il semblait tout créer, tout deviner et tout faire. Quelle était son origine ? À quelle race appartenait-il ? C'était un secret, et le mieux gardé de tous : il ne souffrait point qu'on l'interrogeât à cet égard. Sa misanthropie le tenait comme étranger et solitaire au milieu de la lignée des enfants d'Adam ; son éclatant et audacieux génie le plaçait au-dessus des hommes, qui ne se sentaient point ses frères. Il participait de l'esprit de lumière et du génie des ténèbres !

Indifférent aux femmes, qui le contemplaient à la dérobée et ne s'entretenaient jamais de lui, méprisant les hommes, qui évitaient le feu de son regard, il était aussi dédaigneux de la terreur inspirée par son aspect imposant, par sa taille haute et robuste, que de l'impression produite par son étrange et fascinante beauté. Son cœur était muet ; l'activité de l'artiste animait seule des mains faites pour pétrir le monde, et courbait seule des épaules faites pour le soulever.

Gérard de Nerval, Le Voyage en Orient, Paris : Lévy frères, 1867-1877.

Mots-clés

  • 19e siècle
  • Istanbul
  • Littérature
  • Voyage
  • Romantisme
  • Orientalisme
  • Récit de voyage
  • Gérard de Nerval
  • Voyage en Orient (Nerval)
  • Lien permanent
    ark:/12148/mm9fsqkgjp385